• Aucun résultat trouvé

A) L’histoire tragique : entre adaptation et innovation

1) Postulats génériques initiaux

a) Etat des lieux et perspectives

Il est intéressant de constater quřaujourdřhui, après bien des siècles de réflexion, la question des genres est encore problématique malgré les multiples approches et tentatives de normalisation depuis La Rhétorique dřAristote jusquřaux critiques plus contemporains, tels que Jean-Marie Schaeffer ou Antoine Compagnon. La littérature dite « brève » se caractérise par une incroyable multiplicité de subdivisions qui résistent volontiers à un cadre formel strict.

Au milieu du siècle dernier, les publications scientifiques consacrées à lřhistoire tragique ou aux « canards sanglants » étaient quasi inexistantes. Cette situation dřoubli ou de désintérêt affecte encore le genre aujourdřhui, ceci étant renforcé par son évacuation de lřenseignement scolaire, vecteur essentiel de rayonnement52. Il a fallu attendre que les études formalistes et structuralistes réhabilitent le « récit bref » au cœur de la recherche littéraire. Comme le déclarait Propp à propos des contes russes quřil a si méthodiquement analysés :

Alors que les sciences-physico-mathématiques possèdent une classification harmonieuse, une terminologie unifiée […] la bigarrure, la diversité colorée du matériel que constituent les contes, font que la netteté, la précision, lorsquřil sřagit de poser et de résoudre les problèmes, ne sřobtiennent quřavec beaucoup de difficultés.53

52 A titre dřexemple, il nřen est fait aucune mention dans lřanthologie de Lagarde et Michard, pourtant

ouvrage symbolique du socle littéraire commun au niveau scolaire. En effet, dans lřédition Bordas de 2003, la segmentation en deux volumes (Moyen-âge/XVIe siècle et XVIIe ; XVIIIe siècles) nřest pas propice au positionnement du genre de lřhistoire tragique dans lřhistoire littéraire puisque celui-ci se situe à cheval sur les deux siècles et ne résiste pas à cette classification certainement liée à des contraintes de format éditoriales.

53 Propp, Vladimir. Morphologiija skazki = Morphologie du conte. Paris : Seuil, 1970, [©1928,

Un des enjeux de cette étude consistera à ne pas « forcer » le texte par des classements systématiques, pourtant faciles, dans la mesure où cřest la variété et les effets de modes, fluctuantes par essence, qui semblent régir le récit épouvantable à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle. Dès lors, bien quřune analyse scientifique rigoureuse nécessite des outils méthodiques adaptés, nous le verrons à travers lřusage de graphiques, il semble important de ne pas dénaturer le récit, ou en affaiblir sa portée et sa diversité, à travers une étude systémique inadéquate de surcroît lorsquřil sřagit dřune étude comparative. Cřest, pourtant, à partir des principes formalistes de Propp que nous débuterons, puisque le schéma narratif proposé pour le conte présente des similitudes formelles remarquables avec la structure de nos récits. Aussi, nous nous interrogerons sur la capacité de résistance des théories russes face à lřhybridé de notre corpus.

Parallèlement, nous mettrons en regard de lřarticle de Roland Barthes intitulé : « Structure du fait divers »54, avec les soixante-trois « canards sanglants » issus du recueil de Maurice Lever55. En effet, lřauteur du Degré 0 de l’écriture explicite méthodiquement les rapports de cause « détraquée »56 qui existent au sein du fait divers épouvantable et qui le rendent si singulier. Ses propos examinent plus précisément le fonctionnement des thèmes entre eux dans le genre, ainsi que les phénomènes syntaxiques qui en découlent mais face à lřépreuve de lřexemple et du nombre, ils montreront les limites.

Des incontournables recherches de Gérard Genette, nous retiendrons essentiellement la notion de « transtextualité » et plus particulièrement ses interprétations relatives à l' « architextualité », dont la définition quřil propose : ensemble des catégories générales, ou transcendantes ŕ types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. ŕ dont relève chaque texte singulier 57 nous servira de fondement pour relier les récits du corpus à un ensemble générique plus vaste.

54 Barthes, Roland. « Structure du fait divers » (1962, Méditations), dans Essais critiques. Paris : Seuil,

1964, p. 194-204.

55 Lever, Maurice. Canards sanglants : naissance du fait divers. Op.cit. 56 Terme de Roland Barthes dans : Structure du fait divers. Op.cit., p.199. 57 Genette, Gérard. Fiction et diction. Paris : Seuil, « Points-essais », 2004, p. 6.

Enfin, nous prendrons en compte les récentes analyses théoriques dřAntoine Compagnon qui ont le mérite de prendre en compte les différents courants critiques qui se sont succédé, tout en les problématisant autour de la notion de genre58 ; elles apportent lřéclaircissement nécessaire quant à la définition du genre du fait divers et de lřhistoire tragique. Ces deux types de récits sont-ils véritablement en mesure de rentrer dans une catégorie générique avec des critères formels convergents et identifiables ? Sont-ils des genres à part entière ou les sous-catégories de lřarchi-genre quřest la nouvelle ?

b) Nécessité d’un ancrage générique

Selon Antoine Compagnon, le genre permet à l'auteur de faire reconnaître son œuvre comme un acte spécifique59. En effet, en sřinscrivant dans un cadre défini, lřauteur sřassure de la bonne réception de son œuvre auprès du lectorat connaisseur des grands cadres génériques « scolaires » : roman, théâtre, poésie… Ainsi, son œuvre n'est pas, comme le constate le critique, reconnue comme telle, mais prise pour autre chose, pour un autre acte de langage.60 En effet, le lecteur, par la connaissance préétablie du genre de lřœuvre, sřengouffre mentalement à travers la lecture, dans une voie à lřintérieur de laquelle il attend des principes de régularité formels (une répartition en actes et en scènes pour le théâtre, des personnages, une intrigue pour le roman etc.). Lřattente se veut générique et la lecture de telle ou telle œuvre sřapparente davantage à « je lis une tragédie, je lis un roman etc. » plutôt quřà « je lis Didon sacrifiant dřEtienne Jodelle ou je lis Le Tiers-Livre de Rabelais ». De ce point de vue, l'œuvre exemplifie un genre, le réalise, constate Compagnon. Certains critiques, farouchement hostiles à la notion de « genre », dénoncent sa trop forte influence sur le lecteur par un encadrement sévère de la lecture. Cřest pourquoi, sřil est de bon ton depuis les théories « réceptionnistes », de Jauss et dřEco notamment, dřinclure pleinement lřinstance réceptrice dans le schéma de la communication, celle-ci prend toute son envergure au sein de lřhistoire tragique et du « canard sanglant ». En effet, cette littérature est

58 Compagnon, Antoine. Le démon de la théorie. Paris : Seuil, 1998. Mais aussi lřensemble de ses cours à

Paris IV mis en ligne sur : http://www.fabula.org/compagnon/genre.php .

59 http://www.fabula.org/compagnon/genre2.php. 60 Idem.

destinée à un public spécifique avec des attentes particulières ; lřauteur doit avant tout instruire mais également séduire pour être lu et pour cela employer les procédés dřécriture les plus adaptés dans un cadre littéraire encore incertain.

Benedetto Croce oppose « intuition » et « logique ». Selon lui, les catégories génériques pervertissent les réactions du lecteur qui tente de les appliquer à une œuvre particulière ; celles-ci le font passer d'une réaction intuitive à une réaction logique. Dès lors, toute classification générique de la littérature fait violence à la sensibilité du lecteur et à l'individualité de l'objet. Toute œuvre véritable brise les lois génériques ; la recherche de classifications formelles est donc non pertinente et dangereuse. Tout véritable chef-d’œuvre a violé la loi d'un genre établi, semant ainsi le désarroi dans l'esprit des critiques, qui se sont vus dans l'obligation d'élargir ce genre.61 En réponse à ces réserves issues dřun certain radicalisme malmenant lřautoritaire rhétorique classique, Antoine Compagnon propose dřobserver les genres primitifs, collectifs et dégagés de toute responsabilité artistique liée à un seul auteur tels que les contes ou les légendes desquels il est néanmoins possible dřextraire une logique narrative ou fonctionnelle. La dénomination générique du terme est suffisamment complète pour ne laisser que peu dřinattendu au lecteur.

Aussi, il est possible de voir dans lřappellation générique : « histoire tragique » un ensemble de références faisant appel à une tradition littéraire de lřexercice de la morale, comme la dimension apologétique développée chez Plutarque qui met en exergue la valeur des actes héroïques dřhommes reconnus pour leur vertu, dans ses Vies parallèles d’hommes illustres et plus encore dans les Moralia, admirées au XVIe siècle par des auteurs comme Rabelais, Erasme, La Boétie ou Montaigne, mais renversée dans le négatif, dans nos récits. Ceux-ci se sont, en effet, adaptés à une époque où la violence a servi de modèle au pouvoir, prennent à contrepied ces modèles pour présenter des personnages vicieux et déduire de leurs excès une morale de bonne conduite. La fiction sřempare également de ses sujets et comme le note Maurice Lever : on sait trop bien la confusion qui règne à cette époque entre des mots comme « Histoire », « Nouvelle » ou « Mémoire » pour se fier aveuglément aux titres et aux sous-titres.62 Vers 1550, quand

61 Propos datant de 1902, repris dans Genette, Gérard, Torov, Tzvetan. Théories des genres. Paris : Seuil,

1986, coll. « Points », vol.81, p.41.

apparaissent les premiers spécimens français des histoires tragiques avec comme auteurs Boaistuau et Belleforest, lřhistoire est déjà tombée en désuétude. Aussi, la volonté de réhabiliter le terme pour ces récits qui allaient devenir « à la mode » participe dřune volonté de différenciation avec le terme « nouvelle » très implanté dans la littérature de lřépoque et quřun certain nombre dřœuvres revendiquent comme Les cent nouvelles nouvelles (vers 1460) Les propos rustiques de Noel du Fail (1547), Les nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure Des Périers (1558), ou lřHeptameron de Marguerite de Navarre (œuvre commencée en 1516). Au XVIe siècle, lřhistoriographie, que certains auteurs dřhistoires tragiques ont pratiquée (cřest le cas notamment pour Belleforest qui fut historiographe dřHenri III), était considéré comme un miroir reflétant une condition humaine éternelle63. S’inspirant de cette tradition didactique et morale, l’histoire tragique, à l’intrigue savamment perverse, offre [un] miroir où le lecteur doit voir quelques conséquences du péché.64 Le Dictionnaire du Moyen français65 définit lř « histoire » comme des récits, en rapport avec lřHistoire, ayant une portée universelle et visant à instruire le lecteur. Ainsi, les adaptateurs des Novelle de Bandello, nřont pas effectué un « simple » travail de traducteur, ils ont réadapté le genre en créant une nouvelle « matière »66 typiquement française en excluant notamment les narrations facétieuses et comiques de lřœuvre de Bandello. Si le critique G.A. Pérouse déclare, à juste titre, que dans les premières années du XVIIe siècle, la nouvelle s’apparente davantage à un roman bref qu’au récit d’un fait divers 67, la disparition du genre de lřhistoire tragique en tant que tel nřest effective quřaprès la seconde moitié du XVIIe siècle, puisque Claude Malingre en 1641, et Jean-Nicolas Parival en 1656 sollicitent encore la dénomination générique dř « histoires tragiques » pour leurs récits. Lřeffort de « francisation » est donc réel et participe de cette constitution dřune littérature « nationale », chère au XVIe, dans la mesure où des auteurs comme Poissenot ou Habanc se revendiquent certes de Boaistuau et de Belleforest mais soulignent également leurs efforts dans leur propre adaptation des récits, au-delà de la traduction.

63 Jouanna, Arlette. Histoire et dictionnaire des guerres de religions, Paris : Robert, Laffont, 1998, p.975. 64 Fauskevåg, S.E. « Violence et sexualité dans le roman baroque français chez François de Rosset et

Jean-Pierre Camus », Orbis litterarum, Oslo, 1979, 34, p.11.

65 Greimas, A.J. et Keane. Dictionnaire du Moyen français : la Renaissance, Paris : Larousse, 1992. 66 Dans le sens médiéval de « matière » (la Matière de Bretagne, par exemple.)

67 Perouse, G.A., Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie, du temps. Genève : Droz, 1977,

Tout ceci fait bien évidemment défaut au « canard sanglant » qui souffre dřune absence de paternité du fait de son anonymat chronique. Cřest la fidélité à un schéma structurel bien déterminé qui lui assure le succès. Bien plus tard, en 1800, dans Les crimes de l’amour, nouvelles héroïques et tragiques, Le marquis de Sade fait écho aux mêmes principes : à l’égard du traducteur, à Dieu ne plaise que nous lui enlevions son mérite ; mais il ne fait valoir que nos rivaux ; et ne fût-ce que pour l’honneur de la patrie, ne vaut-il pas mieux dire à ces fiers rivaux : et nous aussi nous savons créer.68

Une fois les codes du genre acquis par les auteurs et les lecteurs, il est plus aisé de se démarquer en créant des écarts.69 Ceci, contrairement au fait divers sanglant qui semble séduire le lecteur par son attractivité générique, simple et constante. La théorie de Croce sřeffondre alors puisque sans cette étiquette générique de « fait divers » aux principes littéraires induits et acquis par lřexpérience de lecture, ces récits, très peu crédités, ne seraient jamais devenus aussi populaires, encore à lřheure actuelle.

Ainsi, non-issus de lřantique répartition aristotélicienne des genres « nobles » composée de lřépopée, de la tragédie et, de façon plus ténue, de la comédie, émergeant dans une époque en pleine émancipation linguistique et littéraire mais réhabilitant les thèmes issus de lřAntiquité, lřhistoire tragique et le « canard sanglant » ont du mal à se positionner dans le contexte littéraire de lřépoque soumis au mécénat royal, alors-même que le roman est encore considéré comme un genre « bas ». Cřest pourquoi, un auteur comme Rosset, ami de Desportes et de Malherbe est aussi auteur de recueils poétiques « conventionnels »70 qui lui permettent de sřassurer une reconnaissance officielle par ses pairs. Deux indices majeurs semblent le confirmer : en ce qui concerne lřhistoire tragique, si certains auteurs, notamment de la troisième génération comme Rosset ou Camus, se sont davantage fait remarquer dans lřhistoire littéraire par la qualité de leur style, les dimensions de « continuité », dř « œuvre souche » ou de « réécriture » restent

68Sade, Donatien-Alphonse-François. (Comte de Sade, dit Marquis de). Les crimes de l’amour. Nouvelles héroïques et tragiques précédées d’une Idée sur les romans (1800). Paris : Gallimard, 1987 p.50.

69 Rappelons quřen 1585, Vérité Habanc, auteur de la deuxième génération, avec ses Nouvelles histoires tant tragiques que comiques, témoigne encore à cette époque, de lřhésitation du genre sur le registre à

adopter pour les histoires. Dans ces conditions, on pourrait alors, à juste titre, sřinterroger sur lřéventualité dřun registre tragi-comique pour ce genre. Néanmoins, le fait que lřissue des histoires tant tragiques que

comiques soit exclusive, sans combinaison possible, (soit heureuse, soit malheureuse) rejette cette

interprétation.

70 François de Rosset est lřauteur des Délices de la poésie française en 1615, dont ses Paranymphes,

exhalant tant Malherbe que Ronsard. Auteur des Lettres, il sřexerce là encore dans un genre dont les principes sont connus et acquis du public.

essentielles pour ce genre dans la mesure où chaque auteur a conscience quřil écrit un recueil dans la continuité de tel autre, à partir des histoires de, etc. En effet :

Rosset affirme son indépendance à lřégart des modèles aristotéliciens de lřHistoire […] sortes dřhistoires exemplaires où les grands de ce monde subissent des revers de fortune) qui est encore très en vogue au début du siècle. Il se propose dřexploiter la veine tragique en offrant des sujets dřactualité, advenus « dans nostre temps », le plus souvent puisés dans des « canards dřinformation » et les chroniques judiciaires.71

Ceci se manifeste concrètement dans le choix des titres des recueils tels que Histoires tragiques de nostre temps (de François de Rosset) ou Nouvelles histoires tragiques (de Bénigne Poissenot), qui insistent, certes sur la dimension novatrice dřadaptation française du recueil, mais en maintiennent aussi une continuité certaine. On se trouve alors dans la situation dřune littérature en vogue qui évolue selon les principes dřune tradition qui nřa pas été définie. En outre, on ne saurait négliger les racines de lřhistoire tragique en France qui repose, grâce à Pierre Boaistuau, sur le principe de traduction des œuvres de lřitalien Matteo Bandello. En ce qui concerne le « canard sanglant », retranscription plus ou moins aléatoire de récits oraux, de légendes populaires, dřhistoires « de village », lřétude des « palimpsestes », des récits-sources est plus périlleuse, mais on sait quřils existent. Lřabsence quasi-systématique de signature de ces feuillets, puisque plus tard la personne physique et morale du journaliste prend sa place, témoigne bien, non seulement de lřeffacement de lřauteur (mais pas du narrateur), mais aussi de toute volonté de style personnel. Dès lors, il sřagit bien avec le « canard sanglant », dřun genre présentant une forme permanente, qui se trouve renforcée dès ses débuts par une « massification » éditoriale due à une puissante volonté de propagande. Par conséquent, pouvons-nous parler réellement de « littérature » ? Cřest ce que nous tâcherons de démontrer en insistant sur lřélaboration dřune structure spécifique avec des étapes et des thèmes attendus. Ainsi, le choix dřune approche critique « intertextuelle »

71 Vaucher Gravili, Anne de. Loi et transgression, les histoires tragiques au XVIIe siècle. Lecce : Millela,

pour ces deux genres, qui reposent principalement sur la continuité historique ou générique, semble approprié.

c) Des histoires didactiques

La place de lřencadrement didactique, si caractéristique, au sein de ces récits reste à interroger. Plusieurs facteurs convergent vers la volonté dřune interprétation foncièrement moralisante de ceux-ci. Tout dřabord, historiquement, nous avons cité Plutarque et les Moralia humanistes ; la dimension morale, avec le discours qui lřaccompagne, tend à sřintroduire dans le genre jusquřà en faire partie intégrante. En effet, la volonté primordiale de ces récits est didactique : ceux-ci sont amenés à corriger les vices ; la très grande majorité des auteurs précisent leurs intentions dans la préface de leurs œuvres et ne cessent de les rappeler tout au long du récit : il faut avouer que les accidents tragiques et lamentables sont d’excellentes leçons à l’instruction de la vie. déclare Rosset.72 Certains auteurs sont, en effet, très prolixes dans lřétablissement de la morale ; cřest le cas de Boaistuau, qui compte, comme nous lřavons dit, parmi les « pères » de lřhistoire tragique en France ; en effet, selon lui, les histoires tragiques doivent servir à l’institution et discipline de la jeunesse de son temps73, se situant par là- même dans une intention « supérieure » par rapport aux récits-sources de Bandello qui se contentait de truffer son récit : je l’ay enrichy de sentences, d’adoptions d’histoires, harangues et epistres.74

Aussi, lřHomme, ses faiblesses, ses emportements sont indéniablement au centre de ces récits et en constituent le principal moteur narratif, vices que Saint Augustin rassemble dans son « triangle des concupiscences » : volupté, orgueil et curiosité : C’est généralement en ces branches que l’injustice se partage : il n’en est point qui n’ait pour

72 Rosset, François de. Les Histoires tragiques de nostre temps (1619). Op.cit., p.35.

73 Boaistuau, Pierre. Histoires tragiques extraictes des œuvres italiennes de Bandel et mises en nostre langue Françoise (1559). Paris : Honoré Champion, « Société des textes français modernes », 1977, p.

XLIX.

tige conjointement ou séparément l’orgueil, la curiosité et la pente aux plaisirs sensuels.75

Par cette dimension polymorphique intégrant discours moral, esthétique issue du drame mais aussi par les marques dřune vraisemblance certaine dans la représentation de la violence, cřest le conflit générique qui sřimpose aux dépens de la stabilité. En recadrant les genres de lřhistoire tragique et du « canard sanglant » dans lřart de la Renaissance, après une hiérarchie explicite des grands genres (narratif et dramatique), la classification se perd dans une poussière de petites formes 76 dont ils semblent faire partie. Antoine Compagnon remarque par là-même, quřil y a pourtant une « dominante » dans lřart dřune époque. Au XVIe siècle, il sřagit bien de l’ut pictura poesis horacien qui consiste en ce que lřart doit, certes, « plaire et enseigner » mais doit également remuer les cœurs par son adéquation avec la vision du réel. Les fameuses représentations des « tableaux sanglants », si singulières au récit tragique, tendent à le prouver, grâce au procédé de lřhypotypose. De même, le critique remarque également