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Notre démarche de recherche s’appuie sur deux constats de départ. D’une part, comme nous l’avons évoqué dans le premier chapitre, les attentes sociales exprimées envers le secteur agricole évoluent et réclament que soient plus prises en compte des considérations sociales ou environnementales. Les débats sur l’évolution des politiques publiques en direction de l’agriculture promettent une réorientation des soutiens vers les systèmes agricoles qui seront le plus à même de répondre à ces attentes. Parmi eux, l’enjeu biodiversité, développé au second chapitre, prend de l’ampleur, en particulier sur certains périmètres identifiés comme porteurs d’enjeux écologiques particuliers. L’enjeu biodiversité est ainsi « institutionnalisé » par la création de périmètres, notamment de parcs nationaux. Ce processus est susceptible de « bousculer » localement les territoires et leurs acteurs : les espaces de protection, à fortiori les aires protégées, « s’inscrivent dans des territoires déjà existants, plus ou

moins fortement appropriés, et participent à leur reconfiguration à travers la définition de « bonnes pratiques » et la prise en compte d’objectifs nouveaux » (Fortier, 2009). Ces recompositions vont au-delà de la seule modification des liens à la nature, à l’environnement, à la biodiversité : sont également recomposés les liens entre les acteurs eux-mêmes comme l’analyse Lucie Dupré : la mise en place de dispositifs de protection de la biodiversité « amènent autant les collectifs à redéfinir leurs relations aux ressources et aux

espaces naturels qu'à ajuster les rapports sociaux faits d'autorité, de concurrence, et/ou de complémentarité, qu'ils entretiennent les uns avec les autres » (Dupré, 2007).

On observe d’autre part des systèmes agricoles qui se sont maintenus sur un modèle extensif, en marge du processus d’intensification qui a touché la majorité des exploitations. Cette extensivité attire notre attention, nous semblant susceptible d’être associée au sein de ces systèmes agricoles à une combinaison de fonctions différente de celle des systèmes agricoles conventionnels.

Ces éléments sont à l’origine de notre problématique de recherche : nous nous interrogeons sur l’incidence pour ces filières de l’attention accrue accordée à la biodiversité sur leurs territoires respectifs. Suivant en partie (Duvernoy et al., 2010), nous considérons le territoire comme le cadre d’une définition « locale » de la multifonctionnalité, « entité médiatrice » qui « donne forme à une

multifonctionnalité de l’agriculture, définie en partie localement ». Nous conserverons ainsi dans la suite de l’étude le terme de « fonction de l’activité agricole », sans qu’il ne soit pour nous rattaché aux cadres politiques se rapportant à la multifonctionnalité. Nous faisons le postulat d’interactions dialectiques entre la filière et le territoire ; elle a pour corollaire l’ « insertion territoriale » (Albaladejo, 2004) de l’activité agricole, qui ne se résume pas à une forme de localisation ou de proximité géographique, mais bien à une insertion de l’activité agricole dans les interactions sociales locales, dans des systèmes d’action territoriaux. Pour répondre à notre problématique de recherche, nous adopterons donc une démarche en deux temps, en décomposant les interactions entre une filière et son territoire en deux types d’éléments. Nous étudierons d’une part les représentations des fonctions de l’activité agricole, soit les « rôles » qu’attribuent les acteurs à l’agriculture, et, d’autre part, comment ces représentations, en étant intégrées aux pratiques et aux stratégies des acteurs, contribuent à modifier les ressources et les contraintes qui encadrent l’activité agricole. Autrement dit, nous nous demandons si l’évolution observée des attentes sociétales, et en particulier la montée en puissance des enjeux liés à la biodiversité, contribue à renouveler le regard porté sur ces petites filières au sein d’un territoire, et

Chapitre 3

83 ainsi à modifier les conditions d’exercice de l’activité agricole. Cette décomposition n’a pas de fondements chronologiques, et ces deux types d’éléments, représentations et stratégies, sont en interactions dialectiques, et nourrissent mutuellement leurs évolutions respectives. Néanmoins, cette décomposition, si elle peut paraître quelque peu artificielle, est une condition de la lisibilité de notre démarche.

Nous nous intéresserons donc dans un premier temps aux représentations des fonctions de l’activité agricole, ce qui nous amène à formuler notre première sous-question de recherche : la montée en puissance des enjeux liés à la biodiversité fait-elle évoluer les représentations qu’ont les acteurs des fonctions environnementales de l’agriculture, dans le cas de petites filières qui se trouvent « à la marge » du monde agricole ? Nous faisons ainsi comme première hypothèse que l’enjeu biodiversité fait évoluer les représentations des fonctions environnementales attribuées à ces petites productions agricoles, mais qu’il n’éclipse pas les autres fonctions qui leur sont attribuées dans ces représentations.

A l’inverse, du point de vue de l’activité agricole, ce changement de regard offre-t-il aux acteurs d’une filière l’opportunité de mobiliser de nouvelles ressources (qui peuvent être de différentes natures, économiques bien sûr, mais également foncières, politiques, idéologiques, etc.) ? Peut-il également se révéler générateur de nouvelles contraintes ? Ces interrogations constituent notre seconde sous- question de recherche : en quoi l’évolution de ces représentations entraîne-t-elle des recombinaisons de ces filières ? Nous faisons ainsi comme seconde hypothèse que des recompositions des ressources et des contraintes avec lesquelles fonctionnent ces filières sont induites par la prise en compte couplée des différentes fonctions de l’activité agricole, environnementales, mais également économiques, sociales ou culturelles.

Nous nous poserons ces questions dans le cas particulier de petites filières ultramarines, la vanille à la Réunion, et le café et la vanille en Guadeloupe, car elles les concernent avec une acuité particulière. D’une part, fragilisées économiquement, ces filières sont à la recherche de nouvelles stratégies pour se maintenir sur ces territoires, stratégies qui ne peuvent se fonder sur une productivité faible face à des produits étrangers concurrents aux coûts de production plus faibles. Au-delà de leur fonction de production, la prise en compte de leurs fonctions environnementales, sociales, ou culturelles peut ouvrir la perspective de nouvelles ressources pour ces filières. D’autre part, leurs espaces de production sont en grande partie situés sur des espaces frontières, entre espaces naturels et agricoles, et sont également situés en aire d’adhésion de parcs nationaux : l’enjeu biodiversité est susceptible d’y prendre une dimension particulière.

Notre démarche de recherche et la posture qui est adoptée s’articulent donc autour des trois points suivants :

1. Notre approche se focalise sur les représentations des fonctions de l’agriculture. Nous cherchons dans un premier temps comment est perçue l’activité agricole, du point de vue du territoire. L’objectif est bien de décrire la pluralité de ces représentations, leurs points de divergence et de convergence, et non d’établir une liste qui se voudrait objective des fonctions des filières étudiées, encore moins d’une évaluation quantitative des effets de ces fonctions ou de potentiels services rendus. Cette approche en termes de représentations se focalisera dans un premier temps sur les fonctions environnementales de

Première partie

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l’activité agricole ; la progression de l’analyse nous amènera à développer par la suite les représentations de ses fonctions sociales et culturelles.

2. Cette analyse des représentations est associée à celle des ressources et des contraintes qui forment le cadre de l’exercice de l’activité agricole. Comment les acteurs, dans les stratégies et les pratiques qu’ils mettent en œuvre, intègrent-ils les représentations des fonctions de l’activité agricole ? Cela contribue-t-il à faire évoluer les contraintes qui s’exercent sur l’activité agricole, ou au contraire à créer de nouvelles ressources pour celle-ci ? Le lien entre filière et territoire est donc envisagé dans une double perspective, celle des représentations des fonctions de l’activité agricole et celle des ressources mobilisées par celle-ci (Van Tilbeurgh et al., 2008).

3. Pour étudier ces interactions, nous développons une approche de la filière définie en tant qu’objet géographique, visant à aller au-delà des approches techniques ou économiques classiquement associées à de l’idée de filière, pour l’enrichir en prenant également en compte des éléments immatériels - idéologiques et politiques, susceptibles de participer à la construction des territorialités. En nous fondant sur les principes et concepts de la géographie sociale, nous mobiliserons la grille des formations socio-spatiales développée par Guy Di Méo pour saisir cette complexité géographique. Cette démarche nous amènera à revenir, dans notre discussion, sur deux points qui sont à l’origine de nos questionnements. D’une part nous reviendrons sur le principe du service environnemental, concept visant à favoriser la traduction des enjeux environnementaux dans les politiques agricoles, et, in fine, à favoriser leur prise en compte dans les stratégies et les pratiques des agriculteurs. Nous nous demanderons si ce concept et surtout sa traduction actuelle dans les politiques agricoles sont pertinents pour le type de filières que nous étudions. D’autre part, nous reviendrons en discussion sur le rôle que peut jouer un parc national vis-à-vis de ce type de filières. Dans ces réflexions qui font intervenir les représentations de la biodiversité, la présence d’un parc national, acteur emblématique en matière de protection de la biodiversité, est en effet susceptible d’avoir une influence. Sa transversalité, réaffirmée avec la loi de 2006, pose plus particulièrement la question du rôle qu’il peut jouer dans la gestion de l’interface agriculture -biodiversité. Cette transversalité est-elle une opportunité pour ces filières, marginalisées dans le secteur agricole, mais susceptibles d’être intégrées, en vertu d’autres fonctions territoriales, a un projet de territoire ?