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DE L’UNIVERSALITÉ DU DROIT

3.3. POLITIQUES ET CULTURES: LES DROITS DE L’HOMME ET L’ISLAM

En dépit d’une foi unique, la position des musulmans à l’égard des droits de l’homme est, bien évidemment, très variable et peut aller d’un rejet simple à une adhésion sincère. Ce qui différencie fondamentalement les approches musulmanes et occidentales tient dans le fait que les premières se réfèrent systématiquement aux principes religieux et aux interprétations des sources islamiques pour soutenir ou condamner les droits de l’homme. La référence à la source religieuse du droit peut aller, elle aussi, d’un rejet définitif (Aldeed Abu-Sahlieh, 1998; Afshari, 1994; Ferjani, 1991) à différentes formes de médiations qui relèvent de préoccupations plus ou moins identitaires ou politiques (Al Faruqi, 1983; An-Na’im, Biad, 1997; Manzoor, 2002; Soroush, 2002; Gresh et Ramadan, 2002).

Afin de dégager quelques repères dans le débat concernant la possibilité de concilier les principes du droit international des droits de l’homme et les principes islamiques, il peut être utile de procéder à partir d’une réflexion proposée par Ramadan (Gresh et Ramadan, 2000):il s’agit, pour l’auteur, "de circonscrire la conception qu’on a de l’être humain et de déterminer la place et la responsabilité qu’on lui donne dans l’univers". Ainsi, en réduisant la problématique à ses moindres termes, du travail juridique élaboré à partir du Coran et de la Sunna (les actes du Prophète et de ses compagnons), deux positions opposées se dégagent: Ø Lorsque la priorité est accordée à la communauté - conçue comme la fin ultime de la vie humaine et définie par des liens du sang et par l’appartenance religieuse qui fondent, comme partout ailleurs, un ordre hiérarchique "naturalisé", la liberté et les droits ne sont concevables que par rapport à la place et à la fonction que chacun occupe dans cet ordre. Ici, comme dans les thèses communautariennes, la communauté a préséance sur l’individu et le droit de l’individu est subordonné à l’accomplissement de ses devoirs à l’égard de la communauté. Cette position, propre à l’islam politique, serait aussi à l’origine des documents régionaux

* En 1968, la Ligue du monde arabe institue une commission permanente dont les travaux aboutiront, en 1994, à la proclamation de la Charte arabe des droits de l’homme, à laquelle tous les États arabes ont souscrit. Ce document a été précédé, et s’est inspiré, de la Déclaration – dite également Déclaration du Caire - adoptée par la Conférence des ministres des affaires étrangères de l’Organisation de la conférence islamique (O.C.I).

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concernant les droits de l’homme. Dans une lecture critique de la Déclaration du Caire, Baccouche (1996) affirme que si le document exprime la volonté de reconnaître un ensemble de droits, cette reconnaissance ne peut cependant se réaliser, en raison du contenu du texte, que dans le cadre de la charia. Le fait que le principe d’égalité y soit mentionné en termes de devoirs et responsabilités, et non pas en termes de droits, situe, selon l’auteur, cette déclaration dans la stricte fidélité aux lois islamiques. Ainsi, si la femme est l’égale de l’homme en dignité, elle a cependant ses propres droits et ses propres devoirs (article 1er ), ce qui aurait permis aux rédacteurs d’éviter d’aborder la question de l’égalité des sexes. Il en va de même, selon l’auteur, pour le droit à la vie et à l’intégrité qui sontreconnus, mais, eux aussi, dans la limite de la charia qui autorise notamment la flagellation ou la mutilation de la main du voleur (articles 2 et 3). L’exercice de nombreux droits énoncés dans la Déclaration - droit d’asile, droits économiques et sociaux ou droits politiques - est lui aussi conditionné par le respect des règles du code religieux, qui constituent parfois de véritables freins. Ceci fait dire à l’auteur que, loin de s’inscrire dans la perspective universelle des droits de l’homme, cette Déclaration s’est limitée à rappeler le cadre islamique inviolable pour la plupart des droits qu’elle a consacrés.

Cette limite à l’application des droits est également mise en évidence par Mahiou (1998) à l’égard de la Charte arabe des droits de l’homme (1994). Les rédacteurs de la Charte situent d’emblée le cadre conceptuel dans lequel doivent s’inscrire les droits de l’homme dans les pays arabes en soulignant l’importance des droits collectifs à travers la référence aux droits des peuples, à la famille et au "droit des minorités de bénéficier de leur culture et de manifester leur religion par le culte et l’accomplissement des rites". Or, selon l’auteur, cette prémisse, qui situe le document dans le cadre du droit international, a pour conséquence que la catégorie des règles à usage individuel est relativement restreinte quand elle n’est pas "incertaine".. En restant tributaires des prescriptions de la charia, les États posent des limites foncières, notamment à la réalisation du principe d’égalité et au respect de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains.

Ø A l’autre extrême, l’appartenance à la communauté religieuse (Umma), dont l’essence est l’attachement à des valeurs, à des principes, à des façons d’être et de vivre, n’est pas remise en discussion en tant que telle, mais "les individus ne seraient liés à celle-ci que dans la mesure, et seulement dans la mesure, où celle-ci est fondée sur le respect de principes au premier rang desquels nous trouvons la justice" (Ramadan, 2000, 169). Pour les tenants de cette position, proches des conceptions libérales, l’islam est un fait religieux et spirituel, non pas politique. De ce point de vue, il serait nécessaire de circonscrire et de distinguer les

espaces publics et privés de l’existence afin de garantir une organisation étatique, et donc un ordre public, neutre ou indifférent vis-à-vis des spécificités culturelles, religieuses ou morales des différentes communautés humaines. Chaque société islamique serait donc libre d’organiser son gouvernement en fonction des circonstances politiques et sociales qui lui sont propres à un moment donné de son histoire; l’acceptation des droits de l’homme relèverait ainsi d’un enjeu strictement politique débarrassé de considérations religieuses. Cette position desserre les liens entre l’individu et son groupe d’appartenance et amène à une nouvelle compréhension de la subjectivité humaine fondée sur les notions d’agents libres et raisonnables (Soroush, 2002).

Mais les conditions politiques pour la réalisation d’un tel projet sont loin d’être favorables. Le drame dans ce débat, comme le souligne Mayer (1994) est que, dans la plupart des cas, les musulmans du monde n’ont jamais été invités à se prononcer sur les droits et les libertés qu’ils désirent se voir reconnaître par leur gouvernement. Force est de constater que, dans la plupart des pays membres de la Ligue du monde arabe et de OCI, et bien qu’à des niveaux différents, le pouvoir exercé par l’État est autoritaire, voire dictatorial. L’État a le monopole de proclamer le droit et donc d’exercer la contrainte, attributs de la souveraineté qui lui donne l’exclusivité des compétences sur son territoire (Chemillier-Gendreau, 1999). L’ensemble de la population est exclu des procédures d’élaboration et de revendication des droits. De ce point de vue, le bilan négatif de la mise en œuvre des droits de l’homme dans le monde musulman serait moins le fait d’une incompatibilité inhérente de l’islam et de ces droits, que le résultat du travail des élites conservatrices - les bénéficiaires des systèmes politiques autoritaires - qui légitiment leur opposition aux droits de l’homme par la référence à une spécificité culturelle.

Mais une problématique commune rapproche ces différentes positions et rend compte d’un lourd contentieux qui caractérise, de façon plus générale, les rapports entre "Occident" et "Orient"; contentieux qui s’exprime aujourd’hui par la référence au "double standard" dans la mise en oeuvre du droit international y compris dans le domaine des droits de l’homme (Mayer, 1995). Cette problématique naît, selon les thèses développées par Said (1978,1998), de l’expérience globalement négative que le monde musulman a eue de l’Occident. Dès lors, les droits de l’homme pouvaient apparaître pour de nombreux musulmans comme une nouvelle initiative des pays occidentaux aux intentions douteuses, visant à mettre en évidence la "supériorité" de leur modèle culturel et, par là, à justifier l’ingérence et le contrôle politique et économique que ceux-ci exercent, ou prétendent exercer, dans les pays musulmans.

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Ainsi, au-delà de la question concernant la sécularisation des appareils juridiques, question qui est abordée même dans un pays foncièrement théocratique comme l’Iran (Ferjani, 1991; Gresh, 2000; Kristianasen, 2000; Rouleau, 1999), le travail commun des penseurs dans le monde musulman est centré sur la recherche de sources morales et éthiques à l’intérieur même de leurs parcours historique, culturel et social (An-na’im, 1992; Ben Jelloun, 2002; Biad, 1997; Karamustafa, 2003, Manzoor, 2002; Pannikar, 1984; Ramadan, 2000; Sharabi, 1992, Shariati, 1986).

Le fait est, à l’évidence, que toute norme ne procède pas de l’État, car les coutumes sont produites par les sociétés elles-mêmes et les contrats sont des engagements que les personnes souscrivent entre elles. L’État est le garant de la validité et de l’application de toutes ces règles, quelle que soit leur source, et il fixe une hiérarchie à travers un "ordre juridique" (Chemillier-Gendreau, 1999). Or, le domaine de la vie privée représente le lieu privilégié où s’exprime davantage la spécificité culturelle et identitaire (Kandiyoti, 1995). Ainsi, si la méconnaissance des femmes en tant que "citoyennes" est bien sanctionnée par la norme juridique, il n’en reste pas moins que cette méconnaissance enracine sa légitimation dans une tradition séculaire qui définit des modèles spécifiques et partagés de relations interpersonnelles.

Mais la question ainsi posée est loin d’être l’apanage des sociétés musulmanes et de relever de questionnements strictement théoriques, parce que, comme le souligne Habermas (1998) à propos justement des droits de la femme, c’est à partir du moment où la reconnaissance de ces droits se réalise, que toute l’échelle des valeurs qui est ébranlée. Les conséquences s’en font ressentir jusque dans les domaines privés et intimes de l’existence et brouillent les distinctions traditionnelles entre privé et public.

Là où elle s’est réalisée, l’émancipation de la femme (et de l’enfant) n’a été possible qu’à travers le bouleversement radical de l’équilibre pluri-séculaire entre sphère publique et privée de l’existence; ce n’est qu’en renonçant à une conception naturelle des liens à l’origine de la société domestique qu’une nouvelle définition ontologique de la femme et de l’enfant a été possible. Mais, même dans les sociétés occidentales, comme nous l’avons vu dans les pages précédentes, la réalisation politique d’une telle conception est une conquête relativement récente sur un plan historique et plutôt incertaine sur celui de son application.

L’étude des représentations qui accompagnent ces changements est précisément l’objet de ce travail.

Chapitre 4.