• Aucun résultat trouvé

POLYSEMIE DES CENTRES

Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 85-89)

L'organisation du jardin de Sissinghurst en une suite d'enclos articulés par des promenades implique que chacun possède sa propre centralité, qui induit un jeu de significations valable pour l'ensemble de l'espace dont il dépend, ou qu'il contrôle. De leurs rapports ou interdépendances naît la potentialité d'un discours révélateur des interrogations ou secrets de celle qui les a conçus et chargés de sens. Les promenades, on l'a vu, sont liées au territoire d'Harold, et les deux cas du Cottage Garden et de YHerb Garden restent ambigus, car liés à la présence de chacun.

La tour

La tour est dominante dans la hiérarchie, c'est le point que l'on perçoit le premier en arrivant, le pôle de l'ensemble du territoire de Vita, le lieu où elle aime se retirer, s'isoler, écrire ou rêver. Sur trois niveaux au-dessus du

Tower Arch, que l'axe principal traverse, la tour est desservie par un

escalier en colimaçon qui aboutit à une terrasse surplombant la globalité du jardin et, au-delà, le paysage environnant, la campagne du Kent. La tour est située à l'articulation de deux espaces fermés, le Front Lawn et le

Tower Lawn, dont l'effet de vide accentue l'émergence de la verticalité.

Dès l'enfance de Vita, sa mère, Lady Sackville, notait dans son journal : « Hier, elle m'a dit qu'elle aimerait vivre seule dans une tour avec des livres !... » (Portrait d'un Mariage, p. 122). Fidèle à ce désir précoce de soli­ tude, Vita voulait réaliser dans la tour son cabinet secret, très proche de la description qu’en a fait Virginia Woolf dans Orlando : « Orlando éprouvait

souvent le désir d ’être seul, et se retirait dans son cabinet. Là, derrière une porte close, assuré du secret, il sortait un vieux manuscrit dont il avait cousu les feuilles avec un fil de soie volé dans la boîte à ouvrage de sa mère et qui portait en titre, d'une grosse écriture arrondie d'écolier : le Chêne Poème) ».

En 1930, cette tour fût, pour Vita, l’une des grandes découvertes de Sissinghurst, le rêve enfin réalisé. Son fils Nigel s'en souvient dans Portrait

-58-

jeta un coup d'oeil à travers la brèche et s'exclama aussitôt : « ce sera ma biblio­ thèque, et ceci sera mon salon » ; les deux pièces étaient siennes et le demeurèrent pendant les 32 années suivantes. Très peu de gens y étaient admis. (...) Elle remplit sa chambre de ses livres et de ses souvenirs personnels. (...) Ses posses­ sions devaient vieillir avec elle. Il lui fallait être entourée par l'évidence du Temps. (...) Vita s'était retirée au sein d'une solitude désirée. (...) Pour elle, la nature était l'explication muette de ce qu 'elle ne pouvait jamais expliquer de façon satisfai­ sante. (...) Elle tenta de réconcilier l'inconnu avec le connu. (...) C'était là sa vie secrète, sa vie dans la tour, où nous n 'avons jamais tenté de pénétrer. »

La tour possède deux énergies opposées, qui stigmatisent l'image du signal, du point de convergence et aussi l'idée du refuge, de l'intime, du secret : « La tour domine et maîtrise la plaine qui la cerne. Elle est un appel aux

hommes dispersés, un centre de ralliement. Elle est centrifuge pour celui qui l'habite, centripète pour celui qui la voit de loin.» (Michel Tournier: Les Météores, p. 562).

Bachelard, dans la Poétique de l'Espace, parle de l’intimité extrême qu’elle enferme et qui s'y « réfléchit sans fin en son centre ». Interdite aux autres, centre du monde, elle est habitée par les souvenirs, par l'obsession des origines : « Cette tour est la tour idéale qui enchante tout rêveur d'une antique

demeure. »

Pour Vita, la tour de Sissinghurst est la mémoire de la tour perdue, celle de l'enfance, de la demeure ancestrale de Knole, dont elle dit la dimension poétique, qui constituée pour une part l'âme du jardin, dans Family History (1932) : « The heavy golden sunshine enriched the old brick with a kind of patina,

and made the tower cast a long shadow across the grass, like the finger of a gigantic sundial veering slowly with the sun. Everything was hushed and drowsy and silent, but for the coo of the white pigeons sitting alone together on the roof. (...) The tower sprang like a bewitched and rosy fountain towards the sky. (...) They climbed the seventy-six steps of the tower and stood on the leaden fiat, leaning their elbows on the parapet, and looking out in silence over the fields, the woods, the hop-gardens, and the lake down in the hollow from which a faint mist was rising. » (cité par Anne Scott-James dans The Making of a garden, p. 54-

-59-

Cette tour est le lieu de la maturation, où elle pouvait se retrouver, se revi­ vifier, nourrir sa création, et rayonner sur l'ensemble du jardin. C'est là que sa cache son cabinet secret, constitué de deux espaces, dont le plus important est son bureau, meublé, près du feu de la cheminée, d'une table de travail remplie d'objets chargés de mémoire, et d'un divan qu'encadrent des étagères pleines. Face à face, les larges baies à meneaux élisabéthains permettent au regard de Vita, d'observer chaque parcelle du jardin. L’autre espace est une petite alcôve octogonale, faisant pendant à l'escalier, munie de meurtrières, dont les murs sont couverts de livres, une bibliothèque miniature.

Virginia, dans Orlando (p. 65), insiste sur l'atmosphère de secret qui résulte de cet emboîtement de pièces, de meubles, de tiroirs, de coffrets, de manuscrits : « il traversait sa librairie, prenait dans sa poche une clé d'argent et

venait ouvrir dans un coin les portes d ’un grand cabinet marqueté; cinquante tiroirs en bois de cèdre s'alignaient à l'intérieur : chacun à 'eux portait sur une étiquette un titre tracé avec soin de la main d'Orlando. Lequel ouvrir ? L'un annonçait « La mort d'Ajax », l'autre « La naissance de Pyrame » (...) en fait il n ’y avait peut-être pas un seul tiroir qui n 'évoquât un personnage de l'antiquité à un moment critique de sa carrière. Dans chaque tiroir gisait un document de dimensions considérables, entièrement écrit de la main d'Orlando. (...) Cette nuit, cependant, à l'heure la plus morte, assuré d'être seul, il choisit dans son cabinet secret deux manuscrits. » Vita vivait dans cette ambiance de secret,

d'isolement, entourée de ses manuscrits, de ses « journaux intimes », de ses poèmes, de ses romans, de sa vie passée...

Deux autres centres marquent le territoire de Vita, deux centres, opposés systématiquement, l'un en creux, l'autre en plein, sous le regard à la fois dominateur et protecteur de la tour :

- le Rondel au carrefour de l'organisation en croix du Rose Garden, - la grande pergola fleurie du White Garden.

L e R o n d e l

Vita, dans le Garden Book, p. 156, définit ainsi l'origine du nom :« In the

-60-

people to the round floors of oast-houses and borrowed by them to descrïbe this circular patch of turf. »

A l’origine, l'idée fût imposée par Harold, lors du tracé du jardin, pour

ponctuer l’axe qui aboutit à la Bacchante, au milieu de ce qui était alors le potager. Après un premier refus, Vita s’appropria ce vide central, rond pour, développer autour, par contraste, un jardin sauvage à thème dans la tradition de Gertrude Jekyll. La transformation du Kitchen Garden en Rose

Garden de 1937 à 1939 donna à ce jardin-paradis un sens plus romantique.

Ce lieu, centre vide au milieu de ce monde de roses, s’offre à plusieurs lectures :

- la mémoire de Rosamund, le premier amour de Vita qu'elle décrivait comme « vide »,

- un espace centrifuge, séparateur, angoissant dont le passant est rejeté, lieu permettant de « faire le vide »,

- un temps de silence, de méditation à propos de la femme, cet « assemblage de beautés », puisque les deux axes conduisent à deux représentations féminines, lieu de concentration, d'ordre, en opposi­ tion au sauvage.

Le centre du

W h ite G a rd en

Le centre du White Garden était à l'origine constitué de quatre amandiers (rescapés d'une allée d'amandiers), dont la première floraison était suivie par celle des rosiers grimpants dont ils étaient couverts, Rosa Filipes et

Garland Rose. Au milieu était placé un grand vase chinois Ming en terre

cuite, qui avait été acheté au Caire en 1937. Par la suite, les amandiers furent étouffés par cette couverture de roses, tués par tant de beauté qui leur servit de linceul. Ce centre d'ombre chaleureuse, transformé par la suite en tonnelle de fleurs blanches sous tant de lumière éblouissante, inquiète et repose à la fois.

S'y coucher, y dormir, se laisser envahir, aimer, mourir, y renaître, dans sa douceur, sa chaleur de ventre, de sein maternel, cette forme à la couleur laiteuse, son odeur, font ouvrir la bouche de plaisir assouvi. L’amour plein est là, débordant, arrivé à maturation. Au centre du centre, cette jarre

-61 -

chinoise, à l'émail couleur terre, semble contenir la graine naissante, le germe vital. Cette image pure, idéale, idéelle de ce monde blanc est trans­ parente, immatérielle, silencieuse. C'est l’image pleine de la présence féminine, de la mère, de l'amante, et aussi de la Mort, à la mémoire de Virginia Woolf, la chère disparue.

Vita écrit à Harold le 17 août 1926 son sentiment pour Virginia : « l'amour

que l'on peut éprouver pour elle est d'une toute autre sorte : une chose mentale, une chose spirituelle, si tu veux, une chose intellectuelle, et elle inspire un senti­ ment de tendresse, dû, je suppose, à ce curieux mélange de dureté et de douceur ; la dureté de son esprit et sa terreur de devenir folle à nouveau. Elle suscite en moi des sentiments protecteurs. » (Portrait d ’un mariage, p. 275), ou encore le

30 novembre 1926 : « Je sais que Virginia va mourir, et ce sera trop affreux (...)

O Hadji, elle est un tel ange ! Je l'adore vraiment. Pas « amoureusement » - seulement de l'amour-dévotion (...) Je ne crois pas avoir aimé autant quelqu'un sur le plan de l'amitié ; en fait, je sais, naturellement que je le sais, je n 'ai jamais aimé quelqu'un autant. » (idem, p. 276).

D'autre part, Vita représente pour Virginia ce qu'elle aime chez la femme : « Elle est ce que je n 'ai jamais été : une vraie-femme. Et puis une certaine sensua­

lité se dégage de sa personne (les raisins sont mûrs) mais pas délibérée (...) (Elle) m'accorde cette protection maternelle qui pour quelque raison, représente ce que j'ai toujours le plus souhaité recevoir de tout le monde... » (Virginia Woolf,

Journal, le 21 décembre 1925, p. 239)

Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 85-89)

Documents relatifs