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4. Cuisine de partage ou de démarcation ?

« A Alep on a de toutes les couleurs, même si elles se mélangent rarement » Faez.

Comme l’écrit Jean-Claude David (1998), les communautés minoritaires peuvent jouer leur rôle dans l’élaboration et l’évolution du mode de vie et notamment de l’alimentation, du fait de leur mobilité et d’une plus grande perméabilité aux influences extérieures. Les pratiques traditionnelles subsistent, transposées et adaptées aux nouveaux espaces et aux nouveaux modes de vie. Elles contribuent de cette façon à l’enrichissement des préparations, par l’adoption de plats venus de l’extérieur. Cette idée développe la perméabilité de la ville aux recettes venues de l’extérieur, adoptées et développées plus particulièrement par les groupes minoritaires.

Qu’en est-il des échanges intercommunautaires parmi les habitants de la même ville ? Cette dernière partie propose quelques éléments de réponse, tout en se limitant à deux des communautés de la ville : celle musulmane et celle chrétienne.

F. Ollivry (2006) écrit au sujet des échanges des plats et recettes d’une

communauté vers les autres : « La liberté de leur voyage est singulière, lorsqu’on lui oppose les murs

présents dans les esprits et la multitude des codes communautaires qui régissent la vie quotidienne alépine ».

I.D.4.1 Le cadre : Les quartiers d’Alep et la cohabitation

Un jour, ayant un rendez vous avec Georges C. qui me « convoque » toujours de façon très formelle, j’ai osé lui demander, le sachant extrêmement organisé et rigoureux, de m’aider à réaliser un plan de la ville d’Alep ou l’on puisse distinguer les quartiers chrétiens, arméniens et musulmans. Quelle ne fut pas sa réponse, me disant que selon lui c’était un découpage stupide que certes ça existait mais on ne pouvait jamais savoir à cent pour cent la composition de l’immeuble et visiblement cela était la dernière de ses préoccupations. Finalement je me suis laissée convaincre que souligner le découpage de la ville en fonction de l’origine confessionnelle de ses habitants était une façon de renforcer les frontières invisibles établies.

Cependant, il m’expliqua avec précision l’existence de bâtiments unifiés binayé

mouwahhadé et des bâtiments non unifiés binayé ghayr mouwahhadé. Par exemple, dans

face sont habités aussi par des musulmans. Il s’agit donc d’un bâtiment non unifié. Dans certains quartiers chrétiens, ils refusent de vendre l’immobilier aux musulmans, pour

préserver le caractère chrétien du quartier. Cependant c’est dans les mêmes quartiers

chrétiens que plus de la moitié des commerçants sont des musulmans, ce qui implique un contact quotidien.

Certains chrétiens comme musulmans, ne veulent pas habiter dans un immeuble mixte, mais c’est selon Georges, du fanatisme. Les musulmans ne veulent pas que leurs voisins voient leur femme non voilée. Les chrétiens ne veulent pas que leur fille risque d’être embêtée par leur voisin ! « A Alep grâce à Dieu, nous n’avons pas comme dans d’autres pays un mur qui sépare la ville ».

Toute ville bouge et son centre s’étend. Les quartiers d’habitation sont en mutation alors qu’en périphérie s’implantent des nouvelles zones résidentielles. Les communautés se regroupent donc dans des lieux qui changent. Aucun mur n’empêche le mouvement et les habitants changent de place. Différentes vagues de migration ont également contribué au peuplement de certains quartiers de la ville. C’est ainsi qu’on trouve des quartiers habités par les Kurdes et par les Arméniens.

Dans un même milieu social, chrétiens et musulmans se comportent pareillement. Dans les quartiers populaires la démarcation est encore plus forte que dans les milieux aisés où le dénominateur commun de l’argent a la vertu de mettre d’accord les uns et les autres. La corrélation entre le milieu social et la tolérance m’a beaucoup interrogée. La conclusion serait que l’ignorance et la méconnaissance de l’autre engendrent la peur de l’autre et rend plus nette la démarcation.

Les contacts et échanges entre populations d’appartenances religieuses différentes ont déjà fait couler beaucoup d’encre. La répartition entre les communautés musulmanes et les non musulmanes dans l’espace urbain met en évidence une territorialisation pour chacune des communautés.

Entre clochers et minarets, nous nous sommes demandé si les préparations culinaires variaient d’une communauté à l’autre. Dans un premier temps il est évident que ce sont des détails sans importance et qu’il est nécessaire d’y être attentif. Puis peu à peu à travers les discours, on cerne certaines tonalités de démarcation.

I.D.4.2. Se définir par rapport à l’autre

Les interdits alimentaires constituent les indicateurs les plus ancrés de

démarcation. La consommation de porc et d’alcool touche au domaine du Haram chez les

musulmans. D’après Jean-Louis Flandrin (2000), le rejet du porc est très ancien au Proche Orient et autour du bassin méditerranéen. De tradition, les Chrétiens d’Orient ne mangent pas de porc. Pour leur vie quotidienne, ils n’ont cependant pas d’interdit alimentaire.

Au sein même des chrétiens, les liturgies sont très différentes par exemple les messes maronites, chaldéennes, et syriaques. Cela se répercute légèrement dans la vie sociale. Chacun a une fête à célébrer et prépare un plat à cette occasion. Cela s’est préservé à travers le temps. Chaque confession possède sa « fête du Ventre ». Ainsi, les Grecs Catholiques célèbrent la Sainte Barbe et pour les Syriaques et les Assyriens, le jour du Nouvel An est la plus importante « fête du Ventre » qui soit. Avec le temps, certains aspects se greffent d’une culture à l’autre mais la base reste inchangée.

En esquisse générale, les frontières s'établissent entre les classes sociales et les classes religieuses. Elles compartimentent des casiers sociaux aux frontières non perméables. Dans les familles riches qui organisent des anniversaires pour leurs enfants (ce qui est une coutume très récente), il n’y a pas de mélange entre les enfants chrétiens et les enfants musulmans, ce qui conditionne de façon précoce la démarcation.

C’est de la bouche des chrétiens que j’ai entendu le plus de discours de démarcation, en réaction de repli. D’après certains, la cohabitation est impossible, en effet « si on n’est pas musulman, on est considéré comme étant dans le faux ». Aussi, ils souffrent du manque de réciprocité, par exemple pour les invitations : lorsque des musulmans vont chez des chrétiens, ils prennent place avec l’épouse et ses filles. Dans le cas contraire, les chrétiens ne verront pas les femmes de la famille et ils ne pourront pas boire d’alcool.

L. chez qui je vais déjeuner régulièrement ne manque pas de me souligner au cours de la préparation des repas et pendant ce dernier, le caractère exclusivement chrétien de ses préparations et vante le raffinement de ces derniers. Ce que son époux souligne « nos plats, très élaborés, sont à l’image de notre civilisation chrétienne ». La cuisine peut donc devenir un prétexte pour affirmer sa différence.

Amin Maalouf, auteur des « Identités meurtrières », interroge sur la nécessite de

définir l’identité42 lorsqu’elle devient outil de démarcation par rapport à autrui ou nourrit

l’entrée en conflit avec lui. Elle peut trop souvent desservir la peur de l’autre et favoriser l’ignorance.

I.D.4.3. Les plats « traîtres »

Que ce soit au niveau de l’usage des épices ou du recours à la matière grasse d’origine animale ou d’avantage d’origine végétale, certaines reconnaissent les yeux fermés un plat ayant été préparé dans une famille musulmane, d’un autre préparé dans une famille chrétienne. C’est une diversité inhérente à sa ville que Zeina apprécie.

Certains plats préparés par les uns sont inconnus des autres et réciproquement. La

mouloukhyé connaît également quelque variante dans sa préparation. Témoignage :

« Nous le consommons avec des légumes et du riz à côté ; la feuille est hachée fine et on fait bouillir la viande de poulet, on met des légumes avec et on le mange comme une soupe. Eux le mangent de façon ragoût, légumes et viandes avec le riz. J’en ai mangé chez des musulmans. D’abord j’étais réticente mais j’en ai finalement mangé, c’était très bon ».

Citons le cas du kebbé safarjalyé, c'est-à-dire kebbé en forme de boulette cuite

avec des morceaux de coings et du jus de grenade. Les cuisinières musulmanes ajoutent du concentré de tomates. Cette simple cuillère de concentré de tomates peut être à l’origine

de grands débats (féminins). « Le coing avec la viande, nous on l’assaisonne avec du jus de

grenade frais. Eux avec du jus de grenade et du concentré de tomate. Au début, j’ai pensé ça doit être infect, finalement j’ai tout mangé ! ». La méconnaissance, jumelée au préjugé, est ici rattrapée par la gourmandise.

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L’identité est un concept délicat à manipuler car bien souvent, au nom de la différence identitaire, les conflits se perpétuent. Amin Malouf place le terme d’identité comme appartenant au groupe des « faux amis » : « il commence par refléter une aspiration légitime puis devient soudain un instrument de guerre ».

D’après Bromberger (1984), l’identité, de la même manière qu’elle est une donnée première à l’existence individuelle, apparaît comme indissociable de la formation sociale. Le groupe ne pourrait se reconnaître comme tel qu’à travers un principe d’unification identitaire.

Chaque identité se construit en rapport avec celles qui l’entourent. Chebel (2002) décrit le premier noyau de l’identité, primaire ou initial, essentiellement biologique, auquel se superpose une identité de conscience héritée. Les origines familiales, l’éducation reçue, les interactions avec l’environnement immédiat, le vécu, et les expériences de l’altérité forgent l’identité.

La kebbé labanyé des chrétiens est de couleur blanche alors que dans les familles musulmanes ils y ajoutent un élément rouge : de la poudre de poivron et des tomates (Ollivry, 2006). Ce n’est pas le seul plat où la tomate devient un élément discriminateur. Ils utilisent plus de sauce tomate. C’est une question de goût. Il y a une différence entre

les gens du peuple qui utilisent beaucoup la sauce tomate pour les ragoûts, ils font une

soupe avec peu de légumes et peu de viande, de la sauce tomate et ils l’accompagnent de riz . A travers ce témoignage, la tomate est à la fois un élément qui différencie les recettes en fonction de la confession et également du niveau socio-économique.

Les familles musulmanes préparent le café avec de la cardamome et l’utilisent aussi pour parfumer le riz. Les chrétiens aussi utilisent la cardamome mais en quantité moindre.

Certains disent que la cuisine des musulmans est plus grasse car « ils aiment le gras et le

beurre. Etre mince ne leur dit rien, ils ne se font pas de souci ». Cette remarque est intéressante car elle mêle au goût la préoccupation de soi et de son corps, aspect sur lequel je reviendrai en troisième partie.

Venant de la part de chrétiens ou de musulmans ils disent pouvoir reconnaître au premier coup d’œil l’origine confessionnelle ou ethnique d’une personne d’après son visage, son habillement, son style… Après quoi le nom de famille permettra de valider l’origine confessionnelle de la personne. C’est rare de ne pas trouver d’indices. On porte ainsi sur soi son origine. Les accents différencient également les communautés entre elles, ainsi que le niveau social.

D’après Faez, musulman, les relations intercommunautaires sont rares et très compliquées. Cela est bien sûr lié au degré d’ouverture sur l’autre et sur le monde. Ils vivent cependant dans une ville où la cohabitation remonte à très longtemps. Lui a beaucoup d’amis chrétiens et arméniens, des amis pauvres et des amis riches, et des relations internationales. Il se méfie cependant de l’hypocrisie et de ceux qui s’abritent derrière leur religion. Les plus réservés n’ont aucune fenêtre, pourtant tous respirent le même oxygène de la ville !

I.D.4.4. Une leçon

D’après Georges43, les quelques différences que l’on peut observer dans les

préparations culinaires sont des détails négligeables. « Suzette met des tomates et pas

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une autre, on s’en fout ! Je nie que l’alimentation est directement liée à la religion. Nous faisons à la maison la liqueur de cerise. Récemment nous avons reçu une amie musulmane, nous ne lui en avons évidemment pas proposé. Il y a un grand choix de boissons. Le Ghazl Banat, à l’origine c’est seulement pour le Ramadan. Mais on est en train de saboter cette règle. Par exemple mes parents qui viennent de Beyrouth en commandent au pâtissier quand ils viennent et ce n’est pas forcément en période de Ramadan. Rares sont les exceptions et différences dans l’alimentation entre chrétiens et musulmans. Les galettes que les chrétiens mangent pendant les fêtes sont différentes des galettes que l’on trouve dans les familles musulmanes. La nourriture est commune à tout le peuple, la boisson aussi ». « Notre alimentation dépend de ce que produit notre sol ».

S’étant senti investi de la mission de me prouver que l’origine communautaire n’avait rien à faire dans la préparation et la consommation des plats, M. Georges en une belle journée, me guide à travers toute la ville d’Alep populaire, vers le garage Al Charq et s’empresse de faire confirmer auprès du moindre vendeur de nourriture que l’alimentation est par définition alépine et commune à tous et rien d’autre. Aussi, lorsque nous passons devant un quelconque étal alimentaire, il souligne qu’il y a très peu de différence en comparaison avec un autre quartier de la ville.

Finalement, il prend à parti un vendeur de grillades, lui expliquant mon étude et lui demandant de confirmer le caractère absurde de l’idée de différencier des plats en fonction de l’appartenance communautaire. « Est-ce qu’en vous achetant un sandwich chawarma, je vais me présenter à vous comme étant chrétien et est-ce que cela m’importera que vous soyez musulman et est ce que je vais imaginer que la préparation sera différente en fonction de cela ??? » Le vendeur s’empresse de confirmer que le raisonnement n’a pas de sens et les voici tous deux complices.

A partir de ce patrimoine culinaire, à la croisée entre une riche matière première alimentaire, l’histoire de la ville et de ses communautés qui mettent en relief un caractère spécifique aux préparations, il est possible de s’interroger sur le devenir de cette richesse immatérielle. Il m’a paru pertinent de regarder du côté de la jeune génération et de les interroger sur leur lien et leurs attaches à la cuisine alépine. J’ai constaté qu’il est impossible de se faire une idée générale, tant la jeunesse alépine est diversifiée. Je propose donc dans la partie suivante une entrée dans l’univers des jeunes.