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Publié en 1978, quatorze ans donc après l’ouvrage écrit par son mari Olinto, Zora Seljan fait le récit des voyages du couple en Afrique dans le format de petites chroniques de trois ou quatre pages chacune, réunies dans un livre beaucoup plus court (86 pages) que celui d’Olinto (288 pages), mais qui nous apporte un regard différent sur les mêmes évènements. Un regard parfois un peu naïf, mais parfois avec de informations nouvelles et intéressantes. Le titre du livre, Au Brésil, y a-t-il encore de gens de ma couleur ?, vient de la question que Romana da Conceição, Brésilienne arrivée à Lagos en 1899, a posé à l’auteure, lorsqu’elle se rendit compte que tous les Brésiliens qui passaient par Lagos dans ce début des années 1960 étaient des « blancs ».

Seljan donne une origine à la fête du Bonfim de Porto-Novo différente de tous les autres auteurs. Selon elle, la fête « a été initiée par feu Rosalino, frère de notre chère amie Maria Ojelabi, bahianaise de Nazareth, qui est arrivée ici jeune fille en 1899264 ». Soit selon Guran, ou encore dans les conversations que j’ai eues avec Auguste Amaral, la fête aurait été introduite par Simplice Gonzalo. Dans son récit concernant Porto-Novo en 1963, Seljan, donne une information dont elle est la source unique, l’année de début des festivités :

« À la place d’honneur, sur des tapis, on a placé des fauteuils et des petites tables. L’orchestre de pandeiros (tambourins), cuïa (calebasse) et tambour est resté à l’autre extrémité. Nous étions les amis brésiliens qui, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, arrivaient pour la fête. L’émotion et l’expectative des présents se sont manifestées par des longs applaudissements et des "viva" lorsque nous sommes arrivés. Tous ont criés en portugais : "boa festa Iaiá ! Boa festa Ioiô !" » [Bonne fête iaia, Bonne fête ioio].

On n’a pas plus de détails sur la raison pour laquelle Seljan dit que cela se serait passé depuis « quatre-vingts ans ». Pourtant, si le chiffre est précis, il nous renvoie à l’année 1883. Casimir D’Almeida aurait-il transmis au couple que celle-ci serait la date du

début de la fête dans la ville ? En tout cas, il est remarquable (et assez possible) que les premiers visiteurs du Brésil à assister à la fête aient été le couple Olinto-Seljan, du moins ils le sont dans les représentations de cette génération d’Agudàs. Ensuite, l’auteur fait une remarque curieuse :

« Casimiro de Almeida m’a expliqué que "burrinha" est l’âne, soit l’animal le plus intelligent. Et dans un pays où il n’y a pas de chevaux il a dû être valorisé davantage ».

Plus tard, Casimir D’Almeida, avec du champagne, marque bien la distinction, son statut social :

« La musique s’est arrêtée, quelques dames âgées (senhoras) sont venues nous saluer. Casimiro de Almeida nous a offert du champagne et du gâteau. Le peuple a eu de la bière.

Une samba en cercle (Samba de Roda) a commencée ; il n’y avait que les femmes qui dansaient, et cela a duré un certain temps. De nouveaux vers en portugais ont été chantés265 ». Seljan décrit la messe du dimanche du Bonfim, puis le pique-nique qui s’ensuit. Les séparations des familles à l’intérieur de la réunion de la communauté se font bien clairement :

« Le clan des Almeida, avec des amis et la parentèle s’est assis sur une bâche et de l’autre côté sont restés les gens des Silva. La rivalité entre les familles n’est pas très importante. Les membres de l’un et de l’autre clan ont fraternisé avant le déjeuner (...)

Pendant le dessert, Antonio Olinto a remercié Casimiro de Almeida et les brésiliens pour l’invitation qui nous a permis de participer à une fête si chère à nos cœurs brésiliens. Il a raconté comment est la fête du Bonfim à Bahia.

En remerciant, le fils le plus âgé de Casimir a dit que seulement après notre visite il avait compris les mots de son père : "Cette fête mes enfants, est du véritable or. Ne le jetez jamais, cet or, et faites en sorte que vos enfants et petits-enfants vous promettent de la garder". Son français est très clair et sa voix agréable. En continuant le discours, il a déclaré que pendant le temps de la colonisation, ça n’a été pas possible au Dahomey, si lié au Brésil, de maintenir des liens d’échanges. Cependant, maintenant ils habitaient un pays libre et comprenaient enfin pourquoi les vieux ont insisté pour conserver les traditions brésiliennes. Son plus grand désir, et celui de tous les présents, était que le Brésil reprenne rapidement les relations diplomatiques déjà entamées266 ».

Le Dahomey n’avait acquis son Indépendance que deux ans et demi auparavant, et la

265 Seljan (2008 : 53-54).

visite de quelqu’un lié au ministère des Affaires étrangères brésilien suscite alors grand plaisir et espérance au sein de la communauté agudà. Selon le discours du fils de Casimir, c’est comme si la France avait brouillé les rapports Dahomey-Brésil qui auparavant allaient bien de soi et que, désormais, ces échanges pouvaient reprendre leur cours naturel. Les visiteurs du Brésil peu à peu allaient commencer à apparaître, mais « le plus grand désir » de la communauté agudà, celui de voir rétablies de pleines relations diplomatiques, ne va pouvoir se concrétiser entièrement que 43 ans plus tard, en 2006, avec l’ouverture de l’ambassade du Brésil à Cotonou. La bourian et l’ensemble de la fête du Bonfim sont montrés comme une sorte de « preuve de fidélité au Brésil » de la part des Agudàs au couple Olinto-Seljan. Jusqu’à nos jours, soit à Porto-Novo ou chez les De Souza à Ouidah, on trouve la même démarche, d’une manière peut-être moins formelle. Malgré les paroles de son père, le fils aîné de Casimir – dont Seljan ne mentionne pas le nom – n’a apparemment pas pris le relai de son père dans les « affaires de la bourian » suite à sa disparition. Comme on le verra dans un autre chapitre (l’entretien de Mme Amégan) c’est probablement sa vieille mère Mme D’Almeida, née Da Silva, qui sera désignée présidente de la bourian267. Augusto Amaral m’a plusieurs fois dit que les enfants de Casimir n’ont pas suivi les pas du père en ce qui concernait la fête brésilienne, de même que les enfants de son cousin Marcelino. Dans l’extrait suivant, on se rend compte de la place importante donnée à Mme Casimir D’Almeida : « Casimiro de Almeida a salué notre présence et nous a demandé de venir avec plus de brésiliens pour la fête l’année prochaine. Lorsqu’il a fini de parler, les tables ont été retirées et l’orchestre s’est organisé sur un banc et la samba a commencé. Tout d’abord, Mme Casimiro D’Almeida a dansé seule, petite vieille, en remerciant à la manière africaine la présence de tous les invités ; avant de danser, elle a demandé la permission à Casimiro. Tous les présents, un à un, ont mis de l’argent sur son front. Elle donnait l’argent pour ceux qui jouaient268. (...). Je n’ai pas été témoin, et je ne connais pas d’autre récit chez les Agudàs où une femme danse seule la samba, en prenant tout son temps, en recevant l’argent de l’intégralité des

267 Je dis probablement car, comme vu auparavant, il y a une possibilité que la présidente désignée soit l’épouse du cousin de Casimir, Marcelino D’Almeida. On note que Marcelino, que Auguste Amaral pointe comme étant la principale personne à lui avoir transmis le savoir-faire de la bourian, n’est à aucun moment mentionné. Il me semble fort probable que Marcelino était directement impliqué dans l’exécution de la musique et/ou la sortie des masques, tandis que Casimir prenait la place de président et se chargeait des « relations publiques » de la fête. Le couple Olinto et Seljan sont toujours restés dans la position d’invités spéciaux et n’ont pas eu d’interactions plus significatives avec ceux qui organisaient directement la fête, portaient les masques ou exécutaient la musique.

présents, le tout exécuté d’une façon aussi aisée. Cela montre son prestige et, certainement, reflète aussi le prestige de son mari Casimir D’Almeida.

L’apport d’Olinto et Seljan : pistes pour le terrain

À travers cet ensemble de pages dédiées à construire des articulations à partir des récits de Olinto et Seljan, j’espère avoir démontré que leurs ouvrages, d’habitude relativement peu cités et peu analysés, sont en réalité, riches d’éléments détaillés et originaux, méritant ainsi une place centrale dans l’étude des aspects culturels des Brésiliens d’Afrique et leur évolution à travers le temps. Mettre en lumière certaines pratiques de l’époque – que nous pourrions appeler la période finale de l’« âge d’or » de la bourian – nous apporte des éléments pour la compréhension des revendications et des représentations existantes au sein des Agudàs de nos jours. En faisant une triangulation constante entre leurs ouvrages, celles d’autres auteurs et de mes données de terrain, j’ai utilisé plusieurs pistes que j’ai pu extraire de leurs récits, telles que les suivantes. Le prestige et leadership de Casimir D’Almeida et l’organisation de la communauté des Agudàs (ou de cette partie de la communauté) de Porto-Novo autour de deux « clans » proches, celui des D’Almeida et celui des Da Silva. Les spécificités de la fête du Bonfim et de la Bourian à l’époque, dont je peux souligner l’ordre différent de sortie des personnages et l’absence du personnage-vodoun Mami Wata. Nous avons vu que la bourian se limitait alors au samedi, et que la sortie de masques, qui de nos jours suit le pique-nique du dimanche, n’avait pas lieu. En outre, Olinto et Seljan me semblent fondamentaux lorsqu’il s’agit de faire une comparaison entre les pratiques tenues dans la communauté de Lagos et celles de Porto-Novo. Nous avons pu voir d’ailleurs quelques indices de contacts entre les communautés des deux différents pays/colonies. Concernant Lagos, j’ai attiré l’attention sur l’héritage d’une tradition originaire du Pernambouc qui était passée jusqu’à présent inaperçue. Cela peut nous amener à questionner une idée de fond qui s’est établie, dans laquelle l’héritage des retournés serait un héritage exclusivement bahianais. Cependant, d’autres pistes trouvées chez Olinto et Seljan méritent certainement d’être encore parcourues ou approfondies lors de futurs travaux. Enfin, je dois remarquer le redimensionnement de la durée de la fête du Bonfim, avec le « dévoilement » de l’existence d’un troisième jour de festivités, le lundi.  

CHAPITRE 2 - PROBLÉMATIQUE DE

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