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La multifonctionnalité et les services rendus par l’agriculture sont deux des concepts mobilisés dans le cadre des études sur les fonctions non productives de l’agriculture. Cependant, l’utilisation croissante du concept de service environnemental laisse penser que les enjeux sociaux que contenait la multifonctionnalité ont été partiellement éclipsés par les enjeux environnementaux. Nous nous intéressons donc aux relations existantes entre ces concepts. Y-a-t-il entre eux incompatibilité, concurrence, complémentarité ? La référence croissante aux services environnementaux traduit-elle un changement de regard sur l’activité agricole ?

2.1.1. Multifonctionnalité et services environnementaux, des concepts concurrents ?

De nombreux auteurs évoquent la disparition de la multifonctionnalité des arènes politiques et des débats internationaux (Bonnal, 2010). Le sommet de Johannesburg, en 2002, est considéré comme un marqueur de cette disparition, les pays en développement y ayant rejeté ce concept, jugé comme un prétexte au service du soutien des agricultures des pays développés. Bertrand Hervieu, investi dès les premières heures dans les réflexions sur la multifonctionnalité, a évoqué en 201034

Cependant, le constat de cette éviction peut être nuancé. La notion de « service » était déjà utilisée dans les analyses portant sur la multifonctionnalité, avant la consécration du service écosystémique par le MEA (Laurent, 1994). Certaines définitions de la multifonctionnalité y font explicitement référence : « multifunctionality refers to the fact that, besides the production of food and fibre, agriculture

provides multiple services to our societies»

ce changement de ton dans les débats, remarquant que l’« on est passé d’une prise en compte de la « multifonctionnalité » à la

reconnaissance de la production de « biens publics » » (Hervieu, 2010). Pour d’autres auteurs, c’est le concept de « service environnemental » qui a pris de l’importance avec l’affaiblissement de celui de multifonctionnalité (Aznar et al., 2009 ; Bonnal, 2010).

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A l’inverse, le concept de multifonctionnalité conserve quant à lui une importance dans le milieu scientifique. Elle continue de faire l’objet de publications, et reste notamment le fondement de (Caron et al., 2008b). Dans son document de référence visant à élaborer une cadre analytique autour de la multifonctionnalité, l’OCDE fait également déjà largement référence au terme de service : « biens et services produits par l’agriculture », « service écologique », « service

environnemental » (OCDE, 2001). Bertrand Hervieu évoque, au sujet de l'entretien du paysage, de la gestion du sol et du sous-sol, de la préservation de la biodiversité, les « services que les agriculteurs - à

titre individuel ou collectif - peuvent offrir à la collectivité » (Hervieu, 2002). Plus récemment, des publications continuent d’employer sans distinction les termes de services et de fonctions (Fleskens et

al., 2009 ; Van Huylenbroeck et al., 2007). Les géographes travaillant sur ces questions semblent de façon générale accorder une attention moindre à la distinction entre les deux termes que les économistes, qui en ont élaboré des définitions plus précises (Aznar, 2002 ; Mollard, 2003).

34 A l’occasion de son discours de clôture de la conférence sur le débat public sur la PAC post-2013.

35 Que l’on peut traduire par : la multifonctionnalité « fait référence au fait que, au-delà de la production

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49 l’élaboration de cadres d’analyse de l’activité agricole (Caron et al., 2008b ; Renting et al., 2009 ; Van Cauwenbergh et al., 2007 ; Wilson, 2009). Dans les milieux politiques également, le terme de multifonctionnalité reste employé. L’avis du Parlement Européen dans le cadre de la réforme de la PAC après 2013 par exemple, fait plus référence à la multifonctionnalité qu’au « service », qu’il rattache uniquement au « service écosystémique » et non au « service environnemental » (Parlement Européen, 2010). La multifonctionnalité reste pour la Commission Européenne un élément fondamental de l’argumentation pour la justification des soutiens au revenu des agriculteurs de l’UE : l’agriculture conserve « un rôle essentiel dans le façonnage du paysage rural et dans le maintien de

communautés rurales viables. Il est nécessaire d'aider les agriculteurs européens à assumer leur rôle multifonctionnel comme gardiens de la campagne et producteurs axés sur le marché dans l'ensemble de l'UE, y compris dans les zones défavorisées et les régions éloignées » (Commission Européenne, 2006).

Il nous semblait donc important d’évaluer comment les deux termes étaient employés dans les discussions et débats autour de la politique agricole : qui les emploie, et pour faire références à quels « objets » ? Les documents produits dans le cadre des débats sur les évolutions de la PAC dans la prochaine programmation (2014-2020) donnent des éléments de réponse à ces questions.

II.1.2. Multifonctionnalité et services environnementaux dans le débat sur la future PAC

Pour préparer la mise en place de la prochaine programmation PAC, un débat a été organisé au sein de l’Union Européenne sur les objectifs et la mise en œuvre de la politique agricole commune. Ce débat fait suite au Bilan de Santé de la PAC (2008), et s’est conclu par la communication de la Commission Européenne en novembre 2010. Au-delà du débat public organisé par la Commission, l’enjeu de cette réforme à venir a été l’occasion pour un certains nombre d’organisations (institutions nationales et européennes, syndicats agricoles, ONG, think tanks, …) de communiquer leur avis sur l’avenir de la politique agricole. Ces documents peuvent être considérés comme des indicateurs (dans une approche qui reste générale) de l’utilisation des concepts qui nous intéressent dans la sphère politique. Nous avons donc analysé dans neuf de ces documents la façon dont ces concepts étaient employés. Les résultats bruts de cette analyse sont présentés en annexe). Ils permettent de distinguer trois grands types de positions vis-à-vis de la politique agricole (Encadré 3).

Encadré 3. Multifonctionnalité, SE et biens publics dans le débat sur la future PAC Parmi les documents que nous avons étudiés (voir annexe 4), trois types d’approches ont été identifiés.

Une première approche s’inscrit dans la continuité des réformes passées ; elle est portée, parmi les neuf propositions étudiées, par les institutions européennes (Parlement et Commission) ou françaises (Ministère de l’Agriculture). Elles défendent le maintien de l’architecture actuelle de la PAC, et du principe de découplage des aides. Les trois concepts que l’on étudie y sont employés avec des sens différents et ne sont donc pas interchangeables. La multifonctionnalité y est citée pour justifier de façon générale l’intervention de l’Union Européenne dans le secteur agricole (en tant que secteur stratégique) ; elle justifie de ce fait le maintien de certains instruments de marché. La référence aux biens publics (concept le plus largement employé) justifie quant à elle les aides directes aux agriculteurs (sans remettre en cause leur calcul sur la base des droits historiques ou de la surface). Enfin, le terme de service environnemental est employé pour qualifier des prestations supplémentaires de la part des agriculteurs, qui appelleraient des financements additionnels (plutôt de type contractuel). On peut remarquer que l’avis du MAAP français ne fait pas référence aux services environnementaux, et très peu aux dispositifs agro-environnementaux. On notera en outre qu’il a suivi de peu

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la publication de l’avis du MEEDM36, qui faisait quant à lui du service environnemental un concept central dans sa proposition.

Une seconde approche s’inscrit majoritairement en rupture avec les réformes passées, elle s’inscrit dans la lignée des approches normatives qui avaient été développées à l’époque de la multifonctionnalité, défendant une intervention publique forte dans le secteur agricole autour de ses fonctions alimentaires, sociales, et environnementales. Elles utilisent une terminologie plus floue autour des trois concepts. Si le CESE est le seul à mentionner une « agriculture multifonctionnelle », les trois autres emploient les termes de service environnemental et/ou de bien public (associés pour l’Académie d’Agriculture, ou utilisation exclusive de l’un des termes pour le Comité des Régions, qui fait référence aux « biens publics », et le Groupe PAC 2013, qui fait références aux « services environnementaux »). Dans tous les cas, ils regroupent des dimensions à la fois sociales et environnementales (mention de « biens publics environnementaux et ruraux », ou de « services

environnementaux et ruraux »), dans le cadre d’une approche de l’activité agricole qui vise à traiter

conjointement la production alimentaire et ses autres fonctions. Si la fourniture de service environnementaux ou de biens publics justifie les paiements directs, elle est de plus ici la base de calcul de ces aides (modulées selon les systèmes de production et non fondées sur les droits historiques qui servent aujourd’hui de base de calcul).

Enfin, les deux derniers avis ont une entrée plus « environnementale » dans les recommandations qu’ils formulent à l’égard de la politique agricole, et mettent peu ou pas l’accent sur les fonctions sociales ou de sécurité alimentaire. Si l’un (MEEDDM, 2010) utilise le terme de service environnemental et l’autre (BirdLife International et al., 2010) le terme de bien public, ils déclinent ensuite, dans une approche similaire, ces concepts pour justifier différents niveaux de paiements, chacun prenant en compte des aspects environnementaux : éco-conditionnalité pour tout paiement « de base », paiements additionnels pour certains systèmes de production (agriculture biologique, agriculture « à haute valeur naturelle », systèmes herbagers ou extensifs, ou situés en zone de handicaps naturel ou géographique), enfin, paiements rémunérant une amélioration des pratiques (sur des critères environnementaux), dans un cadre contractuel, ouverts à un panel élargi de systèmes d’exploitations et de territoires.

L’analyse de ces propositions émises dans le cadre du débat sur la future PAC fait ressortir plusieurs éléments. Tout d’abord, elle illustre le flou sémantique qui entoure ces différents concepts dans les textes à visée politique, et en particulier concernant le service environnemental. On note une utilisation parfois équivalente de ces différents concepts, et cet extrait de l’avis du Conseil Economique et Social néerlandais en est un bon exemple : « certaines fonctions, ayant par exemple trait au

patrimoine naturel et paysager, ont un caractère de bien publics, aussi les désigne-t-on également par le terme de services agro-environnementaux » (SER, 2008). On peut donc retenir que dans ce type de documents, il peut y avoir une utilisation de concepts différents pour de mêmes prescriptions en termes opérationnels. C’est en particulier vrai pour le service environnemental. On note cependant une terminologie plus précise au sein des institutions de l’UE : la notion de service environnemental recouvre une prestation additionnelle de l’agriculteur, tandis que les biens publics peuvent être produits de façon intrinsèque par les systèmes agricoles. Les services environnementaux renvoient dans ce cas à une prestation de l’agriculteur concourant à l’amélioration de services écosystémiques, sans que ne soient mentionnées de dimensions sociales. Cette acception n’est toutefois pas unanimement partagée, le « service environnemental » n’est par exemple pas le même pour ces institutions et pour le MEEDDM, qui y fait référence par exemple dans le cadre de l’éco- conditionnalité.

36 L’initiative du MEEDDM, qui a produit un avis sur la politique agricole commune sans concertation avec le

Ministère de l’Agriculture, a été mal accueillie par le monde agricole, syndicats en tête, qui y voyait une ingérence du Ministère de l’écologie sur un secteur ne relevant pas directement de ses prérogatives. La FNSEA a évoqué dans un communiqué de presse un « écart de conduite institutionnel ». Le rapport a été retiré du site du ministère peu après sa sortie.

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51 Ensuite, l’étude de ces documents de nature politique et non scientifique atteste bien d’une référence atténuée à la multifonctionnalité par rapport au début des années 2000. Néanmoins, le concept est toujours employé. Il en ressort également que le concept de « biens publics » fournis par l’agriculture est plus largement mobilisé que le concept de service environnemental, ce que confirme Bertrand Hervieu dans son intervention sur ce débat (Hervieu, 2010). Ce concept fait référence à un socle théorique économique (OCDE, 2001 ; Samuelson, 1954) plus stabilisé que le service environnemental. Par rapport au concept de multifonctionnalité, il met en outre l’accent sur la demande plus que sur l’offre, la demande de biens publics reflétant le souhait du collectif (Hervieu, 2010). Ce concept rencontre sur ce point les arguments des partisans des approches normatives de la multifonctionnalité, dont certains rappellent qu’il ne se limite pas à une dimension environnementale, soulignant la production par l’agriculture de « biens publics environnementaux et sociaux », ou de « biens

publics ruraux » (Bazin, 2010).

Enfin, on note une disjonction en cours (utilisée par les institutions gouvernementales et communautaires agricoles, elle n’est pas partagée par l’ensemble des acteurs intervenus dans le débat) dans l’emploi des termes de « multifonctionnalité » et de « service environnemental ». Les institutions européennes insistent sur la forme contractuelle, additionnelle et volontaire des dispositifs relevant du service environnemental, tandis que la multifonctionnalité reste un principe plus générique justifiant le soutien aux agricultures européennes. Le service environnemental s’inscrit de ce point de vue dans une tendance qui s’affirme à une référence accrue aux mécanismes de marché en matière de gestion environnementale. La dissociation d’un service bien défini, soutenu dans le cadre d’un dispositif indépendant des formes de soutiens plus anciens aux productions et aux exploitations, si elle reste aujourd’hui le fait des pouvoirs publiques, traduit un glissement vers des modes de régulations inspirés des paiements pour services environnementaux (Wunder, 2005), outils phares de l’« économie verte ». Cette ouverture vers de nouveaux modes d’ « internalisation économique » de l’environnement est un facteur explicatif du succès du concept (Bonnal, 2010 ; Mollard, 2003). Christian Deverre souligne ainsi que ce type d’approche relève fondamentalement de la poursuite de « l’extension du domaine de la production marchande » aux biens environnementaux (Deverre, 2004). De nombreux auteurs ont toutefois rappelé l’importance des cadres institutionnels, juridiques, et de l’intervention publique pour mettre en œuvre et encadrer ces mécanismes (Laurans et Aoubid, 2012 ; Muradian et al., 2010).

Au-delà de certaines divergences que nous venons de souligner, ces débats traduisent quoi qu’il en soit la mise au premier plan de l’environnement dans les débats sur la politique agricole, et plus particulièrement des enjeux « biodiversité », comme nous allons le préciser.

2.1.3. Une référence accrue aux écosystèmes et à la biodiversité

L’environnement, de façon générale, s’est désormais imposé dans le débat sur le futur de la politique agricole. Si toutes les propositions ne lui accordent pas la même importance, il devient désormais un critère de positionnement fondamental des différentes propositions (Gravey, 2011). L’intervention du MEEDM, saluée par le secteur de l’environnement malgré les remous qu’elle a provoqués au sein du secteur agricole, en témoigne. L’intervention d’autres acteurs de l’environnement dans le débat, aux

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échelles française (parcs naturels régionaux, associations de protection de l’environnement, etc.) mais aussi communautaire, traduisent le fait que la politique agricole n’est plus désormais considérée comme du seul ressort du secteur agricole, et que certains acteurs travaillent à la mise en place d’une gouvernance élargie qui serait à même de mieux intégrer les questions d’environnement.

La biodiversité occupe une place de choix parmi ces enjeux environnementaux. Le rapport de la FAO sur les services environnementaux rendus par l’agriculture estime qu’à l’échelle mondiale, les trois principaux services sont la contribution à la régulation du climat (enjeu « carbone »), la préservation de la ressource en eau (enjeu « eau »), et la contribution à la conservation de la diversité biologique (enjeu « biodiversité ») (FAO, 2007). La proximité conceptuelle entre les cadres théoriques sur les services écosystémiques et les services environnementaux a en outre favorisé la perméabilisation de l’interface entre les enjeux biodiversité et les questions de politique agricole. Le Millenium Ecosystem Assessment (Millennium Ecosystem Assessment, 2005), en entraînant une médiatisation forte du terme de service écosystémique, a tissé des liens entre les deux concepts dans les sphères tant politiques que scientifiques (Antona et Bonin, 2010 ; Méral, 2010), et a ainsi contribué à faire percoler les réflexions sur la gestion de la biodiversité dans les problématiques agricoles. La référence à la typologie des services écosystémiques, issue du MEA, dans certaines publications sur les services fournis par l’agriculture, confirme cette tendance.

L’importance donnée désormais aux services environnementaux ou écosystémiques issus de l’activité agricole change en outre l’angle d’analyse de l’activité agricole, en particulier par rapport aux études sur la multifonctionnalité. Pour celle-ci, l’analyse se focalise sur les interactions entre agriculture et société, ou entre agriculture et territoire pour les géographes. Dans les études sur les SE, l’interface principale qui est étudiée est l’interface entre les écosystèmes et les socio-systèmes (via l’étude des pratiques des agriculteurs, ou les caractéristiques des écosystèmes cultivés).

Du fait de ce basculement de l’angle d’analyse, il nous semble qu’une partie des fonctions étudiées dans le cadre de la multifonctionnalité sont oubliées, car ces fonctions n’ont pas toutes les écosystèmes pour support (que ce soient les écosystèmes agricoles ou les écosystèmes non agricoles modifiés par l’agriculture). Certaines fonctions peuvent par exemple être liées à la structure du secteur agricole, ainsi qu’a d’autres facteurs sociaux, non directement liés à l’état des écosystèmes (Casini et al., 2004). Pour employer des termes économiques, puisque c’est l’une des disciplines les plus investies sur le concept, tandis que les services écosystémiques se fondent sur le capital naturel, et donc sur l’étude des milieux agricoles en tant qu’écosystèmes, les fonctions de l’agriculture intègrent des éléments qui échappent à la notion de SE, en s’appuyant, au-delà du capital naturel, sur différentes formes de capital social. (Fleskens et al., 2009) font remarquer qu’il faut distinguer les fonctions des écosystèmes (agricoles en l’occurrence) de celles qui ne sont pas produites par les écosystèmes mais par des caractéristiques du secteur agricole : « functions defined taking a broader, human-centred perspective

including types of capital other than natural capital ». Ces fonctions peuvent être le fait de processus sociaux et non écologiques, liés par exemple à l’organisation du secteur agricole (Casini et al., 2004), aux systèmes d’activité des producteurs (Fleskens et al., 2009), aux lieux et modes d’interaction entre secteurs agricoles et non agricoles (Carneiro, 2004), etc. Ce point sera important dans notre mise en perspective des concepts de multifonctionnalité et de service environnemental.

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53 Figure 4. Les fonctions de l’agriculture, plus englobantes que les fonctions des agrosystèmes

Ainsi, les enjeux environnementaux, et notamment la gestion des interactions agriculture et biodiversité, se sont imposés dans les débats sur les futurs de l’agriculture. Cela nous amène à nous interroger sur la manière dont ils reconfigurent les liens de l’agriculture au territoire. Pour cela, nous nous devons de présenter ici quelques éléments historiques sur l’histoire des interactions entre agriculture et biodiversité.