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POUR UNE POSTURE CONSTRUCTIVISTE

ORIENTATIONS EPISTEMOLOGIQUES ET METHODES DE RECHERCHE

1. POUR UNE POSTURE CONSTRUCTIVISTE

La façon dont la réalité est appréhendée fait partie des présupposés scientifiques que tout chercheur se doit d’annoncer dans son protocole de recherche.

1.1. Connaissance de la réalité

Quels rapports entretenons-nous avec la réalité ? Comment s’assurer que les caractéristiques de l’objet que nous observons nous sont fidèlement rapportées par notre système de perception ? Quand bien même, sommes-nous vraiment certain qu’il existe une image fidèle de la réalité perçue ? Et si celle-ci n’existait pas en tant que telle ? Si elle n’était que le fruit d’un processus cognitif de décomposition et de recomposition ? Assurément, le questionnement n’est pas simple. Il n’en est pas moins essentiel pour qui s’attache à comprendre le fonctionnement du monde. Lorsque l’objet de recherche ne nous est pas livré par la nature mais issu de l’activité des hommes, le problème prend une dimension toute particulière. Pour tenter d’y voir plus clair, nous nous sommes rapprochés des travaux de P. Watzlawick (1988) ; en réponse à notre interrogation, le philosophe de Palo-Alto formule une démonstration qui repose elle-même sur trois propositions :

1. nous sommes couramment convaincus que ce que nous savons est le strict reflet de la manière dont les faits ou évènements se sont réellement passés. A ce titre, nous nous prévalons facilement de la plus grande objectivité ;

2. mais comment savons-nous ce que nous tenons pour vrai ? Répondre à la question suppose de s’engager dans une véritable épreuve d’introspection mentale peu aisée : comment pénétrer et examiner nos processus de pensée avec ce même outil de pensée ? Comment un œil pourrait-il s’observer lui-même ? Sur ce point, écoutons P. Watzlawick, (1988, p. 9) : « si ce que nous savons dépend de comment nous sommes parvenus à le savoir, alors notre conception de la réalité n'est plus une image vraie (objective, positive) de ce qui se trouve à l'extérieur de nous-mêmes, mais elle est nécessairement déterminée par les processus qui nous ont conduits à cette conception (donc subjective, construite) ».

3. la réalité n’est peut-être alors qu’une construction (inconsciente) de celui qui l’observe, pourtant convaincu de son extériorité. La réalité s’apparenterait ainsi à une invention de l’objet par le sujet.

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Certains philosophes, les solipsistes, ont poussé ce raisonnement jusqu’à son paroxysme en avançant que rien n’existe en dehors de notre propre pensée et que tout ce que nous croyons réel n’est que le fruit de notre propre imagination : j’observe à travers ma fenêtre les feuilles de l’arbre qui frissonnent sous la brise pendant que mon fils, dans sa chambre, dessine son héros préféré ; d’aucuns considèreront qu’il s’agit là d’une réalité qui m’est très proche mais extérieure de sorte qu’il m’est possible d’en faire une représentation et la restituer telle qu’elle est. Le solipsisme nous interpelle alors : comment être sûr que cela existe réellement et que nous ne l’inventons pas ? Et si tout ça n’était qu’une abstraction composée ? Qu’une fiction que nous aurions créée tout en nous posant comme le personnage central ? Certes, je peux prendre mon enfant contre moi et sentir sa chaleur, mais suis-je certain que ces sensations ne sont pas imaginaires ?

La démarche intellectuelle est tout autant passionnante qu’effrayante : en poussant l’exercice dans ses retranchements, il est possible de considérer que moi-même, le sujet pensant, ne suis que l’objet pensé par un autre ; dans ce cas, la conscience de mon être n’est qu’un attribut, élément d’une composition organisée par mon créateur. Une illustration magistrale de ce raisonnement nous a été livrée par une nouvelle de J.L. Borgès, « Les ruines circulaires » issue de son ouvrage Fictions (1986). Lisons-en les dernières lignes (p. 59) : « Dans une aube sans oiseaux le magicien vit fondre sur les murs l’incendie concentrique. Un instant, il pensa se réfugier dans les eaux, mais il comprit aussitôt que la mort venait couronner sa vieillesse et l’absoudre de ses travaux. Il marcha sur les lambeaux de feu. Ceux-ci ne mordirent pas sa chair, ils le caressèrent et l’inondèrent sans chaleur et sans combustion. Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver ».

Revenons alors à l’épistémologie des sciences en considérant par souci d’intelligibilité deux façons d’appréhender la réalité : le positivisme et le constructivisme.

1.2. Réalité objective

Le positivisme défend l’idée d’une réalité extérieure, objective et l’existence de lois universelles qui gouvernent l’univers, lois que la science se charge de découvrir. Selon Le Dictionnaire des Sciences (Serres, Farouki, 1997), l'idée principale présidant à l'élaboration d'une connaissance dite positive est que celle-ci doit être fondée sur une base empirique, c'est-à-dire le monde tel qu'on le perçoit : « d'une manière générale, on qualifie de positiviste toute personne qui, dans le cadre de la recherche scientifique, souhaite éliminer du discours scientifique tout ce qui ne relève pas directement de

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l'observation et de l'expérience (p. 745) ». Aussi, partant du principe que la réalité a une essence propre, c'est-à-dire qu’elle existe en soi, le chercheur peut s’attacher à la saisir puisqu’elle lui est extérieure et indépendante. Or, c’est justement cette indépendance de l’objet par rapport au sujet qui permet aux tenants du positivisme de se prévaloir du principe d’objectivité selon lequel l’observation du premier par le second (qui lui est étranger) ne doit pas modifier la nature de cet objet.

Concernant nos recherches, ce principe d’objectivité soulève toutefois un certain nombre d’interrogations : l’homme peut-il être son propre objet ? En d’autres termes, le chercheur peut-il étudier son objet sans agir sur sa nature ? Le comportement humain peut-il être véritablement considéré comme une extériorité observable à distance ?

Les éléments de réponses que nous pouvons apporter à ces interrogations nous empêchent de souscrire totalement au paradigme positiviste ; en conséquence, nous serons amenés dans le cadre de ces travaux à nous en écarter pour rejoindre un paradigme rival : le constructivisme.

1.3. Réalité construite

Si le paradigme positiviste est largement présenté comme étant dominant dans les sciences de l’organisation, le constructivisme tend aujourd’hui à étendre peu à peu l’influence de sa conception de la connaissance au sein de la communauté des chercheurs. Les constructivistes défendent l’idée selon laquelle la réalité n’est jamais indépendante de l’esprit de celui qui l’observe et l’analyse. Par conséquent, elle est appréhendée par l’action du chercheur qui, dans le même temps, l’organise, la modèle, lui donne une existence à travers sa propre grille d’interprétation. Cet avis rejoint la formulation de M. Weber (1965, p.. 163, cité par Palombarini, 2001, p. 60) : « la distance entre la réalité et sa compréhension correspond à celle entre le chaos qui caractérise la première et l’exigence d’y mettre de l’ordre qu’exprime la deuxième. L’impératif de la mise en ordre raisonnée du réel implique qu’une portion seulement de la réalité singulière prend de l’intérêt et de la signification à nos yeux, parce que seule cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité ». Certains auteurs parlent alors d’hypothèse phénoménologique qui s’oppose à l’hypothèse ontologique soutenue par les positivistes : un phénomène est une manifestation interne des choses dans la conscience. De fait, la réalité ne peut être objective puisqu’elle est une construction de l’esprit. Aussi, les sciences utilisent-elles le terme de constructivisme pour désigner

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une forme d'épistémologie dont l’objectif est d'expliquer l'invention des réalités qu’elles soient sociales, individuelles et idéologiques.

Aussi, sachant que toute connaissance humaine est développée, véhiculée et soutenue par des situations sociales spécifiques, le chercheur doit s’employer à pénétrer les processus par lesquels une composition de l’esprit et une mise en scène peuvent s’imposer progressivement à l’individu comme une réalité préexistante. Cela étant dit, un raisonnement identique nous conduit à objecter que s’il s’efforce de rapporter la façon dont l’individu construit sa réalité, à son tour le chercheur dans sa tâche, organise et compose la connaissance de son objet de recherche. Dès lors, toute la science ne serait qu’une construction subjective. A cette proposition, E. Morin (1986) répond que le propre de la scientificité n'est pas de refléter le réel, mais de le traduire en des théories changeantes et réfutables. La connaissance scientifique n'est donc pas le reflet strict du réel, tel qu'il est en soi, mais une construction de l'esprit qui s'applique aux données, évidemment vérifiées par l'observation et l'expérimentation. Partant, l’auteur ajoute que l'évolution de la connaissance scientifique n'est pas seulement faite d'accroissement et d'extension du savoir ; elle est aussi faite de transformations, de ruptures, de passages d'une théorie à l'autre.

1.4. Constructivisme et conventions

Le courant conventionnaliste a toujours refusé l’approche positiviste dans les sciences sociales, position qui le conduit à défendre une épistémologie alternative par rapport à celle des sciences dites « dures » (Palombarini, 1999). Le chercheur ne peut pas se reconnaître une capacité de connaissance supérieure à celle des acteurs, et puisque le jugement porté par ces derniers sur la réalité est indissociable de la connaissance qu’ils en ont, il doit en aller de même pour le chercheur. Avoir l’ambition d’élaborer une analyse purement positiviste de la réalité reviendrait à adopter une position de surplomb incompatible avec l’épistémologie de la théorie des conventions (Amable et Palombarini, 2004 ; Bessis, 2004).

N. Richebé (1999) avait d’ailleurs souligné lors d’un séminaire qu’il s’agissait là d’un des points communs que l’économie des conventions partage clairement avec F. Hayek (1948, 1952) : l’observateur qui rend compte du monde d’un point de vue physique fait abstraction de lui-même alors que lorsqu’il s’agit d’étudier les phénomènes mentaux, l’observateur se prend pour objet d’observation et sa connaissance du monde vient inexorablement des liens qu’il tisse avec celui-ci. Il est impossible donc pour un chercheur en sciences sociales de connaître la réalité objective et la notion même de règle peut être considérée comme une notion théorique

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pour décrire le comportement des individus. Bref, la vision du social que partagent F. Hayek et l’économie des conventions doit être élargie à celle de l’activité scientifique en sciences sociales, ce qui a conduit effectivement un certain nombre d’auteurs du courant conventionnaliste à emprunter une position épistémologique ouvertement anti-positiviste (Palombarini, 1999).

Nos travaux se rallient à cette posture : nous faisons nôtre l’idée selon laquelle, plutôt que d’observer une réalité donnée et extérieure, l’individu bâtit une réalité modelée par ses expériences personnelles, sa culture, ses affects, les croyances auxquelles il adhère et les référentiels collectifs auxquels il se réfère. Nous reconnaissons ainsi, que cette construction mentale ne peut totalement s’affranchir d’une part d’imaginaire et de subjectivité. A l’inverse, revendiquer une démarche purement positiviste, c’est courir le risque de perdre de vue (ou faire perdre de vue à ses interlocuteurs) ce qui, pour avoir le caractère de l’évidence, ne relève pas moins de choix (Bessis, 2004).

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