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A) L’histoire tragique : entre adaptation et innovation

2) Une époque tragique à la source de la création littéraire

a) Un message politico-religieux

La critique actuelle tend à prendre davantage de précautions dans les rapprochements qui pourraient paraître fortuits (et faciles) entre les récits sanglants et, notamment, les guerres de religion. Il semble, en effet, plus pertinent dřanalyser lřinfluence baroque de la Contre-Réforme et de lřapologétique catholique, véhiculée par le Concile de Trente, comme les référents idéologiques et formels pour lřhistoire tragique et le fait divers sanglant.

Dans son ouvrage intitulé Le massacre objet d’histoire79, David El Kenz relève la réflexion de Montaigne qui écrit que lřinvasion du religieux dans les affaires publiques génère le dérèglement social dřoù jaillit la cruauté massacreuse des hommes qui pourrait

être à lřorigine de la Saint-Barthélémy. Constat identique pour Anne de Vaucher Gravili qui observe que : les histoires tragiques portent encore la marque des grands conflits religieux, politiques et sociaux du siècle précédent mais en même temps elles témoignent d’une lente et progressive restauration de l’autorité monarchique au lendemain des guerres de religion.80

Ainsi, sřexpliquerait le sentiment de précarité de la vie qui se caractérise chez les hommes de cette époque par une agressivité brutale, un besoin immédiat de se faire justice, et en même temps une soif de vivre absolument effrénée.81 En cette fin de siècle calamiteuse pour le pays, la littérature nřa jamais été aussi consubstantielle de la politique : lřEtat réclame le sang, le peuple lřoffre, la littérature se charge de lřillustrer. Mais cřest dans une optique de soumission à la loi et à lřEtat quřelle est présentée dans les récits sanglants. Cřest en cela que ces histoires semblent préfigurer lřabsolutisme du XVIIe siècle ; on passe, en quelques sortes dřune justice individuelle à une justice dřEtat omnipotente et conjointe à une justice divine. La condamnation des coupables au terme de chaque récit apparaît alors comme un impératif sans quoi le lecteur nřy percevrait pas lřordre du Monde que les auteurs veulent leur inculquer.

Appartenant à la littérature dřun « âge de fer », pour reprendre lřexpression de Thierry Pech82, les histoires tragiques sont précoces : dans les nouvelles du Décaméron: il est déjà question dřune journée où des amoureux ont vu leur passion aboutir à une tragique aventure. Thématique reprise dans lřœuvre de Marguerite de Navarre qui met en scène, dans la nouvelle XXXIII, lřhistoire tragique dřun double inceste encadré dřun discours moralisant.

Les échos directs entre les récits sanglants et lřHistoire sont assez peu fréquents mais les allusions à un événement politique ou à une personne du pouvoir sont elles, plus nombreuses et bénéficient dřune analyse systématique de la part du narrateur qui, le plus souvent, déplore lřétat des mœurs de la France de cette époque, tout en louant une époque révolue, complètement idéalisée, et renvoyant à un « âge dřor », celui des règnes de François Ier et de Henri II. Le laudator temporis acti est vite devenu un habitus

80 Vaucher Gravili, Anne de. Loi et transgression, les histoires tragiques au XVIIe siècle. Op.cit., p.24. 81 Favet, René. Introduction à J.P. Camus, Trente nouvelles, Paris : Vrin, 1977, p. 23-24.

82 Pech, Thierry. Conter le crime : droit et littérature sous la Contre-Réforme : les histoires tragiques, 1559-1644. Paris : H. Champion, 2000, p.39.

littéraire pour des auteurs qui sont en charge de corriger les mœurs au regard de temps révolus.

b) Le goût de la violence

Cřest essentiellement sur la violence et le goût généralisé pour celle-ci quřil convient dřinsister. On constate ainsi, quřau fil des années le message des récits épouvantables évolue, il n’y a plus ce dilemme qui agite le héros comme chez Poissenot, mais on rencontre plutôt un tragique macabre qui veut présenter des faits horribles pour susciter chez le lecteur un sentiment de répulsion.83 Les narrateurs des récits sanglants, en quête dřune forme précise de « réalisme » macabre justifient, pour la plupart, la véracité, le « vu » ou le « vécu » des situations décrites. Seul le recours à lřHistoire leur permet alors dřappuyer leurs récits comme des arguments pour peindre « le malheur du siècle », à savoir, la guerre civile, ou chez les auteurs du XVIIe siècle, le souvenir prégnant de celle-ci. Cřest pourquoi, un auteur comme Pierre de lřEstoile établit de saisissantes chroniques84 de leur époque qui constituent un vivier anecdotique, source dřinspiration pour les auteurs de notre corpus :

[ils] les hacherent et taillerent en pieces. Voilà ce que les trouppes de Monsieur faisoient allantes en Flandres, et les jugements de Dieu menassant les testes des François dřune prochaine vengeance (comme il advint sitot apres) pour tant de meschancetés et barbares crualtés quřils commettoient de toutes parts.85

83 Boggio Quallio, Elena. « Structure de la nouvelle tragique de JacquesYver à Jean-Pierre Camus » dans L’automne de la Renaissance. XXIIe colloque international dřétudes humanistes à Tours, 2-13 juillet

1979, Paris : Vrin, 1981, p.209-217.

84 Ces récits sont étudiés pour leurs similitudes avec lřhistoire tragique et le « canard sanglant » au

chapitre IV. A. de cette étude.

85LřEstoile, Pierre (de). Journal (morceaux choisis), extraits du Journal de Henry III, Roy de France et de Pologne : ou Mémoires pour servir à l'histoire de France et du Journal du règne de Henry IV, Roi de France et de Navarre. Présenté par Madeleine Lazard. Bordeaux : Confluences, 1999, p.35-36.

La violence des milices pillant villages et maisons reculées peut apparaître comme un motif récurrent du quotidien tragique, si lřon sřen réfère également au poème épique du très protestant Agrippa dřAubigné :

Elle [la France] dit : « Vous avez, félons, ensanglanté Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Or, vivez de venin, sanglante géniture,

Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture ! »86

Les Tragiques, données au public par le larcin de Prométhée paraissent en 1616 et ne sont pas sans faire écho au genre-même des « histoires tragiques » tant dřun point de vue idéologique que stylistique avec cette volonté dřimiter le genre tragique. Lřauteur, dans cet illustre passage, témoigne également de lřextrême violence des soldats exercée envers les civils grâce au procédé de lřhypotypose et de la description progressive:

Les reîtres mřont tué par faute de viande, Ne pouvant ni fournir ni ouïr leur demande Dřun coup de coutelas lřun dřeux mřa emporté Ce bras que vous voyez près du lit à coté ;

Jřai au travers du corps deux balles de pistole. […] Ma femme en quelque lieu, grosse, est morte de coups. Il y a quatre jours quřayant été en fuite

Chassés à la minuit, sans quřil nous fût licite De sauver nos enfants liés en leurs berceaux, Leurs cris nous appelaient, et entre ces bourreaux Pensant les secourir nous perdîmes la vie. Hélas ! si vous avez encore quelque envie De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans Le massacre piteux de nos petits enfants.87

Dans sa première histoire, François de Rosset restitue lřarrestation et la condamnation à mort des impopulaires conseillers de la régente Marie de Médicis. Les détails qui environnent lřexécution témoignent visiblement dřune volonté dřorner cette réalité vécue par tout le peuple de Paris, dřun sanglant manteau tragique. La violence du

86 Aubigné, Agrippa dř. Les Tragiques (1616). Paris : Gallimard Flammarion, Livre I, 1968, v.31 à 34. 87 Idem, Livre I, vers 392-408.

peuple qui sřexerce sur les corps du couple Concini est révélatrice de la tension populaire de lřépoque.

Ce disant, il met promptement la main à lřépée et lui en donne au travers du corps, pendant que son frère Persée et les autres qui lřaccompagnent, lui percent la tête à coups de pistolet. (…) Le corps de Filotime est cependant trainé par les pieds. On le passe par la grande cour du Palais-Royal et on le laisse en un lieu rempli dřimmondices. Après cette exécution faite on se saisit de sa femme Dragontine (…) bourreau acheva bientôt son office et sépara dřun coup cette tête qui a causé tant de mal (…) Quelques-uns des plus zélés à lřamour de leur patrie se jetèrent sur cette tête séparée du corps et en jouèrent longuement à la pelote.88

Nous voyons que ces trois exemples dřanecdotes tragiques se réfèrent directement aux événements contemporains de lřauteur et du lecteur et puisent dans lřHistoire, lřessentiel de leur source tragique.

c) La renaissance du tragique

Les années de la Régence de Marie de Médicis (1610-1617) et du début du règne de Louis XIII et correspondant à lřépoque des auteurs tragiques de la troisième génération (Rosset et Camus), présentent elles aussi des événements politiques majeurs. Le peuple sřinquiète, cette fois-ci, non seulement du rapprochement de la France avec la très catholique Espagne, jusquřalors crainte, mais aussi de lřinfluence croissante des deux proches conseillers de la reine (Léonora Caligaï et Concino Concini) conduisant à un soulèvement de la noblesse, qui avait déjà (mal) vécu lřattribution de responsabilités inconsidérées à des sujets proches du pouvoir uniquement pour des motifs personnels comme ce fut le cas avec les « mignons » dřHenri III dont Pierre de lřEstoile relate la mort dans ses chroniques : Aoust 1579- Mort de Bussy d’Amboise- Le mercredi 19, Bussy d’Amboise, premier gentilhomme de Monsieur le Duc […] fust tué par le Seigneur de Montsoreau.

En outre, la reine mère et le roi, son fils, s'entendent mal. Le 24 avril 1617, Louis XIII organise un coup d'État, exile celle-ci à Blois et fait assassiner Concino Concini par le marquis de Vitry, comme en témoigne le récit de Rosset; quant à son épouse, accusée de dominer la reine par ses facultés divinatoires, elle subit un procès de sorcellerie et meurt décapitée. Lřauteur prend subtilement parti en soutenant le pouvoir légitime (Louis XIII) mais garde bien de sřengager dans ce que lřon appelle « la guerre de la mère et du fils » tant lřissue a été incertaine. Entre-temps, la reine sřest échappée de Blois de la façon la plus rocambolesque qui soit : c'est une grosse femme, peu agile qu'on descend péniblement par une échelle de corde, au milieu de la nuit, en plein hiver 1619 et qui rejoint Epernon à Angoulême. Ce dernier prépare une nouvelle révolte des « grands », qui éclate en juin 1620, mettant fin à cette guerre familiale. Marie rentre alors à Paris. Elle s'occupe de faire construire le palais du Luxembourg, pendant que Louis XIII est occupé à mater une nouvelle rébellion protestante (1620 - 1622). Le conflit culmine au cours de la « Journée des Dupes », le 10 novembre 1630 où la reine mère essaie d'obliger Louis XIII à renvoyer Richelieu. La scène est si violente que le roi s'enfuit sans rien décider; tout le monde y compris Richelieu croit que Marie a gagné. Mais non, le soir même, Louis XIII fait appeler Richelieu. Tous les partisans de Marie sont alors emprisonnés ou bannis et la reine elle-même, qu'on ne peut exiler brutalement est d'abord enfermée à Compiègne dont elle s'évade en juillet 1631. Elle ne reverra jamais son fils. Visiblement, la vie politique apparaît comme une source intarissable dřinspiration littéraire : une situation romanesque au possible, des péripéties de roman- feuilleton, des personnages tout droit sortis dřune pièce de théâtre et un fond de crise entre amour et pouvoir.

Ainsi, nous ne pouvons négliger le rapport étroit qui existe entre le registre tragique des récits épouvantables, et les cicatrices encore ouvertes de lřHistoire. Ceci justifie, en partie, que notre étude se situe à la charnière de deux siècles puisque les apports idéologiques se recentrent sur une esthétique de la violence propre à la fin du XVIe siècle mais ne trouve leur perfection formelle quřau siècle suivant. Toutefois, si le romanesque a une influence remarquable chez les auteurs qui ont porté le genre de lřhistoire tragique a son apogée, comme Rosset et Camus, il se situe pleinement dans une mode qui nřintervient que dans les dernières années du genre, alors que le registre tragique est un constituant essentiel de lřhistoire tragique qui apparaît et disparaît avec

celui-ci. Le style baroque apparaît alors comme le pivot esthétique, le trait dřunion idéologique et formel entre lřHistoire et la littérature.

A propos du roman sentimental pré-classique, Bruce Morissette déclare que :

Le style (baroque ou non) doit répondre aux désirs et aux goûts dřune époque, à sa psychologie émotive c'est-à-dire à sa sensibilité […] lřexpression littéraire correspond à une sensibilité, parce que cette sensibilité a produit ces expressions. Mais ces expressions artistiques ou littéraires sont les seules évidences que nous ayons de la sensibilité des époques du passé ; donc, il nřy a pas dřautres méthodes que celles de lřanalyse de plus en plus poussée de ces expressions.89

Il y a bien la présence dř « un » style baroque présentant des marques dřexpressions communes et générateur prolifique de littérature pendant toute cette période. Lřhistoire tragique, dans sa forme la plus aboutie, (premier tiers du XVIIe siècle), est le résultat dřun travail collectif, et subjectif en même temps, sur le genre : chaque auteur a contribué à le faire évoluer en laissant son empreinte stylistique sur ce qui était au départ un travail de traduction90. Alors que lřunivers « virgilien » des romans sentimentaux de la même époque évolue dans une temporalité que lřon peut qualifier dř« achronique », se référant à lř « âge dřor » révolu et suspendu, tout semble se précipiter au sein de lřhistoire tragique : la volonté dřune esthétique réaliste du récit établit une parfaite mimésis entre lřethos des personnages et les mœurs de la société qui est peinte, toujours dans un espace-temps proche de celui du lecteur. Ainsi, malgré lřeffort de développement de lřacte sanglant, caution du « tragique » de ces récits, on peut affirmer quřici, lřhistoire rejoint lřHistoire. Cohérence sociologique entre les personnages et le lecteur, avec le baroque comme point de convergence, cohérence historique et formelle : lřinstabilité du pouvoir monarchique, cinq rois et une régente en quatre-vingts ans91, se traduit dans les histoires tragiques par un style fondé sur la contradiction, sur la figure rhétorique de lřantithèse mais aussi sur lřhyperbole qui

89 Morissette, Bruce. « Structures et sensibilités baroques dans le roman pré-classique ». Cahiers de

l'Association internationale des études françaises, Xe congrès de lřAssociation, 21 juillet 1958 : p. 88.

90 Rappel des éléments de lřintroduction: lřhistoire tragique en France naît avec Pierre Boaistuau en 1559

qui traduit six novella « sanglantes » de lřitalien Bandello en les « adaptant aux goûts du siècle ».

91 Rappel : François II (1559-1560), il sřagit en réalité dřune Régence de Catherine de Médicis, Charles

IX (1560-1574), Henri III (1574-1589), Henri IV (1589-1610), Régence Marie de Médicis (1610-1617) et les premières années de Louis XIII. Après, le tournant est marqué vers lř « esprit » du XVIIe siècle, lřabsolutisme, la fin du désordre des mœurs et du gouvernement.

figure lřapogée de la violence politique et religieuse. Inscrit dans le grand mouvement de la Contre-Réforme faisant suite à la Réforme, lřétat dřesprit général est à la surenchère, que ce soit dans la condamnation outrancière des vices jusquřà la mise en spectacle détaillée du massacre. Le narrateur lui-même, se trouve dans cette situation délicate et paradoxale, si caractéristique du genre, qui consiste à exposer minutieusement un récit sanglant tout en le blâmant et participe ainsi de cette dualité inhérente au genre. Les mœurs et la société de lřépoque sont véritablement la clef de voûte de ces récits qui se chargent de blâmer de façon plus ou moins crédule, les perversions mises en spectacle. Le terreau malsain de ces récits engendré par des mœurs corrompues a donné naissance à ces « fruits » dřun entre-siècle, illustrations concrètes dřune idéologie trouble et violente au moyen de divers procédés allant de « lřeffet de réel » au style baroque à proprement parler.