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La vision symboliste dans la poétique de Tcharents ― bien sûr dans son expression composite ― dure presque dix ans, voire ne disparaît pas. L’idée-symbole demeure dans sa poétique comme un moyen à la fois de condensation et d’extériorisation de ce qu’il est difficile, voire impossible de dire en un discours construit selon les principes de la rhétorique. En revanche, les sensations, les visions, les voix, les couleurs deviennent des lieux et des personnages poétiques qui facilitent l’expression du message à véhiculer. On verra comment à travers les couleurs, notamment le bleu du ciel, l’or du soleil, le rouge du sang et leurs associations, le poète fait entendre son message au lecteur.

95Սիրտ իմ, անբախտ դու մանուկ » հուզապրումից մինչեւ « Սիրտըդ, որպես վառ ատրուշան,

պահիրվառ », ―ահաայնտարածությունը, որովՏերյանըաշխարհի բացասականընկալումից հասնում է դրականին: Տերյանը ասպարեզ է բերում նկուն ու բոցավառ սրտի ամենատարբեր հարաբերություններ, սրտիչափանիշովգնահատումէկյանքը:

AGHABABIAN Souren. Եղիշե Չարենց, Yél’išé Čarénc’, [Yéghiché Tcharents], vol. I, Erevan, éd. de

73 Le bleu du rêve

Les premiers poèmes de Tcharents portent les couleurs de l’arc-en-ciel du symbolisme – le bleu, l’or et le violet. Ce sont des lieux où l’automne, les souvenirs, les nostalgies des amours et des personnes chères s’éloignent et se perdent laissant un chagrin profond.

Son premier recueil de poèmes Trois chants pour la jeune fille triste et frêle (Երեք երգտխրադալուկ աղջկան, Yéréq yérg txradalouk al’ǰkan, 1913, Œuvres, I,

1962, p. 11-17) est dédié à Astrik Rondartchian. La série porte comme épigraphe le dernier vers : Et c’était le dernier amour du soir antique…du poème Améthyste d’Albert Samain (1858-1900). Avec l’amour en filigrane, ces poèmes font état de la tristesse et du chagrin du sujet lyrique : un fiacre se balançant, des chemins boueux, une femme malade et tuberculeuse, le vent se lamentant à propos de quelqu’un et le cocher chantant sa chanson des jours passés, et lui, insomniaque, sur le chemin inconnu. L’insomnie, état de fatigue et de souffrance entre le réel et l’imaginaire, du premier poème fait la transition vers le deuxième poème se transformant en épithète ― nuit insomniaque. C’est une âme troublée : à l’esprit inquiet, errant dans les champs

tristes, une fille mourante, des souvenirs en désordre, la pluie, la douleur.

Le je a besoin de l’autre pour pouvoir parler de ces états d’âme : « Օտար էր հոգիս քեզ համար, ինչպես / Օտար դաշտերից բերած ծաղկեփունջ / Mon âme était étrangère pour toi, comme / Un bouquet de fleurs apportées des champs étrangers. » (Œuvres, I, 1962, p. 13). Tcharents emploie souvent l’élément autre, étranger pour installer un dialogue poétique : « The other is that wich undergoes constant metamorphosis ; it is the ever-changing, that which replaces, that which summons the different ― a kind of incessant movement that transcends all form and identity. »96 Le

je se révolte, traite la femme aimée d’odieuse, car les souvenirs d’un amour imaginé

pur ne sont pas à la hauteur : un lit, un corps nu. Tout ce qui était naguère sacré n’existe plus : le sens sacré est perdu. Il ne veut que dormir et tout oublier pour enterrer la pensée de l’amour pur. Ce sommeil ressemble à la mort. Il bénit la mort du premier amour comme on bénit les morts chers. Dans le troisième et dernier poème Le jour des

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morts (Մեռելոց, Mér’éloc’), la nuit tombe sur la ville déserte. Une atmosphère

symboliste, le vent, les réverbères aident pour oublier la tombe obscure de son aimée, cependant le mépris et la méfiance des autres, exprimés par quelqu’un a dit qui s’oppose à un autre quelqu’un : « Et de loin, on l’entendait les pleurs inutiles de quelqu’un » (Œuvres, I, 1962, p. 17)

Les significations des couleurs évoluent progressivement en rapport avec ses pensées. Entre 1913 et 1916, Tcharents publie deux autres recueils : Pays de feu (Հրո երկիր, Hro yérkir) et Des heures de vision (Տեսիլաժամեր, Tésilajamér) où

apparaissent d’autres symboles, tels que le soleil (արեւ, arév) ou le miracle (հրաշք, hrašq). Ici, le soleil est ensanglanté. L’image du soleil ensanglanté, on la retrouve

d’ailleurs dans ses derniers poèmes, mais avec une autre charge symbolique. Le pays cher à l’âme du poète est loin et dans cette atmosphère du mal du pays, l’image de l’oiseau bleu Mari et de la sœur rappelle la maison. (Œuvres, I, 1962, p. 30) La maison est prise entre le bleu du ciel et de l’or du soleil comme une croix dorée enfoncée dans

le bleu du ciel symbolisant la pérennité du peuple, reconnu comme une unité

chrétienne. Elle évoque la patrie, devenue terre brûlée à cause des massacres et des déportations.

Par ailleurs, les nuances de l’or condensent en elles des sens contradictoires : le

soleil ― à la fois symbole de la vie, de l’éternité, mais aussi du changement et de

l’avenir, la lumière ― l’aube comme un commencement, mais aussi comme le symbole de l’amour pur à l’image de la fille de lumière (լուսե աղջիկ, lousé al’ǰik, Œuvres, I,

1962, p. 34), le feu ― à la fois symbole de la révolution et du génocide, etc.

Dans son for intérieur, le sujet lyrique accepte la solitude, l’éloignement, mais l’espoir, fût-il infime, est là, car dans son expression crépusculaire, il espère le changement. Tout est provisoire, tout est éphémère : « Հոգուս մեջ իջել ու փռվել էր մի / Հիվանդոտ, հիվանդտխրությանհանգիստ: / Dans mon âme avait échu et s’était étendu un / Repos de tristesse souffrante, maladive. » (Œuvres, I, 1962, p. 35)

Tout disparaît et l’amour, et la lumière. Les tintements sont aussi éphémères que les papillons : « Երբ հեռուներումզնգալով անցար, / Որպեսմի ղողանջ, մի լուսե թիթեռ... / Lorsque tu passas tintinnabulant dans les lointains, / Tel un tintement, un papillon de lumière… » (Œuvres, I, 1962, p. 36)

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L’amour du poète est adressé à la femme pâle, malade, restée dans la patrie

lointaine. L’amour pour la patrie et la femme se confondent dans sa nostalgie. En

automne 1915, à Kars, dans la série Des heures de visions (Tésilajamer), il évoque les montagnes enneigées, les lacs bleus, les cieux-rêves, le murmure du lac, la nostalgie antique du pays lointain. On retrouve ces images dans d’autres poèmes, entre autres dans la Légende dantesque, et surtout dans le poème De ma douce Arménie, écrit en 1921-1922 dont l’analyse littéraire en vue de la traduction sera présentée au chapitre 6. Une autre idée-symbole qui traverse la poésie de Tcharents et qui endosse des significations renouvelées est l’atmosphère d’obscurité-brouillard-automne-tristesse. Dans ses dernières œuvres, cette image symboliste exprimera la nostalgie du passé.

Les couleurs de l’arc-en-ciel du recueil Arc-en-ciel (Ծիածան, Ciacan, Œuvres,

I, 1962, p. 67-123), 1916-1917, dédié à Karinée Kotandjian,97 semblent être le trait d’union entre le monde réel et le monde rêvé. Le regard du poète est sévère vis-à-vis du monde réel qui vit des bouleversements politiques, sociaux et culturels. Il craint que son rêve emprunte le chemin des tortures. Il s’adresse à cette sœur dont il a besoin, afin de conserver la part du rêve bleu. Elle est compréhensive et délicate, lui est un poète

stellaire, mais cela ne suffit pas pour garder le rêve bleu, cher à tous, si les efforts n’y

sont pas : « Այնքան տրտում է հոգիս, բայց միշտ ժպտում է հոգուդ, / Որ երազը չդառնաԳողգոթայի ճանապարհ.... / Mon âme est si triste, mais elle sourit toujours à ton âme, / Pour que le rêve ne devienne le chemin du Golgotha… »

Le poète veut évidemment garder ce rêve de la femme fragile ― garant de la pureté de son âme et de l’éternité de la poésie. La fille féérique ressemble à une lampe, à la lumière tamisée, ses yeux rappellent ceux de la Mère du Saint enfant. Elle est à la fois tuberculeuse et transparente comme le lait et l’agathe. Il veut toujours espérer, rêver grâce à la poésie : « Ես ի՞նչ անեմ, որ մնա ծիածանը երեքգույն, / Որ չցնդի,

չմարի՜ իմ հոգուհեռուն... / Que faire pour qu’il demeure l’arc-en-ciel tricolore, / Pour que le lointain de mon âme ne s’éteigne pas, ne s’évapore … » (Œuvres, I, 1962, p. 69)

Tant que le poète voit la fille bleue, le rêve continue. La fragilité des rêves rime avec l’état maladif de la jeune fille. Le poète peut les perdre à tout instant. Il dessine le lieu bleu de l’amour pur. C’est une forteresse irréelle où l’amour éthéré fait loi. Le bleu

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porte en lui l’or du soleil. La croix enfoncée comme une flèche dans le ciel bleu définit le lieu de l’espoir.

L’alliance de l’or avec le bleu deviendrait ainsi la concrétisation du rêve tant espéré. La croix d’or ― référence historique, religieuse du pays en danger ― a besoin que le rêve continue pour devenir audible dans la parole réveilléede la poésie (Œuvres, I, 1962, p. 78).

C’est le pouvoir mystérieux que Tcharents attribue au Verbe poétique. Le poète cherche à garder à la fois le rêve et l’espoir par la force de la parole poétique. Le bleu et l’or ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. À travers ces images symboliques, le poète a l’intention de laisser entrevoir l’invisible : sa profonde tristesse. Elle arrive avec la tombée du soir quand les rêves s’évanouissent et les nuances du violet, alliage du rouge et du bleu, reprennent tous leurs droits : « Որպես երազում ապրած երեկո ― / Մի խամրած մշուշ մանուշակագույն... / Telle une soirée vécue dans un rêve ― / Un brouillard violet et éteint… » (Œuvres, I, 1962, p. 89)

Les désastres des années 10 plongent le poète dans un désespoir profond. Il ne peut pas aimer, rêver de la femme ― l’inconnue à mille voiles de Blok. La catastrophe nationale, ainsi que l’incertitude du destin collectif rendent impossible le rêve du poète-individu. Son rêve est national. Certains éléments réalistes et romantiques s’invitent progressivement dans sa poésie. Il critique les autres de ce nous national. Dans le poème Les voyageurs de la Voie lactée (Հարդագողի ճամփորդները, Har-dagol’i s’amp’ordnére, Œuvres, I, 1962, p. 62-63), le rêve est fini. Il veut refuser le rêve, car

tous ceux qui ont des soleils au cœur, qui ont rêvé, ont déjà disparu, et le vide remplace les rêves, alors qu’ils voulaient profiter comme tant d’autres de l’or de ces Voies lactées. Il ne peut pas ou il ne veut plus glorifier Dieu, puisque l’ennui des jours gris ressurgit. Dans ses yeux reste ensevelie une légende d’un immense bonheur

aux-yeux-bleus. L’autrui reste indifférent aux problèmes du poète et de ses proches. Cette

indifférence rend le poète amer et frustré. Son cœur se durcit. Son entourage se moque de ses nostalgies de feu. Ici, l’autre est multiple et hostile : même les plus proches ne comprennent pas le désarroi du poète ― « la sœur ricana, l’ami rit, les étrangers injurièrent » sauf « la putain embrassa dans le brouillard et le fou salua à voix basse »

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Tcharents, poète optimiste, ne veut pas penser que tout est fini ; au contraire, il espère que la révolution sauvegardera le rêve national.

L’or solaire de la révolution

La réalisation du rêve national s’éloigne davantage après la Catastrophe. Tcharents devient témoin des atrocités de la guerre et des désastres du génocide sur le front de combats, entre automne 1915 et été 1916. Les images de guerre laissent à jamais leur impact dans sa poésie, devenant ainsi une source significative de réflexions contre la guerre, en particulier dans son long poème Légende dantesque.

Le bouleversement systémique du monde en gestation a sur lui un effet de fascination hypnotisante. Il participe épisodiquement à la révolution russe. Le romantisme révolutionnaire, nourri d’éléments réalistes, entre dans sa poétique. La révolution bouleverse tout ; le temps réel et le temps poétique. Le thème de la révolution, on le verra plus loin, se métamorphose dans la poétique de Tcharents ― de son incarnation du renouveau dans la vie et dans l’art, à ses débuts, jusqu’à son rôle d’initiatrice de la construction de la nouvelle société et de l’homme nouveau. La révolution englobe les exaltations, le pathos, les aspirations humanistes et romantiques du poète, mais aussi sa révolte contre l’ordre établi. Le poète adhère à la révolution pour y trouver des solutions à ses interrogations sur les injustices historiques que supporte son peuple. Après la victoire du bolchévisme, son esprit d’avant-gardiste, son admiration pour l’œuvre de Lénine, son rêve de voir enfin s’étirer la chaussée du

nouvel Erevan jusqu’à l’Ararat font de lui le poète embrasé de la révolution.

Chez Tcharents, la figure de la révolution est changeante. Elle se métamorphose en diverses matières et en des figures mythiques et imaginaires, comme Soma, la déesse hindoue qui appelle les masses à rentrer dans la danse effrénée de la révolution qui détruit le monde pour la reconstruire. Le poème Soma, écrit entre juin-juillet 1918, à Tsaritsyne,98 a été publié en livret seul à Tiflis en 1918, puis intégré dans l’édition de 1922 de ses œuvres. Le poème est construit autour du mythe de Soma de la mythologie

98 Tsaritsyne est l’ancien nom de Volgograd, de 1589 jusqu’en 1925. Pendant la Guerre civile, il y eut des combats avec la participation de Staline, Boudienny et Vorochilov contre les armées blanches de Dénikine. De 1925 jusqu’en1961, la ville a porté le nom de Stalingrad.

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des Vedas, qui incarne la liberté, le feu sacré et le breuvage qui enflamme les âmes, l’esprit des hommes. Elle est la vision révolutionnaire du poète romantique. C’est une illusion dorée qui, pour exister, consume les âmes enflammées et dont l’immensité universelle surpasse les intérêts de chaque individu : l’humanité n’en fait qu’une. Ce feu devient l’oriflamme de la révolution qui contient en elle les aubes de l’avenir. Le poète se sent un élément de ce feu et il le chante : « Կյանքս տվել եմ լույսիդ / Եւ երգումեմքեզ: / J’ai donné ma vie à ta lumière/Et jetechante. » (Œuvres,II,1963,p. 71)

Le poète a retrouvé Soma ― l’autre, sa douce sœur, folle Soma ― après tant de temps de recherches, conscient que cet amour peut devenir mortel. Soma porte en elle des feux qui peuvent bouleverser, retourner la terre entière. Soma a des origines divines et ses feux demandent des sacrifices. Elle est puissante ; elle fait descendre du ciel la rosée qui dote les plantes sur terre de la douceur et du pouvoir de l’ivresse, pour

embraser des cœurs. Soma est un mouvement en spirale qui organise la danse

enflammée cosmique et où entrent ceux qui apportent un cœur brûlant à sacrifier :

« Բայց վառվի՜ պիտի սիրտս մոխրացած / Քո բոլո՜ր գալիք արշալույսներում /, Mais mon cœur calciné doit brûler / Dans toutes tes aubes à venir ! » (Œuvres, II, 1963, p. 79)

Par ailleurs, la métaphore de la danse des foules pour présenter ici le mouvement révolutionnaire, on la retrouve dans les poèmes Légende dantesque et Vision de mort

la farandole funeste des victimes de guerre, ainsi que la danse lugubre des victimes de la Catastrophe.

Dans le poème Les foules en folie, le poète revoit les effets du feu divin de Soma sur les masses, sur les foules en folie. C’est une narration épique de la victoire de la révolution russe de 1917. Elle incarne également la force des masses, la force en commun. On retrouve d’ailleurs l’évolution de cette réflexion tcharentsienne à travers l’image métonymique de Thersite «obtus » dans le Livre du chemin où le poète considère Thersite comme l’unique vrai héros homérique : « ՈչԱքիլլեսըմարմար, ոչ լուսե Պատրոկլը, ոչ Ուլիսը, / «Բութ» Թերսիդեսն էր անմահ քո հերոսը միակ, Հոմերոս: – / Ni Achille marmoréen, ni Patrocle radieux, ni Ulysse ― / Homère, ton seul héros immortel était le Thersite « obtus » ! ― » (distique XXXVIII, Œuvres, IV, 1968, p. 422).

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Le poème relate les exploits de la révolution russe. Les masses, enflammées par les feux de la révolution, forment une unité, présentée par l’image de milliers et milliers de gens, unis dans la lutte contre l’ordre établi. L’invitation à entrer dans la danse des cœurs enflammés voit son aboutissement : la victoire de la révolution. D’ailleurs, pour renforcer la valeur testimoniale de sa narration et épaissir le trait réaliste, Tcharents rapporte ces faits en discours direct, à la première personne du pluriel : « Մենք մեր սիրտն ենք բերել նորից՝ հուսավառված ու կրակոտ : / Nous avons apporté de nouveau notre cœur de feu et d’espoir. », etc. (Œuvres, II, 1963, p. 86)

Le temps rythme le poème. D’abord, on voit les foules statiques et sans visage : elles vont attaquer la gare des chemins de fer, en un deuxième temps, elles prennent la gare et fatiguées, exténuées, elles attendent le moment propice pour attaquer la ville millénaire qui incarne le vieux monde mourant, et enfin, la prise de la ville augure l’avenir allant vers le Soleil ― le but ultime. On retrouve l’écho de ces images de joie et d’espoir dans les derniers textes de Tcharents. Elles évoquent le passé transcendantal du poète, mais en 1936-1937, elles sont à l’origine de ses souvenirs de déception et d’amertume du présent sans issue.

Les foules, et de surcroît en folie, on imagine tout de suite des masses, des attroupements désordonnés, sans but précis. Or, le poète décrit une organisation des combats, planifiée étape par étape : le but – la victoire de la révolution, la victoire du monde nouveau sur le monde ancien, l’organisation – la prise de la gare, l’attaque planifiée sur la ville. Tout cela est inscrit dans un temps délimité : du coucher du soleil jusqu’à l’aube. Le poème rappelle d’ailleurs des scènes des premiers films muets soviétiques glorifiant la révolution. Son vocabulaire est riche en descriptions sensorielles. L’abondance du champ lexical de soir, par exemple, amplifie l’inquiétude face à l’imminence des événements, l’incertitude de l’avenir proche, la crainte de la défaite, le monde vespéral, le soleil couchant sanguinolent, la nuit profonde, le crépuscule incertain, etc. L’espace est peint en différents tableaux, en fresques : des champs en sang, des barricades, une énorme gare des chemins de fer, etc.

Le poème a un souffle soutenu, une voix rythmée. Grâce à l’emploi des figures de style, la narration devient plus saisissante. Les répétitions martèlent par exemple l’importance des idées-images. Les métaphores et les comparaisons telles que le sifflet strident du train venant de la gare rappelle « le cri d’un animal qu’on est en train

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d’égorger » (II, 83) ou le doute, comparé à un chien qui dort (II, 88), l’image métaphorique de la ville : énorme Sphynx, les seins blancs posés sur le sol qui incarne aussi le système politique bourgeois, barre la voie rouge des foules, dotées d’une

volonté solaire (Œuvres, II, 1963, p. 74 et 83), etc.

Pour Tcharents, il existe des liens inhérents entre les foules et la nature, et cela souligne, renforce la légitimité de leur lutte de devenir maîtres de leur pays quitte à détruire et à brûler. La nature donne à l’homme des forces extraordinaires. Elle arme les foules d’un potentiel surhumain : « Dans leurs muscles tendus, la force de la terre humide s’est installée ― », et donc, elles peuvent dicter leurs souhaits. Tcharents emploie une image hyperbolique qui donne une dimension cosmique à l’action des masses :

Եթե ուզեն՝ արեւներին նոր տե՛մպ կըտան ու նոր ուղի... / Եթե ուզեն՝ արեգակնե՜րկշպրտեն երկինքն ի վեր. / Եթեուզեն՝ վա՛րկըբերեն երկինքներից արեգակներ... / Եթե ուզեն՝ կամքով արի ու աշխարհի հրով վառված... / Ինչե՜ր միայնչենկատարիամբոխներըխելագարված... (Œuvres, II, 1963, p. 92).

Si elles voulaient, elles donneraient un nouveau rythme, nouvelle voie aux soleils… / Si elles voulaient, elles lanceraient des soleils vers le ciel : / Si elles voulaient, elles descendraient des soleils des cieux… / Si elles voulaient, fortes en volonté, embrasées par le feu du monde… / Quels actes ne pourraient accomplir les foules en folie ! …

Mais pourquoi Tcharents désire-t-il tant cette révolution ? Le poète toujours à l’affût de son temps, voit plus loin, devient voyant, triste, mais lucide : « Rien, rien ne nous donna la nostalgie bleue ». La révolution nationale est avortée. Le poète se sent contrarié et trompé. La réalité pèse de tout son poids sur lui et sur sa pensée poétique. Le temps presse. Il doit réagir, se sentir utile. Le bleu tout en étant attrayant par sa pureté n’a pu apporter des solutions à ses questions, à ses visions, à ses attentes dans la vie réelle. Le mal du pays ronge son âme et devient une constante de ses poèmes patriotiques. L’imagede la maison lointaine abandonnée lui est douloureuse. Il se sent rongé par le sentiment de culpabilité. Sa maison l’attend dans le champ lointain où règne la mort et le brouillard. La nostalgie est devenue une rose épanouie en feu et éclaire dans le brouillard. Ce feu brûle l’âme du poète : « Եւ վառվում է հոգիս