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La main et les doigts : l’expérience tactile

L’espace social de la mise en présence

1.9 La main et les doigts : l’expérience tactile

1.9 La main et les doigts : l’expérience tactile

Notre main s’empare du périphérique portable tout en exerçant sur les côtés la pression nécessaire pour faciliter les opérations d’écriture, de lecture, de visionnage ou de consultation, et le garder en toute sécurité pour qu’il ne tombe pas par terre, donnant ainsi à la main une vision plastique et physique comme jamais auparavant de deux formes du temps présent, opposées et conflictuelles : l’instant et le maintenant. L’instant et le maintenant, comme nous le fait remarquer François

Jullien222 en les reconduisant à leur étymologie, expriment deux tendances temporelles

particulières : l’instant (du latin in-stans) est ce qui ne tient pas, ce qui m’échappe et disparaît ; le maintenant (du latin manu-tenere), c’est ce que je main-tiens, ce que je tiens avec la main. Dans le geste de tenir son portable dans la main s’incarnent ces deux tendances temporelles différentes, bien que le flux de mon écriture par défaut ne soit pas destiné à disparaître, mais bien au contraire à s’enregistrer, je le perçois tout de même comme un flux, comme les nombreux flux d’écriture et d’attention simultanés dans la modalité multitâche. Jean Baudrillard souligne la progressive diminution d’une composante depuis toujours inaliénable à ladite relation, à savoir celle de l’effort : « Nous expérimentons dans nos pratiques combien s’exténue la médiation gestuelle entre l’homme et les choses : appareils ménagers, automobiles, gadgets, dispositifs de chauffage, d’éclairage, d’information, de déplacement, tout ceci ne requiert qu’une énergie minimale, soutient-il. Parfois un simple contrôle de la main ou de l’œil, jamais de l’adresse, tout au plus le réflexe. Presque autant que le monde du travail, le monde domestique est régi par la régularité des gestes de commande et de télécommande […] À la préhension des objets, qui intéressait tout le corps, se sont substitués le contact (main ou pied) et le contrôle (regard, parfois l’ouïe). Bref, seules les “extrémités” de l’homme participent activement de l’environnement fonctionnel ». Le gestuel d’effort, n’étant plus requis par la maîtrise de l’objet technique, à laquelle suffit le gestuel de contrôle, se déplace pour s’appliquer alors aux activités ludiques et

222 F. Julien, « Faisons confiance au déroulement face au devancement, dans J. Birnbaum (dir.), Où est passé le

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sportives, selon Baudrillard. Il nous faut un « gestuel minimum », dit-il, pour « tempérer l’abstraction absolue de l’action à distance » qui sans ce gestuel « perdrait son sens 223». Dans les mots de Baudrillard, nous pouvons repérer un concept clé dans la question de l’opacité et de la transparence des outils : un certain degré d’opacité, ce qui demande et devient le gestuel minimum, est nécessaire « au fonctionnement mental du système » même si techniquement on pourrait l’effacer du tout. Le laboratoire Ishikawa-Komuro et l’Université de Tokyo, pris comme exemples, sont en train d’élaborer une interface grâce à laquelle il nous serait possible d’utiliser un téléphone mobile à travers des gestes s’effectuant dans le vide, sans aucune surface de contact, et captés et interprétés par une caméra ; l’entreprise Nokia, quant à elle, a créé une interface gestuelle intuitive qui nous demande de déployer nos doigts « à l’air libre »224. La technologie numérique retravaille tout le temps notre participation corporelle dans l’interaction avec l’outil, ce qui, selon Baudrillard, caractérise la miniaturisation de l’objet technique :

Au lieu de l’espace continu, mais limité, que créent autour des objets traditionnels les gestes à leur usage, les objets techniques instituent une étendue discontinue et indéfinie. Ce qui règle cette étendue nouvelle, cette dimension fonctionnelle, c’est la contrainte d’organisation maximale, de communication optimale. Aussi assistons-nous, avec le progrès technologique, à une miniaturisation toujours plus poussée de l’objet technique225.

L’ergonomie actuelle des téléphones portables, qui dans la dernière décennie a connu une inversion de tendance passant du plus petit au plus grand, semble démentir cette observation de Baudrillard, quoique rien ne soit plus transitoire d’une considération de ce genre, car les tendances du design des objets sont toujours assez volatiles et souvent différentes entre elles. Par ailleurs, le récent essor du Smart Watch de Apple, en tant que périphérique d’un autre périphérique, propose effectivement une miniaturisation de nos gestes, en les enchaînant dans la configuration de l’écosystème Apple.

Quoi qu’il en soit, être-en-ligne, au moins dans sa phase plus active qui peut être aussi hyperactive dans le multifenêtrage envahissant notre écran, nous demande une attention et une action non

223 Baudrillard, op.cit,p.68-69

224 Sadin, op. cit., p. 47-48

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négligeables en termes d’intensité et de durée. Qu’on soit assis ou debout, à la maison, dans un café ou dans le wagon d’un train ou du métro, l’être-en-ligne s’amorce à partir de notre présence bio-psychosociale et de ses mouvements qui, loin d’être une simple gestuelle de contrôle, sont plutôt la manifestation de ce qu’au sens le plus strict de l’expression on peut qualifier de « travail sur soi même » (sur sa posture, sur ses muscles, sur son regard) qui souvent se passe face aux autres. Dans un environnement corporel et attentionnel, dans un milieu bio-informationnel, l’être-en-ligne comporte une

fatigue. Comme l’écrit Marcel Jousse : « Nos tâches, elles sont objectives et lourdes. Nous manions une terre nourricière pesante. Nous manions des grains pesants. J’allais dire, c’est en nous appuyant sur notre corps, sur notre côté droit, sur notre côté gauche, et en nous soulevant d’avant en arrière, que nous manions le réel 226». Alors que je suis-en-ligne avec quelqu’un, je sais qu’il est en train de faire un travail, exactement comme moi. Un travail corporel et manuel qui est, fondamentalement, un travail d’écriture et de lecture. Christian Vandendorpe nous montre comment l’évolution de l’écriture et de la lecture est depuis toujours évolution de postures et gestes. Quels sont nos gestes aujourd’hui, quel sont les gestes e l’être-en-ligne ? En somme, qu’est-ce que je fais le plus souvent avec mon portable à la main ? Je tape, je pianote, je tambourine, j’effleure (comme pour zoomer dans une photo), je switche, laisse glisser doucement la pointe de mon doigt ou alors je presse légèrement, je vais plus vite (comme pour passer en revue des images), je le manipule, je le caresse.

226 Jousse op.cit. p.213

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Figure 8

Nous observons toute une inflorescence de micro-gestes (photos 6 et 7) dont le rythme et les pulsations produisent les effets ponctuants dont parle Peter Szendy pour forger son concept de stigmatologie227. En lui empruntant le concept qu’il applique à l’existence en général, nous considérons ici l’activité numérique, l’activité qui crée de la présence, comme le contrecoup d’une série d’actes de ponctuation, de stigmates multimédiales. Les gestes numériques que nous venons de mentionner sont autant d’effets ponctuants, capables en tant que tels, comme l’explique Szendy, de marquer une empreinte, de piquer (en somme : d’affecter), et incarnent une taxinomie gestuelle et opérationnelle à part entière. Ainsi, je texte, je visualise, je sélectionne, je zoome, j’affiche, publie ou partage ; j’aime, je twitte, je zappe, je supprime ou transfère, je fais copier-coller, j’écoute ou je lis ; j’enregistre, j’envoie, je prends en photo, je selfie, je suis en direct....

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Une taxinomie des gestes propre au fenêtrage numérique est encore à faire : la terminologie des usages numériques acquiert sans cesse de néologismes dictés aussi par les codes d’écriture qui souvent s’alimentent d’éléments phonétiques et argotiques, d’acronymes, des noms de signes expressifs comme les émoticônes. Les termes employés sont issus du design des interfaces, notamment des interfaces tactiles. Concevoir et développer une interface tactile en revient à concevoir des gestes qui forment un langage d’interaction228. Cette interaction ne se borne pas à notre action directe sur l’appareil, car elle investit un espace performatif, à savoir corporel, social et culturel, qui se décline dans les formes de ces gestes, inventés, modélisés et répertoriés par les concepteurs. Le produit social de ces gestes, c’est la configuration d’un champ d’action dans lequel se dégagent des effets, effets de nos actions et donc effets de présence. La socialisation et la diffusion des pratiques numériques, renforcée par la connexion mobile, comportent une reconnaissance des gestes

d’autrui qui passe par nos gestes mêmes, ainsi qu’on l’a dit plus haut. Cette composante de familiarité est déterminante : les gestes de la culture numérique sont devenus nos gestes quotidiens. Ces gestes, se ritualisant, se codifiant, façonnent un espace de compréhension réciproque et de domestication de soi-même. Wulf explique cette évolution sociale :

Les gestes jouent un grand rôle dans le processus par lequel l’homme se domestique lui-même. Ils sont un facteur d’appartenance et d’affirmations sociales. En étant familiers avec certains gestes, on devient familiers avec des individus ou des groupes [...]. Ils forment un langage du corps par lequel les membres d’une communauté communiquent entre eux. [...] ils s’inscrivent dans le savoir pratique que l’individu acquiert au cours de sa socialisation et qui lui donne le moyen d’exercer son activité sociale229.

Notre corps à corps avec nos périphériques, et le corps à corps des autres auquel nous assistons les ont introduites dans notre image du corps, qui n’est pas seulement à nous. Elle est toujours

228 Cf. D. Wigdor, D. Wixon, Brave Nui World, Designing Natural User Interfaces For Touch And Gesture,

Burlington, Kaufmann, 2011

229 Wulf, op. cit., p. 44-45

Figure 9 - Certains gestes répertoriés par Jean-Paul Moriaud, disponible en ligne :

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relationnelle et sociale : l’image du corps n’est jamais isolée, elle est toujours accompagnée par celle des autres.

« Il y a un échange mutuel permanent entre les différentes parties de notre image du corps et celles des images du corps des autres » : certains phénomènes, comme celui de chercher son portable dans son sac alors que c’est celui d’une autre personne à côté qui sonne, le syndrome de la vibration fantôme (l’impression de sentir vibrer l’appareil qu’on ne porte pas sur soi) ou des

mouvements involontaires du pouce comme dans l’acte d’écrire sur un clavier230, semblent le

confirmer.

En effet, le contact avec notre portable en particulier est presque constant, nous sommes fusionnés dans une relation haptique que la technologie tactile rend encore plus fluide et intense sous un double, indissociable profil, à la fois sensoriel et cognitif. Je touche, même sans regarder, je touche tout le temps : c’est à travers le toucher, et les opérations de mouvements et de déplacement qu’il comporte (mouvements des doigts et de la main, mouvements de la souris, mouvements, enfin du curseur, de fenêtres, photos et icônes) que j’habite l’écran comme étant espace d’action. Un espace de perceptions se réalisant à travers une appréhension cinétique qui à chaque fois refaçonne et aménage la surface de mes périphériques. « La deuxième décennie du XXIe siècle — nous fait noter Éric Sadin — est marquée par l’avènement du tout-tactile autant que par celui de nouveaux modes ergonomiques, repoussant à terme le principe de la commande et de l’interface, pour celui

d’une fusion intégrée, découvrant — conclut-il — la figure d’un CORPS INTERFACE en

intelligence avec des technologies sensibles 231». 1.10 À fleur de peau

Dans ce modèle fusionnel et fluide, l’expérience que je fais de ma propre peau est médiée par l’ergonomie et la surface des mes périphériques habituels : « Nous ne sentons pas autant notre corps quand il est au repos que quand il bouge, et que le contact avec la réalité, autrement dit avec les objets, renouvelle constamment nos sensations », écrit Schindler232. Il poursuite « on peut dire

230 O’Gorman, op. cit 128-149

231 Sadin, op. cit., p. 37 (en italique et en majuscule dans le texte)

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d’une manière générale que nous ne percevons distinctement la surface de notre peau que quand nous sommes en contact avec la réalité et ses objets 233». Le fait que les pratiques numériques participent d’une manière aussi importante à la perception même que nous pouvons avoir de notre peau, constitue un facteur psychologique crucial dans notre rapport avec les outils et avec tout ce à quoi, à travers leurs fonctions et leurs plateformes, nous pouvons avoir accès : c’est-à-dire à l’expérience de l’espace. Pour aller au-delà du modèle visuel décrit par Lev Manovich, ici je suis en train de systématiser un modèle cinétique et tactile de l’interface informatique adapté à la conception performative et externaliste de l’espace numérique. Didier Anzieu a montré comment la peau est fondamentale dans le développement du Moi : le Moi-peau est même à la base de la

possibilité de penser234. Le psychanalyste, s’inspirant à l’idée freudienne renforçant et

metapsychologisant l’intuition déjà spinozienne et nietzchenne que le Moi est avant toute chose un Moi corporel et que le sentiment de Moi dérive des sensations corporelles et en particulier de celles qui tirent leurs origines dans la surface du corps, décrit la peau comme milieu, laboratoire et véhicule des fantasmes d’enveloppe et contenant, intérieur et extérieur, de maintien et d’expulsion de contenus psychiques agréables et indésirables, ainsi que moyen de communication avec

autrui235. « Sa complexité anatomique, physiologique et culturelle anticipe sur le plan de

l’organisme la complexité du Moi sur le plan psychique », écrit Anzieu. De tous les organes des sens, c’est le plus vital : on peut vivre aveugle, sourd, privé de goût et d’odorat. Sans l’intégrité de la majeure partie de la peau, on ne survit pas », constate Anzieu, qui poursuit : « elle est le seul sens à recouvrir tout le corps, elle-même contient plusieurs sens distincts (chaleur, douleur, contact, pression...) dont la proximité physique entraîne la contiguïté psychique 236». Lorsqu’il énumère les paradoxes relatifs à la peau, Anzieu nous parle d’une peau perméable et imperméable, superficielle et profonde, « véridique et trompeuse », source et siège de douleurs autant que de plaisirs. Elle est solide et fragile, vulnérable, mais en train de se régénérer toujours : « elle a, dans

233 Ibidem, p. 107

234 « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps » (D. Anzieu, Le Moi-peau, [1985], Dunod, Paris, [1995], 2006, p. 61)

235 Ibidem, p. 61, 62

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toutes ces dimensions... un statut d’intermédiaire, d’entre-deux, de transitionnalité 237». Ces tout derniers mots nous renvoient au concept d’interface, et d’ailleurs le Moi-peau est considéré comme interface, l’interface dans laquelle surgit le sentiment du Moi : être un Moi, cela signifie se sentir unique, et encore « c’est se sentir la capacité d’émettre des signaux entendus par d’autres ». L’interface mère-enfant est, selon Anzieu, la fantasie de la peau en commun, la peau qui tiennent ensemble la mère et son enfant tout en mettent à l’œuvre les conditions de leur future séparation. Pour l’auteur, « cette peau commune, en le branchant l’un sur l’autre, assure entre les deux partenaires une communication sans intermédiaire, une empathie réciproque, une identification adhésive : écran unique qui entre en résonance aux sensations, aux affects, aux images mentales, aux rythmes vitaux des deux ». Dans une interface ainsi décrite, nous développons le toucher, tout étant le toucher, à bien considérer, l’activité qui crée et rend possible cette interface même. Par le toucher, l’interface devient réflexive, car « le toucher est le seul des cinq sens externes à posséder une structure réflexive : l’enfant qui touche du doigt les parties de son corps expérimente les deux sensations complémentaires d’être un morceau de peau qui touche, en même temps qu’être un morceau de peau qui est touché. C’est sur le modèle de la réflexivité tactile que se construisent les autres réflexivités sensorielles (s’entendre émettre des sons, humer sa propre odeur, se regarder dans le miroir) puis la réflexivité de la pensée 238 ». La structure réflexive serait alors la caractéristique spécifique du toucher, celle qui en fait une expérience incomparable à celles possibles grâce aux autres sens. Dans les situations de notre vie quotidienne, cette réflexivité se décline dans une intermodalité qui coordonne plusieurs modalités sensorielles, harmonisées de façon à pouvoir échanger efficacement avec son environnement. La coordination qui nous intéresse le plus dans notre discours est celle visualo-tactile, étant donné que les interfaces numériques nous incitent à cette double exploration de l’espace (espace de figures, d’images, d’informations). Une exploration de l’espace qui est indissociablement perception et action dans un environnement de conditions programmées, une exploration dans laquelle l’impulsion kinesthésique comporte une élaboration perceptive : comme le dit Yvette Hatwell, en rejoignant par là les réflexions sur la

237 Ib., p. 39

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perception motrice qu’on a déjà vue chez Merleau-Ponty, « l’originalité du système haptique vient de ce que les mains sont à la fois organes perceptifs, capables d’exploration, et des organes moteurs qui exécutent les actions de la vie quotidienne et dont l’activité est contrôlée par les réafférences tactiles kinesthésiques. Bien qu’il faille toujours distinguer fonctionnellement “’l’action pour la perception » (action de l’exploration) et la ‘’perception pour l’action ’’ (perception au service de l’action), le lien entre perception et action est particulièrement fort dans le fonctionnement du système haptique 239».