3.2 Orientation retenue pour sa construction
3.2.1 Portée du concept de dette écologique
Selon Martínez Alier (2003), le concept de « dette écologique » est
relati-vement moderne, considérant qu’il fait son apparition à travers les luttes
des mouvements sociaux et écologistes au début des années 1990. Plusieurs
chercheurs ont essayé de formuler une définition. A l’heure actuelle, la dette
écologique définit l’accumulation de biens et services environnementaux, de
manière unilatérale et injuste, par le biais de mécanismes inégaux
d’appro-priation par les pays industrialisés (Sachs, 2004). La consommation des pays
du Nord dépasse les limites écologiques que la terre peut supporter, de sorte
que l’extraction des matières premières, pour répondre à leur demande, est
largement supérieure à la capacité de la planète à se régénérer (Martínez
Alier, 2007).
Selon Simms (2009), la dette écologique est un hiatus dans la distribution
des ressources naturelles, lorsqu’un un groupe de pays s’approprie une part
excessive des ressources. Or il y a des ressources communes auxquelles toute
l’humanité a accès, comme l’atmosphère. Si les pays industrialisés abusent du
bien commun, ils contractent une dette écologique non seulement vis-à-vis
d’un groupe spécifique, mais envers tout le reste de l’humanité qui dépend du
même bien.
Meynen et Sébastien (2013), qualifient la dette écologique comme « la somme
de tous les dégâts écologiques accumulés au fil du temps (estimée en termes
monétaires) situés sur un territoire déterminé où il y a eu une activité
d’extraction ou de production et où l’on peut définir une relation de cause à
effet entre la production et les dommages ». Les limites du concept énoncé
par Meynen et Sébastien sont liées à l’absence d’aspects moraux dans la
définition. Par ailleurs, comme chez Simms, le coût des externalités est
difficile à quantifier, étant implicite dans les dommages écologiques. Certains
des effets résultants de la dette écologique ne peuvent en effet être quantifiés
en termes monétaires : les malades atteints de cancer par abus de pesticides,
la déforestation d’hectares, la perte de la biodiversité du fait des exportations
-d’où la nécessité d’examiner les aspects moraux liés à cette équation (Martínez
Alier, 2008).
En outre, deux chercheurs importants ont contribué à approfondir le concept
de dette écologique, ce sont l’économiste Joan Martínez Alier, à l’Université de
Barcelone, et Erik Paredis, qui a, au sein de l’Université de Gand en Belgique,
dirigé un groupe de chercheurs ayant essayé d’approfondir la question par
une approche académique. Selon Martínez Alier (2003), en se basant sur les
systèmes structuralistes et une approche marxiste, la dette écologique est un
concept économique découlant d’un conflit distributif qui se joue sur deux
niveaux :
• Le premier, l’échange écologique - inégal - , est défini comme
l’expor-tation des produits provenant en partie des pays pauvres vers les pays
développés, à des prix qui ne tiennent pas compte des externalités
lo-cales en amont de ces exportations, c’est-à-dire l’usure des ressources
naturelles, la perte de la biodiversité locale et l’impact sur la culture
locale. Dans ce contexte, le commerce est considéré comme inéquitable
car lié à des relations de pouvoir qui établissent des oligopoles intégrés
et imposent la dégradation du commerce aux pays de la périphérie.
• Le second conflit a pour origine la tendance des pays riches d’utiliser de
manière disproportionnée l’espace environnemental, sans avoir à payer
pour cela, en particulier en se servant de l’environnement comme d’un
puits (dépôts de carbone), ce qui constitue un facteur important pour
la dette climatique.
De même, Paredis et al. (2009) affirment que la réalité de la dette écologique
ne saurait être remise en cause, car les dégâts qu’elle a provoqués dépassent
les frontières, affectant tous les écosystèmes de la planète, avec un impact plus
important dans les pays en développement. La dette écologique va au-delà
des dommages que subissent les populations actuelles, et devient un héritage
auquel seront confrontées les générations futures avec deux conséquences :
• les dégâts écologiques qui durent dans le temps, causés par les pays
développés qui ont intensifié leurs modes de production et de
consom-mation,
• la surexploitation des biens et services des écosystèmes dans d’autres
pays nonobstant les droits de l’égalité, la souveraineté, ainsi que l’impact
sur les autres populations qui bénéficient de ces ressources.
En outre, selon Paredis, la dette écologique est caractérisée par trois axes
pertinents :
• d’abord en se référant aux théories de l’économie de biophysique, se
substituant à l’économie capitaliste, qui repose sur la croissance
d’ex-clusion, par un paradigme se basant sur les limites biophysiques de la
planète (Ortega, 2012),
• d’autre part, en examinant les arguments de l’économie verte, qui
apparaît comme une proposition visant à intégrer la dimension de
durabilité dans les conflits écologiques, et en dressant un état de ces
derniers (Carrasco, 2008),
• enfin, il y a lieu d’introduire les concepts de justice environnementale
et des droits de l’homme. Les perspectives d’une répartition équitable
des biens et services environnementaux se trouvent ainsi élargies non
seulement au sein de la population humaine, mais aussi au sein des
autres êtres vivants qui n’ont pas de voix pour se battre, alors qu’ils
font partie, eux aussi, de notre biosphère (Riechmann, 2003).
De plus, même s’il est vrai que l’expression « dette écologique » a été adoptée
dans le débat économique mondial, son interprétation diffère entre pays
déve-loppés et pays en développement. Alors que les pays dévedéve-loppés ont façonné le
concept en se fondant sur des normes préétablies relatives aux lois
environne-mentales et aux connaissances scientifiques des limites supposées de la nature,
les pays sous-développés lui ont donné vie en s’appuyant sur leur propre
expérience et leurs combats quotidiens contre les grandes multinationales
(Simms, 2009).
A cet égard et afin d’établir un langage commun, on a tenté d’attribuer un coût
économique à cette dette écologique, mais en mettant certaines limites. C’est
le cas, en particulier, pour le réchauffement climatique, où la dette elle-même
est liée à la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Par conséquent, s’il est difficile de monétiser toutes les externalités qui peuvent
créer un problème de cette ampleur, se situant donc au-delà des mécanismes
de compensation monétaire, il est important d’exiger un plan d’action global
visant à mettre un terme à la dette climatique. Comme l’a soutenu Martínez
Alier (2003), quantifier la dette écologique en termes monétaires est
compli-qué, car la nature elle-même dépasse les valeurs traditionnellement établies.
Malgré cela, Martínez Alier estime qu’il est nécessaire d’utiliser des termes
monétaires pour les négociations avec les pays du Nord sous un langage
commun, car cela fournira une base importante pour étudier les conséquences
de la dette extérieure et sa contribution à la dette écologique. Bien sûr, cette
monétisation de la dette doit être accompagnée de questions morales, telles
que la sensibilisation des pays industrialisés, afin de générer plus de modèles
de développement durable (Martínez Alier, 2007).
Warlenius, Pierce et Ramassar (2015) font valoir que le débat sur la dette
écologique découle historiquement des relations politiques et économiques
entre le Nord et le Sud. Depuis l’époque coloniale, le développement du Nord,
la production et le niveau de consommation sont en grande partie imputables
aux « subventions socio-écologiques » supportées par les pays du Sud.
Celles-ci sont définies comme les paiements insuffisants qu’ont reçus les pays les
plus pauvres en échange de ressources naturelles et de main-d’œuvre bon
marché fournis aux pays industrialisés, d’où la connotation à la fois sociale
et environnementale de l’expression. Il est clair que lorsque l’on se réfère
aux « subventions socio-écologiques » dans un contexte historique, cela ne
signifie pas que cette dette a été « aseptisée », mais que ces subventions, ayant
commencé à l’époque coloniale, perdurent de façon continue jusqu’à l’heure
actuelle sans être reconnues. Le principe des « subventions socio-éologiques »
soulève trois questions :
• Enrichissant les grandes puissances mondiales, elles ont par ailleurs
frappé de pauvreté des pays autrefois colonisés, devant maintenant faire
face aux effets d’une économie néo-libérale qui dégrade leurs terres et
tire profit de leurs richesses naturelles, ayant ainsi un impact sur leur
culture et une limitation de leur potentiel de développement.
• Elles ont permis une appropriation par le Nord de la répartition inégale
de ce qui est qualifié de « biens communs » tels que l’atmosphère et sa
capacité à absorber les émissions de gaz à effet de serre auxquelles elle a
été exposée (Warlenius, Pierce et Ramassar 2015). Selon Martínez Alier
(2007), dans le cas des États-Unis, un citoyen moyen émet 15 fois plus
de gaz à effet de serre qu’un citoyen de l’Inde. C’est ainsi qu’émergent
des questions venant de groupes de résistance : qui détient les titres
de propriété sur les biens écologiques pour l’usage commun ? Quelle est
la limite de production des puits de carbone (océans, forêts et sols) ?
En se basant sur le principe de l’équité, il est nécessaire d’exiger le
paiement des « subventions socio-écologiques » non seulement au profit
de la population actuelle, mais en faveur des générations futures.
• La troisième revendication concerne l’annulation de la dette extérieure
du Sud. Partant du fait qu’elle est considérée comme faisant partie
du modèle de développement actuel qui, pour la réparer, perpétue les
« subventions socio-écologiques», les pays du Sud sont obligés d’accélérer
l’extraction et l’exportation de leurs ressources naturelles pour les vendre
sur le marché international, dans le cadre d’un échange inégal qui les
oblige à se montrer plus « compétitifs », diminuant ainsi le prix de
leurs ressources (qui consistent principalement en matières premières).
Cela a pour conséquence d’intensifier les efforts d’extraction afin de
vendre un volume plus important dans un délai plus bref, procédé appelé
« économie d’échelle » (Warlenius, Pierce et Ramassar 2015). Ainsi,
le paiement de la dette extérieure devient un cercle vicieux, dont les
principaux bénéficiaires seront toujours les pays du Nord. Cette question
a soulevé des plaintes du Sud qui souhaite mettre un terme à cette dette.
Il convient de noter que la demande d’annulation de la dette extérieure
ne doit pas être considérée comme un geste de bienveillance accordé
au monde sous-développé, mais comme une obligation morale du Nord
eu égard aux années d’inégalité écologique vis-à-vis des pays du Sud
dues aux mesures économiques qu’ils ont subies. En effet, toute valeur
monétaire en faveur des pays du Nord reste négligeable par rapport aux
dommages environnementaux et sociaux à l’encontre des pays du Sud
(Simms, 2005).
3.2.2 L’activité économique, effets sur l’environnement
Dans le document
La dette écologique dans l'analyse économique. Le cas du projet Yasuni-ITT en Équateur
(Page 49-54)