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Deuxième temps : 1939 à 1962 Les enclos romanesques de Vita

Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 64-77)

Vita, à partir de 1939, envisage de réorganiser certains lieux. La guerre immobilise toute action, mais par la suite, le sens du jardin évolue profon­ dément. De part et d'autre de la tour, deux enclos ont changé d'affectation :

- le Kitchen Garden, appelé aussi Rondel Garden, va progressivement se transformer en Rose Garden (envisagé dès 1937, commencé en 1939) ; - l'ancien Rose Garden face à la Priest 's House devient le nouveau White

Garden, à partir d'une idée de 1939, réalisée en 1949.

Ce qui peut paraître comme le seul déplacement dans l'espace du Rose

Garden, est en fait le signe d'un changement total du sens donné à

l'ensemble de son territoire, par Vita. Elle exprime une conception nouvelle, où les enclos deviennent des jardins secrets, dont les significa­ tions romanesques vont s’affirmer dans le temps. La mémoire du jardin n'est plus celle du lignage, mais davantage celle des amours de Vita. Elle lance un regard en arrière sur sa vie, et écrit dans le paysage un long poème dédié à ses amours passés ou présents. Vita cultive ses jardins du secret, pour y conter, de façon voilée, ses aventures sentimentales. Evelyn Irons écrit en 1931 : « Vita était décidée à garder secrètes nos relations » et Victoria Glendinning, dans son livre Vita, p. 273, insiste sur cette dimen-

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sion du personnage : « Pour Vita, le secret était essentiel. Elle voulait toujours

garder sa vie sentimentale à l'abri du monde extérieur et à l'écart de sa vie avec Harold, qui faisait des week-ends son domaine privé où nul ne pénétrait. Vita était infiniment secrète et tortueuse, bien qu'elle se crût la franchise même. »

Le Rose Garden

La première impression laissée par cet enclos, est celle d'une ambiance romantique, dans la manière sensible de planter, de mêler les plantes et les fleurs, de rechercher des dégradés, ou des confrontations de couleurs qui renvoient au goût de Gertrude Jekyll.

Au printemps, le Rose Garden est déjà à son apogée, car tous les rosiers vont étaler leur parure de fleurs : « The earliest of the shrub roses are already

out : the first rugesas, like Roseraie de l'Haÿ, Blanc Double de Coubert and Rosa rugosa alba, with very large blooms, yellow Frühlingsgold, and some of the rose species... » (Anne Scott-James dans Sissinghurst, p. 133).

Roses mêlées à des rangées d'iris, « splashes ofcolumbines », tulipes et autres petites fleurs « plum-coloured pansies and ajugas. Early clematis flower on trees

and walls ».

En été, l'explosion de fleurs de plusieurs espèces est totale, dont les massifs de roses, les rosiers grimpants se mêlent à d'autres plantes grimpantes telles que chèvrefeuille et clématites, certaines old roses semblent particulièrement appréciées par Vita, qui en fait souvent l'éloge dans des articles de son Garden Book : « Some roses make an extremely effective

hedge, the old striped Rosa mundi for instance, or conditorum, more prettily known as « Assemblage de beautés » (p. 220).

Le monde de Roses se veut d’abord un hommage à la première femme aimée par Vita : Rosamund Grosvenor ; il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre « Rosamundi » et « Rosamund ». C'est le premier amour, celui de l'adolescence : Vita avait une grande ascendance sur Rosamund et elle en parle assez durement : « Je veux dire qu 'elle (ma liaison)

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gentille, mais elle était d'une stupidité totale (...). Elle n'a pas de personnalité, voilà tout. » (cité par Nigel dans Portrait d'un mariage, p. 49).

Ce premier amour aura pour Vita une dimension emblématique originelle, mais lui laissera une impression de vide qu'elle a peut-être voulu commu­ niquer dans la présence du Rondel comme centre vide au milieu de ce monde de roses, (détournement - appropriation du sens premier du

Rondel proposé par Harold). Vita emploie toujours une ironie sentimen­

tale, légèrement méprisante, pour répondre aux lettres de Rosamund qui se terminent par « Ta petite Rose » : « Comme je suis heureuse. Quelle chance

inouïe j'ai de te posséder. Je vais penser à toi, toi, toi, et à rien d'autre, demain, le jour d'après et dimanche et lundi et tous les jours, toutes les heures, à tous les

moments » (Portrait d'un Mariage, p. 104).

Mais ce monde de roses se veut avant tout un hymne à la femme, grâce à cet « assemblage de beautés », lieu sauvage, subtil, où les roses se mêlent, rivalisant de beauté entre elles et avec d’autres fleurs, aussi révélatrices dans le langage des fleurs que les pensées, les iris, les tulipes, etc.

La mémoire de son homosexualité s'amplifie dans cette profusion chantée au fil des saisons et des années, incluant les conquêtes féminines de toute sa vie (Rosamund Grosvener, Violet Trefusis, Dottie Wellesley, Mary Campbell, Evelyn Irons, etc.).

Parmi les roses les plus vénérées par Vita, est la collection de roses anciennes répertoriées sous l'appellation de Rosa alba, révélatrice, dans les explications de Vita, d'une évocation romanesque poussée jusqu'à l'érotisme.

« I notice that the Rosa Alba known as Great Maiden’s Blush holds her flowers

longer than most. This is a very beautiful old rose, many-petalled, ofour exquisite shell-pink clustering among the grey green foliage, extremely sweet-scented, and for every reason perfect forfilling a squat bozul indoors (...)

AU the old roses hâve a touch of romance about them ; the Great Maiden 's Blush has more than a touch of romance in her various names alone. She has also been called La Séduisante, and Cuisse de Nymphe, or the Nymph's Thigh. When she blushed a particularly deep pink, she was called Cuisse de Nymphe Emue. I wïll not insult the French language by attempting to translate this highly expressive

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name (...) I would suggest only that Cyrano de Bergerac would hâve appreciated the implication, and that any young couple with an immature garden and an even more immature pram-age daughter might well plant the Great Maiden alias La Séduisante » (Garden Book, p. 122).

On ne peut mieux glorifier son amour des femmes que par ce langage des fleurs qui, dans l'espace, est marqué sans ambiguïté par deux sculptures représentant respectivement une bacchante et une nymphe.

Le White Garden

Vita insiste dans son Garden Book sur la joie que procure la création d'un jardin monochrome, plaçant au-dessus de tout le jardin blanc : « Provided

one does not run the idea to death, and provided one has enough room, it is inte- resting to make a one-colour garden. It is something more than merely interesting. It is great fun and endlessly amusing as an experiment, capable of perennial improvement » (p. 118).

Elle explique son choix du blanc comme plus favorable aux désir de fraîcheur d’un soir d’été : « for the sunset colours seem too hot in this mouth of

July. I will write rather, about the grey, green, white, silver garden which looks so cool on a summer evening. » (p. 119)

Ce jardin, pour préserver son intimité, ses secrets, doit être parfaitement clos, caché par une maison : « a small piece ofenclosed ground, usually beside a

house or other building, for it is entirely enclosed, on one side by a high yew hedge and on the other side by pink brick walls and a little Tudor house. It is divided into square beds by paths edged with lavender and box » (p. 119).

Le White Garden paraît réel et irréel à la fois, un véritable refuge où le temps semble suspendu, le souffle coupé ; dans le calme subtil de l'enclos- paradis, on est pris par ses odeurs, sa lumière, sa blancheur, ses décou­ vertes infinies pour les sens.

Ce labyrinthe d'allées sans issues renvoie à des désirs auxquels il est impossible d’échapper... la voix elle-même se fait blanche. Chaque blancheur impose sa beauté jusqu'à faire défaillir de plaisir : fleurs

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blanches, plantes grises, blanc-gris-argent-plomb. De l'impression d'ambiguïté naît à la fois un bien-être, un malaise, une certaine tristesse, une angoisse retenue, et en même temps un calme, un silence qui s'impose, solitude souhaitée, solitude aimante. Tout ici rappelle l'absence de l'Autre, pourtant si présent.

Deux conceptions de la Nature s’affrontent, s'opposent, se mêlent :

- l'une est une nature organisée, réglée, socialisée autour de l'Erectheum, au parfum oriental; des parterres taillés au cordeau, cernés de buis, constituent des séries de plantes comme sur des miniatures persanes ou bien un tapis-jardin.

- l'autre moitié est une nature sauvage, spontanée, envahissante, étrange.

Voici comment Vita décrit cette profusion de plantes grises, argentées, blanches qui caractérise cette partie de l’enclos (Garden Book. p. 119) : « There is an under-planting of various artemisias, including the old aromatic

Southermvood ; the silvery Cineraria maritima ; the gray Santolina or cotton lavender ; and the creeping Achillea argeratifolia. Dozens of the zvhite Regale lily (grown front seed) corne up through these. There are white delphiniums of the Pacific strain ; white eremurus ; white foxgloves in a shady place on the north side of a wall ; the foam of gypsophila ; the white shrubby Hydrangea grandiflora ; white cistus ; white tree peonies ; Buddleia nivea ; white campanulas and the white form ofPlatycodon Mariesii, the chinese bell-flower. There is a group of the giant Arabian thistle, pure silver, 8 ft high. »

Trois lieux, trois points de repère, trois visions marquent ce paradis miniature, à l'évocation infinie :

- l'Erectheum, dans l'angle de la maison de brique appelée Priest's

House où se situe la salle à manger. Cette pergola qui, face au soleil,

évoque la Grèce, est faite de colonnes en marbre blanc sur lesquelles un treillis de bois porte une vigne (construit d'après les plans de l'architecte A.R. Powys) ;

- au centre de l'enclos, un havre ombragé, abrite un grand pot Ming. Les roses blanches grimpantes envahissaient d'abord quatre aman-

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diers, qui, une fois étouffés, ont été remplacés par une pergola métal­ lique aux arcs ogivaux de dessin persan ;

- dans la partie la plus sauvage du jardin, pour jouir de tant de beauté, un banc de bois :

« When you sit on this seat, you will be turning your backs to the yew

hedge, and from there I hope you will survey a low sea of grey clumps of foliage, pierced here and there with tall white flowers ». En face sous un

arbre pleureur gris, apparaît la statue en plomb de la « vierge vestale » du sculpteur Rosandic, qui évoque le grand amour absent : le jardin semble planté par Vita à la mémoire de sa chère disparue, Virginia Woolf, en manière de poème (Garden Book. p. 16).

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Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 64-77)

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