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L’espace social de la mise en présence

1.13 Portrait et selfie

Les photos numériques ne sont pas seulement photo d’intérieur. Souvent, la photo est photo de portrait : on improvise une mise en scène à peine acceptable et, dans la rue comme dans un restaurant, dans un musée comme dans un train, on prend quelqu’un en photo. Une, deux, trois, plusieurs photos d’affilée, ainsi que l’on peut faire sans prêter trop d’attention à l’économie du clic qui caractérisait l’époque photographique précédente. C’est un déluge de photos, partout une profusion presque incessante de mise en scène et mise en pose de groupes, de couples, de familles,

d’élèves, de clients… tout le monde en pose, tout le monde prend et se fait prend en photo. On est pris en photo par défaut, nous habitons des espaces où la mise en scène est ipso facto

mise en pose. Les réseaux sociaux grouillent des photos nous montrant l’intérieur des appartements, des voitures, des magasins et des restaurants où nous sommes allées, et bien sûr des monuments et lieux d’attraction touristique devant lesquels nous ne pouvons plus résister à la tentation du portrait. Il ne s’agit plus même d’une tentation ni d’une recherche. C’est plutôt un comportement automatisé, la prise en photo pouvant être considérée comme une des plus

simples choses à faire. Lorsqu’on est à deux ou plusieurs, on assiste souvent à une alternance dans le rôle du photographe, chacun à son tour prend l’autre personne en photo avec son smartphone. Le fait que la publicité des derniers modèles de smartphones soit centrée sur la

Figure 9 - Hillary Clinton face au selfie

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qualité des photos ne peut plus nous étonner : c’est désormais la première prestation qu’on demande à un Smartphone. Après avoir isolé le geste photographique comme étant le geste numérique par excellence, nous approfondissons ultérieurement la spécification du geste photographique selfique. Le geste du selfie (photo 8) est un geste photographique emblématique de l’espace numérique, et cela pour au moins trois raisons : d’abord, il est un geste voyant et très bien reconnaissable, du début (le positionnement de la personne, parfois devant une glace) jusqu’à la fin de sa performativité (à savoir, la photo). Puis, le geste du selfie est par excellence ubiquitaire et hybride, producteur de disparates effets de présence, synthèse de plusieurs spatialités. En termes d’espaces sociaux et visuels, rien ne fait penser au numérique plus que de voir quelqu’un en train de prendre en selfie. La différence entre selfie et portrait est en fait la destination du premier, fait pour circuler sur les réseaux sociaux. Troisième raison, le selfie, né comme inversion de l’appareil, a conduit à la bidirectionnalité de la caméra, un facteur qui brouille les distinctions spatiales fondamentales. Cette pratique massive exerce un impact social, avant toute chose, sur nos espaces urbains et événements plus ou moins remarquables (par exemple, les lieux touristiques, les vacances et les voyages, concerts ou matchs sportifs, la rencontre plus ou moins accidentelle avec une star, etc.). À travers la ritualisation de mouvements et de postures, la multiplication de mises en scène, l’emploi d’outils comme la canne à selfie, le selfie monopolise presque les pratiques et le discours, devenant métaphore générale d’une certaine façon de voir et faire voir soi-même. La visibilité de ce geste est aujourd’hui augmentée par l’adoption qu’en font nombreuses publicités et magazines. Ainsi, le selfie s’affirme comme le geste d’une époque et d’une culture, geste dans lequel la reconnaissance est alors totale, et la distance ironico — théorique décrite par Flüsser est directement proportionnelle à la distance entre l’écran, qui, en dépit du cadre de fonctionnement, semble se transformer en caméra, et notre visage. Le visage erratique et hiératique sur lequel a réfléchi Emmanuel Lévinas, visage qui nous échappe toujours, réfractaire à toute possession, fait l’objet d’une domestication technologique quotidienne qui le travaille et le retravaille comme une sorte de miroir collectif. Nous avons discuté plus haut de l’impact de ce geste sur notre paysage urbain : ce n’est pas rare de devoir s’échapper d’une véritable jungle des bras et de cannes à selfie si

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on traverse la place du Trocadéro à Paris ou la place de Trevi à Rome ou Times Square à New York. Le paysage urbain même change au fur et à mesure que cette pratique occupe toujours plus de place. Lorsqu’on utilise une canne à selfie, le geste devient ample, légèrement maladroit, extrêmement voyant, souvent inconfortable, pour un observateur, si on se trouve dans un lieu très fréquenté. Lorsqu’on utilise plus simplement son smartphone ou tablettes sans le brancher à la canne, le geste et les mouvements qui y sont corrélés sont plus discrets, en s’étendant tout au plus jusqu’à la longueur d’un bras déployé à mi-air. Bien qu’ayant été toujours envisageable de tourner son appareil téléphonique et se prendre en photo via la caméra intégrée, la bidirectionnalité de la caméra (dont l’usager a la perception directe sur l’écran) modifie d’une façon sans précédent la spatialité de cet outil. (photo 9) La camera, même dans sa version intégrée dans des dispositifs de communication comme les téléphones portables, naît comme appareil unidirectionnel, qui en tant que tel constitue une frontière positionnelle évidente : celle entre un devant et un derrière, un ici et là-bas. Les positions de celui qui prend la photo et de celui ou ceux qui sont pris en photos sont nettes, séparées par un appareil qui trace un rapport spatial marqué par la caméra unidirectionnelle. À l’époque des caméras unidirectionnelles, nous ne pouvions pas ne pas saisir d’un regard le sens (signification et direction) du geste et de la situation devant nous. D’un côté, le point de vue du photographe derrière son appareil, le photographe avec son regard et son cadrage, et de l’autre côté l’objet de ce regard et de ce cadrage. Le schéma est celui propre à toute mise en scène, où le périmètre de l’action est séparé de la zone réservée au spectateur. Tout cela change avec la caméra bidirectionnelle : en observant une personne en train de prendre une photo via son smartphone, je ne peux pas exclure que ce qui me semble le geste de la prise en photo ne soit pas celui d’un selfie. Par rapport à une caméra bidirectionnelle, en observateur je ne peux pas situer l’usager comme étant devant ou derrière, je ne peux pas savoir s’il est sujet et objet de son geste ou pas : en un mot, alors que le geste photographique était un geste à la trajectoire définie, aujourd’hui la caméra-écran bidirectionnelle ne me font plus savoir où sont les choses et les personnes par rapport à un instrument, et donc à un acte, de mise en scène. La spatialité et la performativité de ce geste, avant de considérer les effets de l’affichage de la photo, consistent déjà

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dans cette intrigante tendance à faire basculer le devant et le derrière par rapport auxquels nous nous distinguons des autres. Cette bidirectionnalité peut être exploitée de manière subreptice, lorsque nous pouvons faire semblant de faire un selfie (sans que personne ait la perception et l’impression d’être devant un appareil photo) alors que ce que nous sommes en train de faire est justement de prendre en photo la personne ou la scène devant nous. Nous ne regardons pas la caméra- au moins le plus souvent- : nous regardons l’écran. Nous parlons donc de caméra-écran parce que c’est sur l’écran que la personne règle la photo (la distance, le cadrage, l’expression, le regard) tout en sachant que c’est l’œil de la caméra qui le capte. Cette espèce de fausse incompréhension induite par l’attirance d’un écran-miroir comporte un effet d’écart implicite : la gratification du selfie consiste dans la possibilité de nous voir et faire voir tels que nous nous voyons (et nous aimons bien), et pourtant nous avons besoin de regarder l’écran ; faisant cela, dans la photo qui s’en suit, nous n’avons pas exactement la même expression que celle choisie comme étant la meilleure. Glissements de regards, déplacement de point de vue. Le geste du selfie est un geste forcement dissocié aussi pour une autre raison, étant donné que pour l’accomplir nous ne pouvons pas regarder là où nous devons toucher, voire le bouton du clic. Tout se passe comme une sorte de bifurcation du regard et du toucher était condition nécessaire à la réalisation du selfie, qui est dissociatif pour une autre raison encore : parce que nous cherchons à être spontanés, et dans cette quête d’une fausse spontanéité la distance ironico-théorique s’élargit et devient un espace d’hésitation, frustration, répétitions, tentative. Nous cherchons à saisir notre visage en ce que notre visage nous empêche de capturer, c’est-à-dire son regard, la pensée de son regard : nous essayons de faire comme si nous ne nous regardons pas alors que nous sommes en train de faire justement cela, nous faisons comme si nous n’étions pas en train de penser à notre visage alors que nous sommes en train de penser à notre visage, de le penser comme s’il était le visage de quelqu’un d’autre. La performativité du selfie, son dynamisme, en plus que dans les conditions spatiales et gestuelles qu’il implique, consiste dans une sorte de quête de son visage : une quête qui semble ne jamais s’achever, et qui fait de notre visage, à la fois, ce qu’il y a de plus présent et de jamais présent dans l’espace du Web. Nous voulons dire par là que la pratique du selfie, dans son être

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apparemment interminable, détruit la solidité idéale de notre visage, l’idéal d’un visage immuable toujours identique à lui-même, en la transformant dans une continuité d’instants plus ou moins précaires et éphémères à travers lesquels notre visage se décompose et se recompose à chaque fois. Si une certaine interprétation psychanalytique voit dans le selfie le pliement narcissique d’une personne sur elle-même,249 nous voyons dans le selfie, bien au contraire, la mise à l’épreuve de notre visage devant notre regard. Même si le selfie est fait dans le but d’attirer le regard d’autrui, le problème principal est constitué par mon regard. Le regard de l’écran-camera n’est pas le nôtre, il n’est jamais le nôtre en réalité, mais, plutôt, celui des autres : l’écran-caméra par lequel on s’encadre, est le regard d’un appareil éminemment social. Et pourtant, ce qui m’échappe c’est mon regard, c’est tout ce que je n’arrive pas à capter. Ne pouvant pas voir mon regard, je cherche le regard des autres en me mettant à la place des autres. J’expose mon visage, je le fais, pour ainsi dire, sortir de moi, je le fais passer sur une potentiellement infinie variété d’écrans. Je le perds, je joue à le perdre et à le retrouver, l’écran étant à la fois lieu d’affichage et d’enregistrement et lieu erratique et énigmatique. Susan Bright remarque le paradoxe d’un visage qui est dejà là et toujours pas là à la fois :

L’auteur d’un autoportrait présente toujours une image impossible, puisqu’il ne peut représenter à l’identique la réalité physique perçue par les autres. Cet « auto », ce « soi-même » est donc toujours aussi un « autre » (…). De tels paradoxes offrent d’inépuisables sources d’inspiration aux artistes contemporains qui persistent dans la quête de ce « moi ».250

Le selfie se révèle alors geste de coupure et rabibochage avec soi même, geste photographique qui cherche à harmoniser en unité une pluralité proliférant de visages. À chaque fois mon visage est un autre visage, c’est pourquoi je le chasse, je fais mine de le surprendre. « Le selfie, réfléchit Agathe Lichtensztejn, fait singulièrement état de la difficile et complexe épreuve de tentative de conciliation de la représentation de la personne en entier. Il parvient cependant à donner une forme qui renonce à arbitrer entre l’homme […] avec le désir de se livrer sous son “meilleur jour”, porteur de la croyance en son identité résistante, à s’approcher de son Homme intelligible, figure

249 Cf. E. Godartt, Je selfie donc je suis, Paris, Albin Michel, 2016

250 S. Bright, Autofocus : L’autoportrait dans la photographie contemporaine, Paris, éditions Thames & Hudson, 2005,

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métaphorique de l’incorruptibilité et de l’intemporalité »251. L’harmonisation de cette pluralité peut créer des récits. Sur YouTube, par exemple, on peut trouver des tentatives de récit et narration à partir du selfie : un selfie chaque jour pendant six ans et puis douze ans252, avec un effet performatif frappant qui nous fait assister à tout ce qui change et à ce qui ne change pas, sur le visage et hors de lui, pendant ces deux différentes plages de temps. Le selfie est en outre un geste qui fait le lien entre le milieu socio-technologique actuel et la tradition, c’est aussi son intérêt culturel. Adeline Wrona insère le selfie dans la très longue histoire du portrait et celle de l’autoportrait, saisis dans leur relation aux médias, nous donnant ainsi la nécessaire profondeur historique au prisme de laquelle pouvoir observer ce phénomène. À l’instar de l’auteure, nous pouvons affirmer que « du monde de l’art au monde du journal, et plus largement des médias, le

portrait sera conçu comme une œuvre vouée à être socialisée »253. Là où elle se penche sur

l’histoire du portrait dans la peinture, elle dit que « le geste mimétique présidant à la réalisation di portrait porte avec lui une première caractéristique qui inscrit cette pratique de la peinture dans un usage profondément et prioritairement social. Pour qu’il y ait portrait, il faut qu’il y ait relation, d’individu à individu, du peintre à son modèle, et aussi du peintre au commanditaire éventuel du portrait »254.

Relever la dimension sociale du portrait et de l’autoportrait en revient à dévoiler leur performativité pour ainsi dire extra-artistique qui façonne le social et développe la singularité de l’individu dans la collectivité de son être avec autrui. Les rapports interpersonnels et sociaux évoqués par l’auteure semblent pouvoir s’appliquer parfaitement à la socialisation du selfie :

Le « je » figuré dans le portrait s’inscrit dans une situation d’échange qui sollicite bien d’autres acteurs ; non pas seulement les individus qui l’entourent immédiatement, mais aussi tout un système symbolique, culturel, sociologique, qui dicte sa loi aux formes de la représentation. Aussi ce « je » ressemble-t-il à ce que Norbert Elias appelle des « je-nous », formulation qu’il propose pour résoudre le problème suivant : « Le rapport de la multitude à l’être humai pris isolément que nous appelons “l’individu” et de l’être humain pris isolément à cette multitude d’êtres humains que nous appelons la société »

251 A. Lichtenszstejn, Le selfie. Aux frontières de l’égoportrait, Paris, L’Haramattan, 2015

252 Noah takes a photo of himself every day for 6 years, (en ligne :

https://www.youtube.com/watch?v=6B26asyGKDo)

253 A. Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, 2012, p. 26

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n’est absolument pas clair.255

Les usages sociaux du portrait entrent évidemment en dialogue avec les supports de la représentation et de la médiation, avec des effets et des formes qui, comme le remarque Wrona, « sont autant d’effets de sens » : auprès de ces effets, nous considérons « l’usage informatif du portrait comme une pratique ancrée dans le temps, un temps partagé, vécu en commun, scandé par des rythmes collectifs, dont les biographies médiatiques offrent des figurations incarnées »256. La performativité des selfies apparaît très claire à Wrona : il s’agit d’une performativité sociale dans laquelle le visage se charge de représenter la personne et tout son entourage.

« Les pages Facebook obéissent à une architexte standardisé jusque dans ses métamorphoses permanentes, et tyranniques, dans lequel l’identité individuelle se décline notamment en liste “d’amis” : l’autoportrait cache ou contient l’espace accueillant des portraits des proches, et c’est bien la somme des autres qui me constitue comme individu existant dans le réseau »257.

Dans les pages qui suivent, nous allons voir comment les pages du Web structurent et mobilisent nos relations aux autres, comment les pages du Web et certaines applications de messagerie contribuent à produire des effets de présence à laquelle participent aussi bien les photos que l’écriture : « Les écrits d’écrans modifient d’emblée les termes de la relation périodique, puisque… dans le cas du texte informatisé toute lecture est aussi écriture. Les portraits s’écrivent alors autant qu’ils se lisent, ou se consultent »258.

255 Ibidem. p. 21

256 Ibidem. p. 371

257 Ibidem p. 372

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