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A) L’histoire tragique : entre adaptation et innovation

3) Cadre littéraire du récit tragique

a) L’univers baroque

Dřaprès Maurice Lever : loin de constituer un phénomène isolé, ce théâtre funèbre trouve sa vraie signification dans l’univers baroque92. En effet, sřil convient de rendre compte, et cřest le but essentiel de cette étude, des particularités génériques et formelles du récit tragique à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, il paraît important de restituer ces œuvres dans le grand mouvement esthétique et culturel, qui rayonne dans toute la France à cette époque.

Il nřa pas lieu dans cette étude de retracer la totalité du panorama de la littérature baroque à cette époque, Jean Rousset sřen est magnifiquement chargé dans ses illustres ouvrages sur le propos93, toutefois, nous nous proposons dřenvisager les rapports étroits qui lient nos récits sanglant avec cette esthétique aux effets torturée. La période qui

92 Lever, Maurice. Canards sanglants : naissance du fait-divers. Op.cit., p.27.

93 Rousset, Jean. La Littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon : Paris, José Corti, 1953, 2

vol. ; rééd. 1989 ; Dernier regard sur le baroque : Paris, José Corti, 1998 ; L'Intérieur et l'Extérieur.

Essais sur la poésie et sur le théâtre au 17e siècle : Paris, José Corti, 1968 ; Michel Jeanneret et Jean

Starobinski, L'Aventure baroque : Carouge-Genève, Éditions Zoé, 2006 [avec plusieurs essais de Jean Rousset].

nous intéresse, 1559-1640, embrasse lřensemble du mouvement baroque en France et voit le rayonnement des principaux auteurs de cette époque tels que Sponde, Montaigne, dřAubigné, Théophile de Viau, Honoré dřUrfé ou Corneille, fidèles à ce modèle résolument ancré dans une dynamique historico-politique. La coïncidence est telle que nous pouvons nous demander si lřhistoire tragique et le « canard sanglant » ne sont pas les fruits directs de cette esthétique puisquřils naissent et sřéteignent quasiment ensemble.

On sait également que le mouvement baroque est intimement lié au mouvement de la Contre-Réforme qui réaffirme ses principes de « séduction de lřœil » et du « voir pour croire » face aux principes des réformés très ancrés chez certains auteurs comme dřAubigné avec les Tragiques, les aventures du baron de Faeneste ou Les petites œuvres meslees) tant lřampleur du mouvement est important et rayonnant. On constate pourtant un certain affaissement de la culture dans un royaume en proie au « dérèglement » à cause dřun retour offensif de lřapologétique chrétienne depuis le Concile de Trente, qui remonte à lřessor de la mentalité baroque et qui se manifeste par un renouveau de ferveur et de mysticisme, toujours prête à brandir lřétendard contre lřhérésie et lřathéisme dont Saint Vincent de Paul, successeur de Jean-Pierre Camus à lřévêché de Belley, et le père Garasse sont les principaux représentants. Tout concourt donc à engager les chrétiens angoissés à se placer sous la protection d’une Eglise puissante et miséricordieuse.94 Ceci semble à même dřexpliquer la présence écrasante du discours prolixe de la morale chrétienne (à travers la voix du narrateur) qui truffe le récit. Comme lřanalyse Anne de Vaucher Gravili :

Les histoires tragiques sont des récits-témoins de cette période de transition où les données dřun monde baroque, fragile, « divers», intensément conflictuel, sřenchevêtrent et sřentrechoquent avec les lignes-forces dřun monde classique, un, sûr, équilibré conforme à lřidée dřun ordre immuable voulu par Dieu.95

94 Vaucher Gravili, Anne de. Loi et transgression, les histoires tragiques au XVIIe siècle. Op.cit., p.12.

Jean Rousset explicite, dans L'Intérieur et l'extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle (1968)96, les critères de l'œuvre baroque97 :

L'instabilité d'un équilibre en voie de se défaire pour se refaire de surfaces qui se gonflent ou se rompent, de formes évanescentes, de courbes et de spirales.

La mobilité d'œuvres en mouvement qui exigent du spectateur qu'il se mette lui-même en mouvement et multiplie les points de vue (vision multiple).

La métamorphose ou, plus précisément : l'unité mouvante d'un ensemble multiforme en voie de métamorphose.

La domination du décor, c'est-à-dire la soumission de la fonction au décor, la substitution à la structure d'un réseau d'apparences fuyantes, d'un jeu d'illusions. [...]

La critique traditionnelle décèle deux types de baroque, lřun dit « joyeux », dans ses manifestations les plus extravagantes (comme nous le retrouvons dans lřIllusion comique de Corneille), lřautre est dit « macabre » et renvoie au pessimisme marqué des esprits et à lřinquiétude générale face aux constantes mutations du monde, du mutatis mutandis : à l’aube de l’ère classique, tout ce qui ne tend pas vers l’idéalisme bascule dans le morbide, note Maurice Lever.98 Les auteurs de récits tragiques du XVIe siècle composent avec ces deux influences, héritage des nouvelles de la première moitié du XVIe siècle qui alternent récits comiques et tragiques. Aussi, on remarque que des auteurs comme Vérité Habanc et ses Nouvelles histoires tant tragiques que comiques (1585), Jacques Yver, qui, dans son recueil Le Printemps d’Yver (1572), classe ses cinq nouvelles selon une logique épique, tragique ou farcesque ou encore le tardif Jean- Nicolas Parival dont le titre de son recueil illustre encore bien cette répartition : Histoires facétieuses et morales assemblées avec quelques histoires tragiques en 1663. Cřest pourquoi, notre étude considère que le « noyau-dur » de la production de ces récits, se situe au début du XVIIe siècle avec les productions de Rosset et de Camus, qui font exclusivement le choix du tragique. Jean Rousset, dans son ouvrage intitulé La littérature de l’âge baroque en France99 désigne deux figures emblématiques pour représenter lřesthétique baroque : Circé la magicienne assimilée aux métamorphoses et

96 Rousset, Jean. L'Intérieur et l'Extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au 17e siècle. Paris : José Corti, 1968.

97 Ces procédés sont étudiés au chapitre II, C. de cette étude.

98 Lever, Maurice. Canards sanglants : naissance du fait divers. Op.cit., p.27. 99 Rousset, Jean. La littérature de l'âge baroque en France. Paris : José Corti, 1954.

au mouvement, et le paon, symbolisant lřostentation et le décor. Comme le critique le déclare : le baroque est le transfert légitime des beaux-arts aux arts de la littérature.100

En effet, la dimension picturale est omniprésente dans les histoires tragiques et les « canards sanglants », notamment à travers la séquence descriptive du passage de massacre, incontournable grâce à de nombreux jeux visuels constitué à partir dřadjectifs chromatiques. Lřesthétique baroque, apparaît alors comme le vernis stylistique de lřœuvre. La figure de Circé est le premier « visage » du baroque caractérisée par sa duplicité à lřimage de Protée. Les Histoires tragiques de Rosset introduisent souvent la famille royale au sein de leur récit (histoires I ; II ; XV ; XVI et XVIII) Circé ayant métamorphosé les Argonautes, en leur donnant la forme excentrique de pourceaux, symbolise alors le ballet de la Cour. Celle de Marie de Médicis est instable et soumise à tout instant à un quelconque renversement politique.

b) Le motif de la roue de la Fortune

Lřinstabilité est au centre de lřœuvre de Rosset ; des péripéties fabuleuses interviennent systématiquement afin de mettre en garde le lecteur contre lřinconstance du monde sur le principe de la « roue de la Fortune ». Dans le prologue de son recueil, Pierre Boaistuau cite Cicéron : Il n’y a chose plus apte et convenable, pour la délectation du lecteur, que la variété des temps et les diverses mutations de la fortune101 ; cřest en cela que ces histoires sont par nature, tragiques. Ce motif omniprésent se retrouve dans tout principe apologétique qui vise à condamner lřarrogance et à louer lřhumilité. En renversant les principes que les hommes ont cru acquis : richesse, pouvoir, goût de la transgression, les caprices de la Fortune illustrent non seulement la toute-puissance divine mais aussi la violence de son exécution. La mise en scène de ce motif dans les récits tragiques tend paradoxalement à minimiser la dimension aléatoire du symbole, bien que cela lui soit propre, pour ne sřappliquer quřà punir ceux qui le « méritent » appuyant là encore lřapologétique catholique qui

100 Rousset, Jean. La littérature de l'âge baroque en France. Op. cit., p.8.

101Histoires tragiques extraictes des œuvres italiennes de Bandel et mises en nostre langue Françoise

condamne les détracteurs de la foi ou de la monarchie en place. Le titre de la première histoire tragique de François de Rosset lřillustre bien : « Des enchantements et sortilèges de Dragontine, de sa fortune prodigieuse et de sa fin malheureuse ». Le thème de la roue de la Fortune est donc instrumentalisé dans ces récits au service du message de propagande de la Contre-Réforme. De part la nécessité quřelle introduit au récit, un auteur comme Camus la charge d’une valeur religieuse en utilisant l’anticipation pour révéler, par delà les caprices apparents de la destinée, les voies de la Providence divine, qui conduit les personnages à leur insu : le point de vue du romancier se confond alors avec celui de Dieu.102 Dans le Roman de la Rose (1420-30), aux puissants, la Fortune perverse fait espérer honneur et richesse, dignité et hautesse et leur promet stabilité. Mais c'est pour mieux leur reprendre la vaine gloire qu'elle leur a confiée en faisant tourner sa roue, abaissant le prince au pied du mendiant. La roue de la Fortune est donc un thème essentiel de la culture politique, qui sert moins à exalter la force qu'à en borner l'exercice. Elle vaut pour avertissement aux orgueilleux qui ne savent pas écouter la voix des sages, en ce temps où puissance et richesses changent rapidement de mains. Le trouvère parisien Moniot compose ainsi son Dit de Fortune à l'occasion de la mort de Pierre de la Brosse, puissant conseiller de Philippe III le Hardi, exécuté le 30 juin 1278: Fortune de bien haut le fit bien bas choir.

c) Le choix de la vraisemblance

Pour ces récits tragiques, les auteurs semblent sřêtre davantage efforcés de créer une « vraisemblance réaliste » quřune « mimésis littéraire » ceci participant de la pédagogie du discours qui nřa pas pour vocation de décrire une situation tragique hic et nunc mais de présenter un événement extraordinaire susceptible de se reproduire, de là réside tout le paradoxe, si le lecteur nřy prend garde. En effet, la question de la vraisemblance dans la représentation des faits est somme toute, problématique, dans la mesure où il faut concilier événement extraordinairement cruel et véracité, sans laquelle la portée du discours moral serait caduque. La contradiction baroque prendra la forme suivante : le narrateur « enrobera » de détails incroyables et de mystères un fait

102 Chupeau, Jacques. « Quelques formes caractéristiques de lřécriture romanesque à la fin du XVIe siècle

historique avéré mais agrémentera de preuves une légende ou une fable imaginée de toutes pièces, ceci, dans le but dřentretenir un doute constant sur les événements que produit la Fortune, cautionnant ainsi, le discours religieux et le maintien du peuple dans la foi. Le rapprochement entre temps du récit et temps de la lecture participe également de la création dřun environnement vraisemblable. Fabri définit le vray semblable ou probabile, dans sa Rhétorique : quant la chose chiet a oppinion, ou quant la chose a quelques apparence de vray ou de faulx, comme est des choses accoustumees a advenir, ou que l’en cuide qu’ilz soient, ou qui ont semblence d’estre vrays ou vray semblable.103 puis précise que la narration doibt estre vray semblable ou possible, c'est-à-dire que [le] facteur doibt dire parolles ou choses que les auditeurs puissent croire que il die la vérité.104

Rosset justifie ses choix en ces termes :

Je me contente de rapporter la vérité du subjet, des lieux ou des provinces où les choses sont arrivées, ensemble le temps à peu près, encore quřil nřen soit pas trop besoin, puisquřil nřy a point icy dřHistoire en ce volume qui ne soit advenue depuis vingt ans.105

Les « canards sanglants » plus encore que les histoires tragiques, reposent donc sur une esthétique de la vraisemblance, en ce sens où les auteurs souhaitent conférer un cadre qui soit tout à fait acceptable et représentatif au lecteur; stylistiquement, cřest, en quelques sortes, lřhyperbole qui rencontre lřhypotypose. Il est donc important de classer les différents types dřhistoires en fonction de leur pertinence afin de mieux analyser leurs spécificités. Cřest à partir des titres quřil nous est possible dřeffectuer une première étude quant à la vraisemblance de ces récits, plus particulièrement à partir de ceux offerts par les « canards sanglants ». En effet, nombreux sont ceux qui insistent sur la véracité du propos narré par le moyen dřadjectifs : histoire véritable, histoire véritable et mémorable, le vrai portrait de…; certains titres allant même à lřencontre du

103 Fabri, Pierre. Le Grand et vrai art de pleine rhétorique de Pierre Fabri (1520), dans Société des

bibliophiles normands. Publié avec introduction, notes et glossaire, par A. Héron- Le Fèvre, 1889 pour le « Premier livre », p.99.

104 Idem, p. 67.

bon sens même pour un lecteur de lřépoque: Discours admirable et véritable d’un fermier qui a été enlevé vif par le diable. Il y a donc une véritable volonté de produire un « effet de témoignage » ou de « vrai historique ». Il est toutefois difficile dřévaluer le degré de crédibilité que les lecteurs de lřépoque portaient sur ces récits. Comme le remarque justement Maurice Lever :

Sans doute le public populaire prenait-il ces histoires pour argent comptant. Encore que lřaccumulation des preuves et des précisions (…) tout cet attirail mis en place à seule fin de convaincre le lecteur révèle une bonne dose de scepticisme de la part de celui-ci, quelque stupide ou crédule quřil fût.106

Véritables récits à part entière ayant une autonomie formelle propre, les unités liminaires que sont les titres, sont étudiées de façon plus complète dans une section qui leur est consacrée. (Chap. II, A, 1).

d) Les limites et le dépassement de « l’effet de réel »

Un certain nombre de paradoxes jalonnent ainsi les procédés dřécriture des histoires tragiques dans la mesure où il sřagit de montrer une réalité potentielle, probable, tout en lřaccentuant exagérément afin de créer une angoisse chez le lecteur le conduisant à une conduite respectant au mieux les principes catholiques édictés. Il sřagit donc dřune réécriture dřévénements tragiques extraordinaires qui se sont produits (ou qui auraient pu) et qui sont susceptibles de se reproduire si lřhomme sřécarte ainsi des principes moraux dictés par lřEglise. La présence effective du narrateur dans le récit ne peut alors être que conséquente limitant ainsi une objectivité qui pourrait être attendue si les intentions nřétaient pas faussées dès le départ, puisque ces récits affichent sans dissimulation leur intention. La « fidèle chronique de nostre temps » semble être amplement malmenée par lřirruption de ces tableaux pathétiques dont Montaigne

déplorait lřabsence ou la rareté chez Tacite, par exemple. Camus va plus loin en analysant le récit de certains de ses contemporains et prédécesseurs dans lřillustration du genre de lřhistoire tragique : il déclare que : dans les récits de Belleforest ou de Rosset, le réel se trouve pris au piège d’un miroir déformant, d’une « catoptique ».107 C'est-à- dire, sans intrigue véritable, ces « petits faits vrais » établiraient une relation vivante avec les excès, pouvant mener jusquřà la vanité. Néanmoins, lřaltération morale des histoires par le narrateur biaiserait le rendu objectif des faits. En effet, Camus sřadresse essentiellement à ceux qui sont dans le monde mais, beaucoup plus engagé dans sa mission moralisatrice, il sřefforce surtout dřeffrayer et de détourner. La question de la vraisemblance est ainsi intimement liée à celle de la morale sur laquelle nous reviendrons108 tant le procédé est primordial dans les récits sanglants.

Les jalons formels et contextuels étant posés, il convient à présent de sřinterroger sur les différentes études qui ont été menées sur lřhistoire tragique et le « canard sanglant » afin de valider ce qui nous semble pertinent et de remettre en question les approches qui nous semblent discutables. Cette étude fait le choix de prendre en compte toutes les théories qui ont traité du récit bref tragique et de sřinscrire dans une dynamique théorique mettant lřaccent sur les caractéristiques génériques et formelles de ces récits en formulant de nouvelles problématiques qui mettent en regard le genre de lřhistoire tragique et celui du « canard sanglant », ce qui nřavait pas été fait jusquřà présent, et en proposant de nouvelles interprétations. Trois « écoles » se sont intéressées à ce type de récit : les études italiennes, russes et françaises.