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Gilberto Freyre et Pierre verger sont présents dans la genèse des Agudás comme objet d’études en sciences sociales. Mais différemment de Verger, la contribution de Freyre est moins mentionnée et surtout moins mise en contexte. Freyre va appliquer aux Agudàs en Afrique des problématiques de recherche similaires à celles qu’il avait posées dans son étude des foyers du Nord-est du Brésil, à partir de son célèbre ouvrage « Maîtres et esclaves – la formation de la famille brésilienne sous le régime de l'économie patriarcale » (1962 [1935]). Dans l’article de 1951, cité plus en haut, Freyre définit les principaux axes identitaires des Agudàs et leurs marqueurs. Ces axes sont, dans les grandes lignes, les suivantes : a) le mélange ethnique ; b) l'alimentation et la cuisine ; c) les fêtes : les danses, les costumes, la musique et les textes des chansons ; d) la famille patriarcale et les patronymes ; e) la religiosité et la dévotion, notamment catholique ; f) la trajectoire du négrier Chacha De Souza et le suivi des biographies individuelles et familiales comme voie d’approche des problématiques concernant les Agudàs ; g) l'architecture afro-brésilienne55.

Tous ces axes seront alors repris par Verger (1968), puis développés systématiquement par Guran (1999).

La thématique privilégiée par Verger était, avant tout, le phénomène religieux, et c'est en réponse à une demande de Freyre, qu'il va entrer en contact avec les descendants de Brésiliens qui habitaient là. Freyre avait des pistes sur les Agudàs au travers des

55 Cette dernière est une contribution de Verger, même si elle fait partie des sujets, en ce qui concerne le Brésil, traités par Freyre.

quelques passages écrits à ce sujet antérieurement par Nina Rodrigues, au début du siècle, et J.F. d'Almeida Prado (1949) et probablement par Lorenzo Turner56. Freyre suggère alors à Verger de réaliser un reportage en textes et photos sur ces descendants de Brésiliens (qui étaient virtuellement inconnus du grand public) pour le magazine à grand tirage O Cruzeiro, publié en cinq numéros57. Verger prend de magnifiques clichés des Agudàs et recueille des informations qu'il remet ensuite à Freyre, chargé de rédiger le texte qui accompagnera le reportage paru en 1951. Le reportage sera postérieurement republié avec des modifications dans un ouvrage de profil académique en 1962, et c’est cette version qui est plus couramment citée58.

Freyre voyait les Agudàs comme la seule projection culturelle du Brésil en dehors de ses frontières. Pourtant, dans ses ouvrages postérieurs, il ne reviendra pas de façon plus approfondie sur le sujet. Verger, en revanche, fera plus tard des Agudàs l'aboutissement de son livre Flux et reflux de la traite des nègres, où les Agudàs seront précisement « le reflux » du titre. Il approfondira les axes proposés par Freyre, énumérés ci-dessus, en suivant la même lignée scientifique qui a été inaugurée au Brésil par Freyre, c'est-à-dire l'étude des phénomènes culturels et les liens et parallèles entre les pratiques actuelles des Agudàs et celles du Brésil du XIXe, donc sans les lier à des notions d’« ethnie », de « sang » ou de « race ».

Le basculement du concept de « race brésilienne » vers celui de « culture brésilienne », réalisé par Freyre, est considéré comme le point tournant à partir duquel s'installe la modernité dans la pensée brésilienne en sciences sociales. De la même façon, la quête d'une « brésilianité » chez les Agudàs entreprise par Verger et Bastide, et reprise par tous les auteurs postérieurs – moi inclus – est axée surtout sur les pratiques culturelles, n’étant pas de l'ordre de l’ethnico-racial (même si ce composant en fait partie, notamment dans le discours de certains acteurs). Curieusement les Agudàs avaient déjà

56 « (...) doit avoir [au Dahomey] un matériel beaucoup plus vaste, des photographies ou portraits de famille anciens inclus, comme celles qu’il y a environ dix ans m’ont été montrées par un autre chercheur, Nord-Américain et homme de couleur, alors impliqué, par ma suggestion, dans l’étude des survivances américaines – brésiliennes incluses – en Afrique ». Freyre (1990 : 123) [1962] ; la traduction est mienne. Freyre fait référence ici et dans la page 95, à ce chercheur et « homme de couleur », qui, inexplicablement il ne nomme pas. Il s’agit très probablement de Lorenzo Turner.

57 Revue O Cruzeiro, 1951, du n.43 au n.47 ; à propos de cet article séminal et les enjeux de son élaboration voir Costa Oliveira (2013a, 2013b).

une conscience transversale d’un « élan culturel brésilien », devenu le socle de leur identité, avant même que ces notions ne se renforcent au Brésil, où cette idée se consolide dans les années 1920-1930. Les Agudàs ont, dans une certaine mesure, anticipé les Brésiliens citoyens du Brésil dans la conscience d'un lien identitaire au niveau culturel et non ethnique. Les Agudàs, eux, se voient depuis longtemps comme un ensemble culturel lié par des mythes d'origine communs (ce qui ne les empêche pas de reconnaître des différences de statut social et des lignées à l’intérieur de ce premier niveau identitaire). Ce sont des « lignées culturelles59 » (liens économiques inclus) qui vont être à la base de la construction des lignées familiales, qu’elles soient par alliances, affinités ou dépendances.

Freyre, dans l’article en question (1962), ne s’étonnait pas de ce que parmi les éléments apportés en Afrique se trouvaient les fêtes populaires avec leur « substance folklorique » mais aussi des « fêtes profanes qui ne sont pas toujours faciles à séparer des fêtes religieuses (...) ». Freyre ouvre alors une large place aux chansons de la bourian recueillies par Verger60. L'importance donnée à ces chansons est tout à fait compréhensible : en 1951, à part quelques rares exceptions, les Agudàs ne parlaient pas couramment le portugais et pourtant, ils chantaient en portugais61. Freyre et Verger transcrivent, partiellement ou en entier – parfois c’est difficile à identifier – les vers de dix-neuf chansons ou extraits. Ce sont les transcriptions les plus anciennes des textes de chansons de la bourian que j’ai pu trouver62. Parmi les dix-neuf extraits, neuf sont chantés ou connus encore aujourd’hui, néanmoins je n’ai pas entendu les dix autres sur le terrain. Toutefois, je précise que ce sont des informations à prendre avec précaution : il faut prendre en compte les possibilités que : a) j’ai raté l’identification d’une chanson

59 Expression que je propose ; des lignées qui ne se baseront pas que sur les liens de consanguinité et d'alliance, mais aussi sur une influence sur les us et coutumes, transmission de métiers, expressions culturelles, etc.

60 Freyre et Verger donnent alors plusieurs possibilités de transcriptions phonétiques du mot (en portugais, bien entendu) : Burinhá, Burinhão, Burrinha. Pourtant, sur le cliché de Verger où on voit l’affiche de la « Grande Soirée Brésilienne » (sic), on lit « Bourihan », avec une graphie clairement influencée par la langue française. Cette influence est renforcée par la présence des drapeaux brésilien et français dans l’affiche. Cf. Costa Oliveira (2013a : 59).

61 Aujourd’hui on peut dire que, virtuellement, aucun Agudà ne parle le portugais couramment, au moins aucun lié à la bourian ou à l'organisation des festivités. J'ai nonobstant notice de trois individus, sans lien entre eux, qui habitent ou ont habité le Brésil et qui doivent parler le portugais, mais je n'ai pas eu mention de leur influence sur les fêtes ou sur les activités de la communauté.

62 Elles sont donc contemporaines du premier enregistrement audio connu, que j’attribue à Casimir D’Almeida, réalisé à Paris en 1950, disponible dans le site web du CREM : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2008_008/

b) les vers transcrits par Freyre soient des parties ou des variations tombées en désuétude de chansons encore chantées de nos jours. Dans la pratique musicale des Agudàs il n’y a souvent pas une différenciation claire entre ce que serait une chanson en deux parties différentes mais perçues comme une unité et deux chants différents que le chanteur enchaîne par habitude63. En fait, cette question semble ne pas se poser de la même manière pour les Agudàs et elle serait avant tout un souci etic de systématisation de la part du chercheur.

Parmi les extraits tombés en désuétude, on trouve (ici dans ma traduction) : « Cours mon cheval / (...) Va dire à mon Brésil ! Qu’il ne m’oublie pas64 ». La petite ânesse qui donne son nom à la bourian et le cheval sont deux désignations du même personnage masqué65. On touche ici à une question qui, concernant le répertoire de la bourian, se réitère : dans quelle mesure s’agirait-il de chansons venues du Brésil ? ou créées sur place en Afrique ? Freyre, par contre, n’aborde pas le vif de la question, et se limite à mentionner que les chansons étaient chantées dans un portugais assez « estropié ». Pour aborder cette question, il faut tout de même préciser si l’on parle de l’air mélodique ou des textes, car souvent on change de texte sur un relief mélodique déjà connu. Ici, dans le cas de la chanson « cours mon cheval » on peut affirmer sans crainte qu’au moins le texte a été produit hors du Brésil, car la bourian (le cheval) serait chargée de communiquer avec le Brésil. « Mon Brésil », « ne m’oublie pas » ; en effet c’est exactement ça que se passe : la bourian qui court (sort dans la rue) dit à ces Dahoméens qu’ils sont (toujours) des Brésiliens. La chanson dit « ne m’oublie pas » et non « ne nous oublie pas » : le lien est donc de caractère personnel et sentimental. On pourrait imaginer que la chanson ait été faite par un « retourné » ; mais de toute manière elle gagne encore plus de signification quand elle est chantée par quelqu’un né en Afrique : ne m’oublie pas, même distant dans l’espace et dans la temporalité, je suis ici, je suis l’un des vôtres. Dans un autre niveau de registre, le cheval-bourian continue à « obéir à la requête » : il rappelle tout de suite aux Brésiliens citoyens du Brésil qui visitent le Bénin ou qui voient des photos de cette fête, que ces Béninois ont quelque chose de

63 On trouve cette pratique aussi au Brésil.

64 Dans l'original : « Corre meu cavalo (...) Vai dizer a meu Brasil ! Que não se esqueça de mim ».

65 En fait, selon des témoignages sur le terrain, on peut dire que le masque du cheval correspond au personnage bourian, de la même manière que la poupée géante masculine correspond au personnage « Yoyo », ou un masque effrayant à un « ambra ». On peut faire ainsi la différentiation entre le « nom technique », descriptif, d’un masque et la fonction qu’il occupe dans la performance.

« profondément brésilien » et qu’il se peut que le Brésil les ait oubliés, mais que les Agudàs n’ont certainement pas oublié le Brésil.

Dans une autre chanson citée par Freyre, et qui n’est plus chantée de nos jours, on trouve :

Minha mãe que me pariu Ma Mère qui m’a vêlée

Me bota tua bênção Donne moi ta bénédiction

Que eu vou na terra dos negros Que je vais dans la terre des noirs

Vou morrer sem confissão Mourir sans confession66

Il s’agit d’une chanson où le « moi lyrique » prend une place particulière : l’individu est au Brésil mais il prépare, non sans douleur, son voyage pour l'Afrique67. La « terre des noirs » n’est pas chrétienne et c’est un voyage sans retour. Exil ? Ou « seulement » construction poétique dramatique, soit des paroles créées déjà en Afrique ? En tout cas cette « terre des noirs » n’est pas la terre avec laquelle celui qui émet ce chant s’identifie dans sa totalité.

Freyre mentionne alors un genre de chanson « semi-savante » créé par des Agudàs de Porto-Novo et recueilli par Verger68. Dans ma compréhension, il s’agirait de chansons Agudàs non destinées à la bourian. Il ne cite qu’une de ces chansons, où l’auteur déplore la mort de sa mère.

Minha mãe era Joaquina (...) Ma mère était Joaquina (...)

Minha mãe tinha uma saia Ma mère avait une jupe

à moda tamandaré À la mode tamandaré

mãe como a minha Une mère comme la mienne

nunca houve no Daomé il n’y a eu aucune au Dahomey

Oh minha mãe do meu coração Oh ! Ma mère de mon cœur

minha mãe foi prá Bahia ma mère est allée à Bahia

enterrada num caixão enterrée dans un cercueil

La chanson a été écrite par Victor Ângelo en 1945, l’année du décès de sa mère

66 Les traduction des chansons sont miennes.

67 Il faut prendre en compte, aussi, la possibilité qu’il pourrait s’agir de l’adaptation d’une chanson portugaise ou luso-brésilienne à l’origine.

Joaquina d’Almeida. L’auteur est né en 1867 et était fils de João Victor Ângelo, né à Bahia en 1847 et mort en Afrique en 1891. À travers la chanson, on sait que Joaquina s’habillait à la brésilienne (« jupe tamandaré »), mais on ne sait pas si son corps fut effectivement envoyé à Bahia (ce qui n’aurait du sens que si Joaquina était née au Brésil et l'on n'en est pas sûr), ou si l’auteur se sert d’une métonymie : ce serait l’esprit de la mère qui serait (re)parti au Brésil. Dans tous les cas de figure, il s’agit ici du retour au Brésil suite au retour fondateur des Agudàs69 vers l’Afrique.