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On ne se bat bien que pour les causes qu’on modèle

soi-même et avec lesquelles on se brûle en s’identifiant.

René Char, Feuillets d’Hypnos84

Toute l’œuvre de Tcharents ― de 1912 à 1937 ― forme un ensemble organique avec ses moments de ruptures et sa forme polymorphe. Tcharents crée un univers poétique bouillonnant de vie, qui reflète sa perception de la vie. D’après le critique littéraire Jean-Pierre Richard : « …il (l’homme) se définit par ses contacts, par sa façon de saisir le monde et de se saisir par rapport à lui, par le style de la relation qui l’unit aux objets, aux autres hommes, à lui-même. Or, il m’a semblé que la littérature était l’un des lieux où se trahissait avec le plus de simplicité et même de naïveté cet effort de la con-science pour appréhender l’être. C’est au contact d’un beau vers, d’une phrase heureuse, d’une image, d’un adjectif, voire d’une inflexion, d’un rythme ou d’un silence que tout grand écrivain découvre et crée à la fois sa grandeur d’écrivain et sa vérité d’homme. »85

Ce lien entre la vie et l’écrivain est conditionné par laresponsabilité de l’écrivain vis-à-vis de son époque. Comme l’écrit le critique et le théoricien littéraire Bakhtine : « L’art et la vie ne sont pas identiques, mais en moi, ils doivent devenir unis dans l’unité de ma responsabilité. »86

Par ailleurs, Tcharents peaufine constamment son langage poétique. Grand admirateur de Dante, il est toujours à la recherche d’un nuovo stile. Il travaille énormément sur les procédés stylistiques, sur les rythmes et les tonalités que la langue met à sa disposition. Trouver de meilleures combinaisons possibles entre l’idée et son expression demeure une approche axiale chez lui. Ce lien est en même temps une

84 CHAR René. Feuillets d’Hypnos, Paris, éd. Gallimard, 1946, p. 34.

85 RICHARD Jean-Pierre. Poésie et profondeur, éd. du Seuil, 1955, p. 9.

86Искусствоижизньнеодно, нодолжныстатьвомнеединым, вединствемоейответственности. BAKHTINE М. Эстетика словесного творчества, Éstétika slovesnogo tvorčestva, [L’Esthétique de la création verbale], Moscou, éd. Isskustvo, 1979, [en ligne]. Disponible sur : elar.urfu.ru/bitstream

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source d’inspiration et de réflexion ; une innovation continue, une mise en question. C’est le mariage harmonieux du fond avec la forme, comme l’exprime Yvonne Batard sur l’indissociabilité des idées, de leurs formes chez Dante : « …à chaque fois qu’on essaie de dissocier les idées de la Divine Comédie et les tercets qui l’expriment, on se heurte à un tout infrangible, étincelant et dur, que constitue le poème. Que le son dérive du sens ou que le sens dérive du son, il est vrai qu’il y a, dans toute expression vraiment poétique, réversibilité nécessaire du son au sens et vice versa, de sorte que l’expression poétique est comme un mot nouveau, dont on ne peut distraire une syllabe sans la détruire. »87

La recherche du renouveau en poésie pousse Tcharents à expérimenter. L’écriture poétique pour lui est un acte de création en évolution permanente. Krikor Beledian explique ainsi : « For Charents writing poetry is always a controversial, problematic act, as if what poetry is not manifest, as if it were a practice that had always to be founded and begun anew. »88 En 1933, Tcharents justifie cet engouement pour l’expérimentation sur l’exemple de Terian. Il ne conteste pas la position du poète-enseignant de Terian, cependant il constate la situation difficile dans laquelle se retrouve leur lyre devenue

inexpérimentée (anvarj), en laissant les poètes démunis de chants, lorsque les choses changent (TCHARENTS A., 1983, p. 64).

Quelles sont les caractéristiques de la poétique de Tcharents ? En quoi consiste sa complexité ? Est-elle à la racine des pensées qu’on retrouve dans les textes du corpus ?

Nous nous proposons, après avoir présenté dans le premier chapitre le lien de la poésie Tcharents avec son époque, d’esquisser succinctement le contexte littéraire de sa poésie, avant de présenter l’ensemble de son œuvre jusqu’en 1932, en quelques étapes, sans vraiment respecter l’ordre chronologique.

Il s’agit de démontrer les traits caractéristiques de sa poésie à travers l’étude de ses poèmes, en les présentant dans l’ordre suivant :

87 BATARD Yvonne. Dante, Minerve et Apollon : Les images de la Divine Comédie, Paris, éd. Société d’édition Les Belles Lettres, 1952, p. 15.

88 BELEDIAN Krikor. The poet of poetry. In: Yeghishe Charents : the poet of the Revolution, de NICHANIAN Marc (sous la direction), ed. Mazda Publishers, 2003, p. 284.

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- l’expression symboliste avec ses particularités, notamment l’omniprésence du rêve

bleu, ainsi que l’or de la révolution aux accents romantiques, comme une alternative de

la réalisation du rêve bleu,

- la poétique de reconstruction après le génocide et sa conception du Pays Naïri,

- la recherche de nouveaux langages poétiques, notamment futuriste, prolétarien en harmonie avec les attentes de l’époque,

- la création d’une nouvelle écriture poétique et d’un style singulier ; en somme une approche révolutionnaire en poésie.

Un aperçu du contexte littéraire de la poétique de Tcharents

Quels sont les courants littéraires dominants de l’époque de Tcharents ?

Le champ littéraire arménien a particulièrement porté l’influence de deux littératures : la littérature française en Arménie occidentale avant le génocide et la littérature russe dans la partie orientale. Pendant la période soviétique, la philologie en Arménie, dépendante du champ politique, décrit un champ littéraire qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Dans son article Les courants de la littérature arménienne au

début du XXe siècle, en 1977, le philologue Édouard Djrbachian (1923-1999) distingue,

tenant évidemment compte des nuances et des styles des auteurs, mais en « oubliant » par exemple le futurisme, quatre courants dominants du champ littéraire arménien au début du XXe siècle, : 1) le réalisme ; 2) le naturalisme et certaines expressions du mouvement décadent ; 3) le néoromantisme, le symbolisme, et 4) le courant prolétarien. Il leur reconnaît la nature hybride : « – D’une façon générale il est possible de dire que dans notre littérature du début du siècle, il n’y pas de « romantisme pur », ni de « symbolisme pur », mais entre eux sont toujours présentes l’interférence, l’interpénétration, la fusion par des formes très diverses. Pour cette raison, dans la littérature arménienne, à la différence des littératures européennes et russe, il est aussi difficile de parler de l’expression complète du symbolisme dans la création de quelque groupe artistique d’écrivains qu’à propos de leur union organisée. »89

89Ընդհանուր առմամբկա֊րելի էասել, որդարասկզբիմեր գրականությանմեջ չկաոչ «մաքուր ռոմանտիզմ», ոչ էլ «մաքուր սիմվոլիզմ», այլ միշտ առկա է նրանց փոխ՚ազդեցությունը,

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Deux courants littéraires ont influencé la poésie de Tcharents : le symbolisme et le futurisme.

Le symbolisme. La première période de la poésie de Tcharents est symboliste. Le

symbolisme réagit contre les courants littéraires dominants, tels que le réalisme et le naturalisme.90 L’artiste retourne vers le mystère, la rêverie et les illusions. Le symbole assure le passage du monde matériel au monde spirituel, imaginaire. Le poète se voit comme un individu qui est hors de son temps, un voyant qui a des visions pour le monde. Il comprend l’univers des symboles et il sait les déchiffrer. Charles Baudelaire (1821-1867) devient son précurseur, Paul Verlaine (1844-1896) excelle comme un maître de musique, Stéphane Mallarmé (1842-1898) se fait théoricien. Jean Moréas (1856-1910) publie par ailleurs Un Manifeste littéraire, tout en justifiant les objectifs du symbolisme, il lui trouve une filiation dans la littérature mondiale : « Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible […] dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales. »91

ներթափանցումը, համաձուլումը՝ ամենատարբեր ձևերով։ Այդ պատճառով էլ հայ գրականության մեջ, ի տարբերություն արևւմտաեվրոպականի և ռուսականի, դժվար է խոսել ինչպես գրողների որևէ խմբի ստեղծագործության մեջ սիմվոլիզմի ամբողջական դրսևորման,

այնպեսէլնրանցկազմակերպականհամախմբմանմասին։

DJRBACHIAN Édouard. Հայ գրականության հոսանքները XX դարի սկզբին, Hay grakanout’yan hosanqnére XX dari skzbin, [Les courants de la littérature arménienne au début du XXe siècle], (arm.). [en

ligne]. Disponible sur : http://hpj.asj-oa.am/2723/1/1977-1(31). pdf. (Consultée en 2012), p. 32 et 48.

90 Le réalisme qui privilégie l’objectivité dans la création se développe entre 1850 et 1880 et perdure dans des formes différentes jusqu’au XXe siècle. La sociologie s’invite dans la littérature (Flaubert, Maupassant, Tolstoï, Dostoïevski, et autres). Le développement de l’industrie et les transformations qui s’ensuivent ne laissent pas l’artiste indifférent face aux injustices sociales. Les personnages réalistes évoluent dans la réalité de leur époque, contrairement au héros romantique qui sauve le monde par ses actions (par exemple, les protagonistes des romans historiques de Ghévond Alichan (1820-1901) ou de Raffi (1835-1888) qui luttent et meurent au nom de la libération de l’Arménie). Dans la littérature arménienne, les premières œuvres réalistes sont les romans de Pertch Prochian (1837-1907), de Khatchatour Abovian (1809-1848), en poésie et en dramaturgie, on peut noter les noms de Hovhannès Toumanian (1869-1923), de Gabriel Soundoukian (1825-1912), de Hakob Paronian (1843-1891), et autres. Plus tard, Alexandre Chirvanzadé (1858-1935) dépeint la société bourgeoise, comme pour le monde rural l’ont fait, Pertch Prochian à travers ses romans et Toumanian à travers ses poèmes et nouvelles.

Le naturalisme vient durcir l’approche réaliste. La description détaillée du milieu social est méticuleuse. Krikor Zohrab (1861-1915), Nar-Dos (1867-1933) et autres écrivains créent des personnages dont les aspects psychologiques riment avec les descriptions détaillées de la réalité. Ils sont souvent les victimes des injustices sociales.

91 Article Le Symbolisme de Jean Moréas, paru dans Le Figaro littéraire, le samedi 18 septembre 1886, Supplément littéraire, p.1-2. [en ligne]. Disponible sur : http://www.berlol.net/chrono/ chr1886a.htm. (Consultée en novembre 2012)

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Pour le symbolisme qui a connu diverses tendances,92 le monde ne se limite pas à une apparence concrète et ne se réduit pas à une perception rationnelle. L’idée que l’homme est abandonné à la souffrance, à la misère et à la mort, renforce le sentiment d’effroi mystique, et la foi religieuse transparaît comme salutaire et libératrice. Dans le champ littéraire arménien ― Daniel Varoujan (1884-1915), Missak Medzarents (1886-1908), Vahan Terian, Lévon Chant (1869-1951), et tant d’autres, ― le symbolisme a sa spécificité : le problème national est transformé en rêve national de deux côtés de la frontière géographique qui sépare l’Arménie orientale de l’Aménie occidentale.

L’influence de Terian. La poésie de Vahan Terian93 inspire le jeune Tcharents. Elle a eu un rôle initiatique dans sa poétique. D’après les souvenirs de ses amis, Tcharents achète le recueil Rêveries du crépuscule (Մթնշաղիանուրջներ, Mt’nšal’i

anourǰnér, 1908) de Vahan Terian avec l’argent prévu pour autre chose.

Le premier poème de Tcharents, publié dans l’almanach Patani (Adolescent), à Tiflis, en 1912 :Les fleurs se penchent doucement sous la berceuse du vent, 94 est dans la veine symboliste de Terian. Tcharents a toujours considéré Terian comme son maître en poésie, il l’admirait, et cela même lorsqu’il le critiquait. Terian réapparaît dans ses derniers poèmes incarnant le poète de la naïrité, la nostalgie ancienne du rêve national. Le critique littéraire Souren Aghababian qualifie Terian de poète du cœur : « De l’état

92 Par exemple, la révolte dans Les Chants de Maldoror de Lautréamont, l'hermétisme de la poésie de Mallarmé, la voyance dans les poèmes d’Arthur Rimbaud (1854-1891), etc.

93 Vahan Ter-Grigorian est né le 28 janvier 1885, à Gandza, région autonome en Géorgie. En 1899, Terian entre au séminaire Lazarian à Moscou. Puis, dès 1906, il continue ses études à l’Université de Moscou. Il est arrêté et jeté à la prison de Boutyrka pour ces actions révolutionnaires. En octobre 1917, Terian participe à la révolution bolchevique et à la guerre civile. Il participe aussi à la signature du traité de paix de Brest avec le mandat, signé par Lénine. Plus tard, Terian est membre du comité exécutif central de la Russie fédérale et sera mandaté au Turkestan (aujourd’hui, les républiques d’Asie centrale), il est cependant obligé de s’arrêter à Orenbourg, car il est malade. Il décède le 7 janvier 1920.

94Ծաղիկներըհեզթեքվումենքամուօրորիտակին – Եվլսումնրահեռվիցըբերողերգըտխրագին... Քամինծաղկունանցշուրթերնէդողդոջշոյում, գուրգուրում Ուլուռմրմնջում, թեհեռուներումինչպեսենսիրում... Եւայսամենըկատարվումէմիշտիրիկնաժամին, Երբորտրտումենհեզծաղիկներըումեղմէքամին: Les fleurs se penchent doucement sous la berceuse du vent – Et écoutent la chanson triste qu’il a apportée de loin… Le vent chuchote, caresse les lèvres tremblotantes des fleurs Et murmure silencieux comment on aime aux lointains… Et tout ceci se fait toujours à l’heure vespérale,

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d’âme « Toi, mon cœur, un enfant infortuné » jusqu’à « Ton cœur comme une pyrée lumineuse, garde allumée » ― voici l’espace où, de sa perception négative du monde, Terian atteint la positive. Terian fait apparaître de diverses relations du cœur enflammé et fragile, il apprécie la vie par le critère du cœur. »95 Dans son poème Nork Tcharents place la poétique de Terian au cœur de la poésie arménienne. Pour lui, Terian incarne « le peuplier » de la poésie nationale qui ressource les générations des poètes ; et lui, il en fait partie.