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Notre choix de traiter de l’expérience de la reconversion professionnelle sous l’angle compréhensif s’est fait très tôt, avant même d’avoir choisi notre thématique de mémoire. En effet, nous avons été rapidement et dès les premières années de bachelor, inspirés par ce type de recherche grâce notamment au cours dispensé par Marie-Noëlle Schurmans « Épistémologie de la recherche en éducation ». Depuis lors, nous avons suivi plusieurs cours de l’équipe enseignante ACRA (Approche compréhensive des représentations et de l’action) qui se base sur le cadre épistémique – c’est-à-dire relatif aux rapports entre les sciences – de l’interactionnisme historico-social. Ce paradigme (dont le contraire serait – pour situer, le déterminisme) a pour point d’ancrage l’activité collective, « c’est-à-dire les modalités pratiques d’organisation des groupes humains » (Schurmans, Charmillot & Dayer, 2008, p. 2). Comme l’écrivent ces auteures, cette activité collective participe, à travers l’échange langagier, à la construction des normes actionnelles et des représentations individuelles. Autrement dit, l’interactionnisme historico-social, qui tire sa source dans les théories de l’action, permet « de comprendre les actions individuelles à la lumière de l’activité collective » (Charmillot & Dayer, 2007, p. 133).

Ce paradigme est intéressant car il insère l’individu dans un collectif tout en tenant compte de son histoire et de l’histoire des groupes humains. Ce regard à plusieurs échelles permet d’éviter une vision centrée uniquement sur l’individu. Dans notre cas, la place accordée à l’histoire répond à notre volonté de comprendre un processus, ou d’observer un objet (la reconversion professionnelle) en tant que processus. Ce paradigme permet une décentration du chercheur par le travail nécessaire sur ses propres représentations, c’est-à-dire qu’étant soi-même dans la situation d’une reconversion professionnelle, il nous a fallu admettre notre choix non neutre dans ce travail de mémoire, ainsi que de travailler et prendre de la distance sur nos propres représentations. Nous reviendrons sur ce point.

Finalement, nous rejoignons le postulat de l’équipe ACRA qui stipule que l’individu

n’apprend pas uniquement grâce à l’éducation formelle. Comme elles le décrivent à partir de

Petitat (2005) : « Toute relation sociale – constituée ou en voie de constitution, figée ou en

mouvement – comporte des dimensions éducatives, parmi lesquelles on peut distinguer entre

inculcation, apprentissage, et socialisation. Entrer dans une relation, c’est faire l’expérience au

moins partielle de la pluralité de ses possibles et éventuellement de ses transformations » (Petitat,

2005, p. 159, cité par Schurmans, Charmillot et Dayer, 2008, p. 5). Cette idée a été transposée dans

l’expression « d’éducation diffuse ». Nous supposons que malgré la formation inhérente à une

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expérience de reconversion professionnelle, celle-ci apporte quelque chose de plus à l’individu, le transforme au-delà de la simple formation, au-delà d’un changement de métier uniquement.

Observons à présent plus en détails les choix méthodologiques adoptés pour ce mémoire.

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A DEMARCHE COMPREHENSIVE

La démarche compréhensive tire sa source dans la philosophie de l’action, qui traite des questions liées à l’humain, à ses actions, à ses intentions. Le paradigme compréhensif envisage

« la personne humaine en tant qu’acteur et […] centre l’analyse sur la dialectique individuel/collectif » (Charmillot & Dayer, 2007, p. 132).

Trois idées fortes caractérisent le paradigme compréhensif (Schurmans, cours de 2010):

a) L’humain est acteur et non pas qu’agent (notion de responsabilité).

b) L’humain est continuellement en interaction et le sens de ses actions s’extrait de ces interactions.

c) Arrivant dans un monde « déjà là » en tant que nouveau-né, c’est-à-dire déjà construit et culturellement et socialement hérité de nos ancêtres, nos actions individuelles s’insèrent dans l’activité collective. Nous vivons dans un monde déjà construit et pensé, sans réfléchir sur sa provenance dans un premier temps.

La perspective compréhensive porte son intérêt sur les significations construites par les acteurs à propos de leurs expériences, et ces significations sont saisies à travers la méthodologie de l’entretien de recherche. Le matériau empirique est donc constitué d’interactions langagières.

Le cœur d’une démarche compréhensive consiste à comprendre un évènement, un processus en

« ouvrant la boîte noire » et en allant chercher ses significations. Ainsi notre posture épistémologique est compréhensive parce que nous nous intéressons à saisir les significations qu’attribuent les individus à l’expérience de la reconversion professionnelle.

La méthode la plus pertinente pour ce faire est l’entretien de recherche. En effet, comme le notent Schurmans, Charmillot et Dayer (2008) à propos des interactions langagières, elles

« rendent les significations de l’expérience communicables et, par là, discutables et amendables.

Et elles traduisent le travail permanent auquel procèdent les interactants : celui de construire un

accord sur l’évaluation de l’expérience » (Schurmans, Charmillot & Dayer, 2008, p. 5).

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RODUCTION DES DONNEES

Puisque le matériau principal des démarches compréhensives porte sur le langage et sur le point de vue de l’individu, nous avons choisi de produire des données empiriques par le biais des entretiens. Ceux-ci permettent « de construire l’activité scientifique à partir de questions que se posent les acteurs en relation avec leurs savoirs concrets, plutôt qu’à partir des questions que le chercheur se pose » (Blanchet, 1985, cité par Charmillot & Dayer, 2007, p. 135).

Concernant le type d’entretien, nous avons choisi de nous inspirer tout d’abord de l’entretien biographique tel que nous l’avons expérimenté dans le cours de Jean-Michel Baudoin

« Approches biographiques en formation des adultes ». Le premier but de ce type d’entretien est d’obtenir un récit de vie de la personne interviewée. Afin d’avoir accès à l’expérience des personnes, nous utiliserons l’entretien biographique comme outil méthodologique, dans l’idée d’observer comment l’expérience de la reconversion professionnelle s’insère dans le parcours biographique des personnes interviewées. Selon Baudoin, Philippe Lejeune (2009) a définit l’entretien biographique comme un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Baudoin, cours de 2014). Nous retenons que ce type d’entretien est le moyen d’avoir accès au récit de la vie des gens, comme le mentionne Baudoin (2009) : « […] il nous livre ce qui aux yeux de l’auteur est « dramatique », au sens d’important, de décisif, de notable, et parfois de douloureux » (Baudoin, 2009, p. 103). Cette méthode des entretiens biographiques permet de percevoir comment l’adulte devient ce qu’il est, comment il se forme.

Ensuite, nous développons l’entretien à partir de questions semi-directives, à partir d’une grille d’entretien construite au fur et à mesure grâce tout d’abord à l’entretien pré-exploratoire avec Max puis exploratoire avec Dora (tous les noms donnés aux personnes interviewées sont des pseudonymes). Le premier entretien avec Max faisait partie d’un exercice pratique dans le cadre du cours susmentionné de Baudoin. Lors de cet entretien, nous avons rapidement compris qu’il s’agissait d’une reconversion professionnelle et nous avons donc saisi l’occasion pour terminer cet entretien par des questions plus ciblées sur ce thème.

Au passage, nous signalons que Max nous a laissé une forte impression de par son imposante taille de plus de deux mètres et ses épaules baraquées. Si nous relevons ce détail, c’est parce qu’en réécoutant et en relisant la transcription, nous nous souvenons avoir été mal à l’aise pour poser des questions. Cela se constate à la lecture de nos questions souvent mal formulées.

Aussi, en approchant la fin de cet entretien, lorsque nous avons sollicité Max plus précisément sur

le thème de la reconversion professionnelle, il a été intéressant de constater dans ce parcours - qui

pour nous supposait clairement la présence d’une reconversion professionnelle, combien ce terme

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n’est pas connu de tout le monde, comme nous pouvions le croire. Lorsque nous avons posé la question à Max, à savoir s’il percevait la reconversion professionnelle comme une épreuve, il a fallu tout d’abord que nous nous mettions d’accord si oui ou non, il avait vécu une reconversion professionnelle (p. 77). Pour nous, il n’en faisait aucun doute. Mais pour Max, c’était un terme inconnu et il ne se reconnaissait pas dans cette « catégorie », l’urgence pour lui étant de changer de style de vie (« j’avais pas tellement conscience de ce que ça voulait dire », « pour moi, c’était du vent » et « c’est quoi votre mot ? Ré… », p. 90). C’était là une première piste nous éclairant sur l’usage du terme reconversion professionnelle. C’était également un avertissement concernant l’accès au terrain de recherche, car cela signifiait qu’il fallait faire attention à la manière d’interpeller les personnes qui ont vécu des expériences de reconversion professionnelle. En effet, il ne s’agirait pas forcément de reconversion professionnelle dans la vision des personnes que nous souhaitions interviewer.

Le second entretien avec Dora a principalement servi à questionner une personne qui est en cours de reconversion professionnelle afin de percevoir les difficultés, les tensions ou les problèmes susceptibles de surgir lorsqu’on est « en pleine action », et non lorsqu’on reconstruit son expérience passée. Cet entretien a également servi à tester un projet de grille d’entretien avant d’interviewer les personnes participantes. C’est pourquoi nous le qualifions d’entretien exploratoire.

Ce qui a été intéressant dans cet entretien est le flou sémantique autour du terme de reconversion professionnelle. Lorsque nous avons demandé à Dora si nous pouvions l’interroger sur son expérience de reconversion professionnelle en cours, elle nous a d’abord renvoyée vers son profil Linkedin pour que nous puissions nous faire une idée de son parcours et décider si celui-ci relevait d’une reconversion professionnelle. Car Dora n’était pas sûre que son parcours comporte effectivement une reconversion, et comme cela peut se lire à la page 86, nous avons également dû nous mettre d’accord sur une définition de la reconversion professionnelle.

En parallèle, nous nous sommes également inspirés de la grille d’entretien utilisée lors du séminaire annuel de recherche du bachelor, dans lequel nous avons travaillé l’expérience de la maladie avec Maryvonne Charmillot. La grille d’entretien se trouve en annexe 5.

Les questions semi-directives signifient qu’il s’agit de questions ouvertes et larges portant sur des thématiques. À l’opposé, les questions directives sont des questions précises et fermées.

Ces entretiens ont donc été enregistrés afin de pouvoir transcrire les récits et permettre une

analyse fine des données. Nous avons fait le choix d’intégrer la transcription de ces entretiens en

annexe à ce mémoire afin de nous y référer dans notre analyse.

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L’enregistrement des entretiens permet également, en tant qu’interviewer, d’être plus présent face aux interviewés qui peuvent être facilement impressionnés ou mal à l’aise dans ce genre de situation.

D’autres difficultés en lien avec la pratique de l’interview sont survenues. Par exemple, le premier entretien semi-directif avec Nils, ancien mécanicien devenu policier, n’a pas porté entière satisfaction car nous constatons que nous ne sommes pas parvenues à ramener Nils dans le récit de son expérience personnelle. Il a très souvent parlé du métier de policier en général, de son fonctionnement, etc. et cela provient notamment de la forme utilisée dans nos questions : nous avons souvent, par erreur, interviewé Nils en utilisant le « vous » pour désigner le collectif policier.

Nous avons tenté d’y remédier lors des entretiens ultérieurs. Aussi, nous avons directement commencé l’entretien en lançant l’interviewé dans le récit de son parcours sans explication plus détaillée du cadre de notre recherche dans l’introduction.

Enfin, nous avons retrouvé dans cet entretien « certains traits de […] son statut et de […]

son rôle » pour désigner la personne interviewée, comme le présente Didier Demazière lors d’exemples d’interviews de personnalités politiques (Demazière, 2008, p. 22). Nous constatons en effet un lien entre le métier pratiqué par Nils et sa manière de répondre à nos questions, par exemple en reprenant mots pour mots nos termes dans ses réponses. Cela est également visible par les retours de Nils afin d’être sûr que nous l’ayons compris (ses multiples « hein ? » en fin de phrase). Tout ceci nous a donné l’impression d’un fort besoin de contrôle de l’entretien, et d’un changement dans les habitudes de Nils où c’est généralement lui qui pose les questions, qui plus est dans un espace fermé.

Pour la suite des entretiens, nous avons tenu à présenter plus en détail le cadre de notre recherche en début d’entretien, ainsi qu’à formuler plus correctement nos questions. Nous supposons que cela a permis l’accès à des récits plus personnels, comme par exemple chez Stan (ancien technicien également devenu policier) qui a quasiment, à chaque fois que cela était possible, donné des exemples tirés de son expérience personnelle.

Il est un dernier point que nous souhaitons aborder concernant la production des données.

Il s’agit de leur interprétation. Nous travaillons sur un objet à partir de travaux théoriques, méthodologiques et empiriques. Pour éviter le risque de la « surinterprétation » des données du terrain, nous suivrons, à la lecture de Jean-Pierre Oliver de Sardan et autant que faire se peut, le modèle « qui définit le substrat empirique des sciences sociales » […] c’est-à-dire « l’ensemble

« réel de référence » + « données produites à son propos » + « usage argumentatif de ces données »

(De Sardan, 1996, p. 34). En effet, il s’agit à partir d’un réel non déformé dont le chercheur devra

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saisir l’image par une enquête, de tenir compte des données produites par le terrain sur ce réel, et d’argumenter nos observations, nos hypothèses, notre interprétation. En d’autres termes, il s’agit de ne pas juger ce que les interviewés expriment mais d’essayer de donner du sens à ces données sans surinterprétation, dans un s

ouci de ne pas faire « violence aux données » pour reprendre les termes d’Olivier de Sardan.

Ce dernier point est ici central et il rejoint l’idée précédemment évoquée à la page 34 sur la dimension de l’épreuve dont il faut analyser, en plus du récit d’expérience individuel, sa « réalité structurelle » (Martuccelli, 2006, p. 15). Sinon cela n’aboutirait qu’à une description du vécu des individus. De là l’importance d’une approche transversale, rendue possible par le paradigme de l’interactionnisme historico-social.

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A RELATION COMPLEXE ENTRE INTERVIEWE ET INTERVIEWER

Nous avons souhaité aborder dans cette rubrique la complexité de la méthodologie des entretiens semi-directifs. En effet, interviewer des personnes sur des parts de leur vie peut paraître chose simple, mais elle ne l’est pas pour plusieurs raisons.

La première raison est la distance entre la personne interviewée et l’interviewer. Celle-ci relève d’un ajustement permanent entre les acteurs qui se retrouvent temporairement dans une relation inhabituelle. Cet ajustement contient également des ratages parfois, comme on peut le lire dans certaines parties des entretiens (exemple dans l’annexe 9 à la page 147 lorsque nous faisons mention à l’interviewé d’un film qui a soulevé un fort sentiment d’injustice en nous).

Objectivement parlant, cette distance signifie éviter d’être trop proche des interviewés pour empêcher de « virer indigène

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» comme le soulève Raymond Gold (1958, p. 221). Cette expression signifie devenir l’autre, prendre sa place et donc ne plus faire preuve d’objectivation au combien nécessaire dans toute recherche académique. Un bel exemple de ce cas de figure peut être visionné dans le film « Kitchen stories » de Hamer (2003).

L’opposé – le fait d’être trop distant de la personne interviewée, peut être lu dans les exemples d’interrogatoires analysés par Pierre Bourdieu (1993) dans le chapitre « Comprendre » de « La misère du monde ». On saisit alors un écart entre la personne interviewée et l’interviewer dans les dialogues qui sous-tendent une « violence symbolique inhérente à la dissymétrie entre des interlocuteurs très inégalement pourvus en capital économique et surtout culturel » (Bourdieu, 1993, p. 927). Il s’agit donc de trouver un juste milieu afin de permettre aux personnes interviewées de se sentir suffisamment en confiance pour qu’elles entrent dans un récit de leur vie.

12 En Anglais original : « going native ».

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Concrètement, nous avons tenté plusieurs fois de nous rapprocher des personnes interviewées en exprimant du soutien (nos nombreux « ouais » apparaissant dans les transcriptions) ou des accords dans ce qu’ils avançaient, de telle sorte qu’il nous est apparu très difficile de rester totalement neutre et de ne pas montrer des signes de reconnaissance. Cela s’est fait de manière si spontanée qu’il est difficile de maîtriser totalement ses dires et ses gestes en tant qu’interviewer. L’équilibre entre une relation trop proche et une relation trop distante est peu évident à construire et à trouver tout au long de l’entretien.

Enfin, ce type de présence et d’acquiescement de notre part aux différentes personnes interviewées permet de « rendre » quelque chose, tel un service. Dans un entretien de recherche, la théorie du don de Marcel Mauss est perceptible. Selon lui, « le don serait ainsi caractérisé par la réciprocité, le « contre-don » (Olivier, 2008, p. 2). Les personnes acceptent de participer gratuitement à notre travail, elles donnent de leur temps et de leur personne en racontant des bouts de leur vie pour la recherche. Malgré le « pacte » clair entre le chercheur et l’interviewé, il nous a semblé difficile de ne pas « rendre » un minimum en leur montrant non seulement de la gratitude d’avoir accepté de participer, mais également de l’empathie dans leurs propos, spécialement lorsqu’elles abordent des moments difficiles.

Une dernière raison de la complexité des entretiens semi-directifs réside dans la « lecture »

entre les lignes des propos émis lors de l’entretien. Il n’y a pas que la parole qui intervient, mais

également les gestes, le ton de la voix, les expressions du visage, les émotions du moment, etc. Ce

sont tous des indices importants pour saisir le degré d’émotion ou les différents sentiments qui

traversent ou ont traversé les interviewés. Par ailleurs, ceux-ci étant des personnes inconnues, que

nous n’avons rencontrées qu’une seule fois pour l’entretien, ces indices sont des « matériaux »

également intéressants à prendre en compte pour la compréhension en profondeur du « vécu » de

ces personnes.

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