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La demeure ancestrale perdue puis retrouvée

Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 59-62)

Un événement dramatique va diriger à cette époque les décisions et désirs de Vita : en 1928, la mort de son père Lionel, the 3rd Lord Sackville. Vita, en raison de la descendance par lignage patrilinéaire, perd ses droits sur la demeure familiale de Knole au profit de son oncle Charlie, puis de son cousin Eddy, alors que, depuis sa première enfance, une véritable passion la liait à cette demeure.

Elle écrit à Harold après une errance nocturne dans les jardins de Knole, grâce à un passe-partout donné par son oncle : « Un cordon ombilical me lie à

Knole » ou encore citée par son fils Nigel (dans Portrait d'un mariage,

p. 120) : « Je suis toute seule ici, et toute cette maison est mienne, et je puis la

fermer, l'ouvrir à mon gré, et je puis exclure le reste du monde, rien qu 'en faisant glisser les barres de fer en travers des grilles (...). Tout est si paisible et ma petite cour est si délicieuse sous la lune, avec ses fenêtres, ses pignons, on dirait un décor de théâtre et je m'attends presque à voir l'une de ces fenêtres s'allumer, et la pièce commencer, avec moi pour seul public. »

Désormais, il lui faut remplacer ce lieu chargé de tant d'Histoire et capable d'éveiller son imaginaire (comme Vita l'illustre dans son roman The

Edwardians, où Knole devient Chevron ) ; elle va rechercher une propriété

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C'est alors qu'elle découvre Sissinghurst. Les deux lieux sont liés dès l'origine, puisque Cecily, soeur de Sir John Baker, propriétaire de Sissing­ hurst, se maria en 1554 à Sir thomas Sackville, qui reçut Knole en 1586 de la reine Elisabeth.

Harold à l'occasion de leur première visite, écrit à Vita le 24 avril 1930 : « That it is most wise of us to buy Sissinghurst. Through its veins puises the

blood of the Sackville dynasty. True it is that it cornes through the female line, but then we are both feminist and after ail, Knole came in the same way. It is, for you, an ancestral manor ». (cité par Anne Scott-James : The makinç of a çarden.

p. 35).

Les ruines de Sissinghurst évoquent pour Vita, de prime abord, les murs Tudor de Knole, et elle décide, dans ces vieux murs, de créer un jardin qui sera constitué comme une demeure : la demeure perdue. De grandes salles extérieures refléteront les 365 pièces de Knole et relieront les bâtiments épars, constituant un ensemble de cours, de jardins enclos, galeries, dont les murs sont de briques ou de végétaux, ainsi qu'en témoigne.

Vita en novembre 1953 dans The Tournai of the Royal Horticultural Society : Scott-James The Makinç of a Garden. p. 37 : « Yet the place, when I first saw it

on a spring day in 1930, caught instantly at my heart and my imagination. I fell in love at first sight. I saw what might be made of it. It was Sleeping Beauty's garden : but a garden crying out for rescue. It was easy to foresee, even then, what a struggle we should hâve to redeem it. »

Son territoire est donc constitué d'enclos, pièces intimes, mystérieuses, subtiles et de natures différentes, mais dominées par son repère : la tour. Virginia Woolf insiste, dans son livre Orlando p. 90, sur l'importance de la présence des ancêtres chez Vita, et sur le profond désir de joindre à ce territoire sa propre empreinte: «Il (Orlando-Vita) eût aimé (...) crier qu'il

allait marcher sur leurs traces, apporter sa pierre à leur édifice ». A propos de

Knole, elle met en relief l'importance des souvenirs, de la mémoire de Vita et de celle des lieux, dans leurs variations infinies et échanges réci­ proques : « Elle eut l'impression que les pièces s'illuminaient à son entrée,

s'éveillaient, rouvraient les yeux comme si elles eussent dormi pendant son absence. Elle les avait vues, songea-t-elle, des centaines et des milliers de fois,

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jamais deux fois les mêmes, dans une vie aussi longue que la leur, elles semblaient avoir acquis une infinité d'états d ’âme, variables selon Vété, l'hiver, le temps clair ou sombre, les vicissitudes de son propre sort et le caractère des gens qui venaient les voir. Elles étaient toujours polies avec les étrangers, mais un peu lasses, avec Orlando seule elle s'ouvraient entièrement, se sentaient à leur aise. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Leur intimité réciproque durait maintenant depuis quatre siècles. Elles n'avaient rien à se cacher. Orlando connaissait en chacune l'âge de chaque objet, tous leurs petits secrets, un tiroir caché, un placard masqué, un défaut parfois, une partie inachevée ou surajoutée après coup. Et les pièces à leur tour connaissaient d'Orlando toutes les humeurs, et toutes les méta­ morphoses. Elle ne leur avait rien caché ; elle était venue vers elles jeune garçon et femme, pleurante et dansante, méditatrice ou gaie. Sur le siège de la fenêtre, elle avait écrit ses premiers vers, dans cette chapelle elle s'était mariée. Et elle serait enterrée ici » (Virginia Woolf, Orlando, p. 250).

Ce roman à clefs de Virginia Woolf nous fait découvrir, sous un jour où le réel et la fiction se mêlent, les rapports entre la vie contemporaine de Vita et ses racines historiques. C'est une source d’informations sur les lieux vécus et rêvés de Vita, cachés en un labyrinthe d'allusions.

Virginia fait découvrir à travers un « Knole » inaccessible ce qui, en fait, deviendra l'idée du jardin-demeure de Sissinghurst : « Une ville bâtie, non

de ça de là, suivant le caprice de tel ou tel, mais prudemment, par un seul archi­ tecte ayant une seule idée dans la tête. Les cours, les bâtiments, gris, rouges ou violacés, s'étalaient avec ordre et symétrie, certaines cours étaient ovales, d'autres carrées, on y voyait tantôt une fontaine, tantôt une statue ; certains bâtiments étaient bas, d'autres aigus, ici était une chapelle, là un beffroi, dans les vides s'étalaient de vastes prairies du vert le plus vif, des bosquets de cèdres, des corbeilles de fleurs brillantes ; l'ensemble était comme sanglé. Tout était si bien disposé cependant que chaque partie semblait avoir la place de s'étendre à son aise - par la courbe d'un mur massif» (Orlando, p. 89-90).

Virginia insiste sur l'idée que tout lieu à ce point investi possède une âme : « Elle qui ne croyait en aucune immortalité, ne pouvait s'empêcher de sentir que

son âme viendrait errer sans cesse dans cette demeure comme des lueurs rouges sur les panneaux, ces lueurs vertes sur le sofa... » ; ou encore : « Toujours le

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coeur battait, pensa-t-elle, quoique faible, quoique lointain, frêle mais indomptable, coeur de l'immense bâtisse ! ».

La demeure de Knole-Sissinghurst devient autonome, et va acquérir une indépendance, jusqu'à s’inscrire dans le temps, dans l'éternité : « La maison

n 'était plus entièrement sienne, soupira-t-elle. Elle appartenait au Temps, désor­ mais ; à l'Histoire ; elle était passée hors de la main, hors du pouvoir des vivants (...). Les grandes ailes du silence battaient du haut en bas de la maison vide » (Orlando, p. 253).

Dans le document Sissinghurst. Une demeure-jardin (Page 59-62)

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