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Dans ce contexte de modernité et de mondialisation, qu’en est-il de la transmission ?

* Planche 9 : Les cafés modernes

D. Dans ce contexte de modernité et de mondialisation, qu’en est-il de la transmission ?

Paul Baurain écrit en 1930 : « Les grands-mères ont des recettes mystérieuses pour des plats succulents, des gâteaux parfumés, des fruits confits, des sirops, des confitures de rose inégalables, des pâtes pour la conservation du teint et de la peau. Rarement elles savent le français mais elles connaissent d’autres choses qu’ignorent leurs filles ».

La transmission constitue un objet d’études. Comment se constituent les sources de transmission, quelle est la durée de son processus et dans quelle mesure est-il pérenne?

Comment s’opère l’apprentissage de la cuisine ? Empirique depuis des générations, il s’est peu à peu figé avec l’écriture des recettes. Dans l’introduction nous avons identifié certains des anciens recueils de recettes, remontant au X° siècle. Ces recueils sont les gardiens d’une mémoire véhiculée par observation et transmission orale depuis des siècles. Avant même l’existence de ces recueils, la chaîne des savoirs s’est constituée de mère en fille et constitue une mémoire extrêmement vaste. Ce savoir n’est pas purement intellectuel car il sollicite la mémoire sensorielle, à travers la vue, le goût et l’odorat.

Fawaz me dit « J’ai goûté un jour chez ma grand-mère un plat qui m’a plu. C’est ma

grand-mère qui m’a initié au goût. C’est la mémoire du goût qui m’aidera en partie à refaire la recette, sachant que ma grand-mère n’a pas de balance. Cela nécessite de la mémoire et de la création personnelle. Notre mémoire est très compliquée. Elle est une accumulation de savoirs et de connaissances. Tout cela prend du temps ». Ainsi la cuisine mêle un ensemble de connaissances et de savants dosages. De nos jours, les sciences cherchent à s’emparer de certains aspects de la cuisine comme la biochimie réduisant les arômes en molécules aux atomes multiples et aux combinaisons complexes, mais le savoir empirique a traversé les siècles, sans le crible des sciences.

Dans la société d’Alep, les femmes se constituent des livres de recettes qu’elles débutent juste avant leur mariage et qui les accompagnent le reste de leur vie. Elles l’enrichissent au contact d’échanges avec leur mère, leur belle mère et leurs amies.

La cuisine restant le domaine des femmes, c’est essentiellement de mère à fille que s’opère la transmission. L’exclusivité de certaines recettes à Alep et la volonté de les garder jalousement et secrètement constitue un aspect très caractéristique à cette ville.

Layla me raconte qu’elle a dû voler la recette de la confiture de roses à sa belle mère qui refusait de la lui donner. Alors, elle l’a observée à maintes reprises, en tâchant de comprendre le moindre détail et en posant des questions qui demeuraient bien souvent sans réponse. Elle a du essayer plusieurs fois avant d’arriver à sa propre confection. Cependant ce cas constitue un extrême, nous entrons ici dans la relation belle mère belle fille.

De la mère à la fille, la transmission s’opère spontanément en fonction du degré de réceptivité mais également en lien avec la volonté de retransmission de la mère. Le degré d’implication des jeunes filles pour connaître les recettes et préparer les plats est sensible à la diversification de leurs activités et centres d’intérêt. La retransmission s’opérant selon un modèle interactif, la volonté de la mère pour former sa fille garantit ou non la retransmission. La mère, à la fois source de savoir et agent de retransmission, peut aussi avoir tendance dans certains cas à vouloir épargner sa fille de quelque effort que ce soit, expression évidente d’une forme de surprotection.

Dans l’ensemble des familles rencontrées, j’ai pu constater de multiples cas de figure, illustrant un éventail de processus de retransmission. J’ai donc relevé les facteurs suivants :

1. Facteur spatial

L’environnement dans lequel évolue la jeune fille influence sa participation à la préparation des repas. Sa présence dans la maison est un facteur déterminant dans son implication tout comme l’occupation de l’espace de cuisine. Dans certaines familles ce dernier sera le domaine exclusif de la mère de famille, chef des cuisines. Dans d’autres, il est un espace partagé par toutes celles qui se joignent à l’effort car la cuisine est restée une activité collective.

Les jeunes filles dont les journées se déroulent à l’intérieur de la maison sont spontanément amenées à cuisiner et à participer aux différentes tâches ménagères. La question ne se pose même pas pour elles de savoir si elles veulent apprendre à cuisiner, elles connaissent toutes les recettes apprises auprès de leur mère ou de leur tante qui les perpétuent. Ainsi, Nourra me disait un jour qu’elle était capable de faire tous les plats dans les quantités nécessaires pour un nombre de personnes donné. Elle baigne en effet

quotidiennement dans ce domaine. L’implication peut également varier en fonction du nombre de filles qui sont dans la maison et du rang dans la fratrie : la sœur aînée confie volontiers à ses plus jeunes sœurs la préparation des repas.

Inversement, les jeunes filles qui ne sont pas continuellement chez elles en raison de leurs études ou de leur vie professionnelle ont une approche différente de la cuisine. Elles peuvent y participer occasionnellement, repousser à plus tard l’apprentissage des recettes, ou prendre cela sous la forme d’une distraction, motivée par l’envie de régaler leur entourage. Dans certains cas, elles ne mettent jamais un pied dans la cuisine par paresse ou par manque d’intérêt.

L’espace quotidien, la proximité et l’accessibilité de la cuisine vont marquer à différents degrés le savoir faire. Dans certains cas, l’éloignement réveille l’envie de savoir préparer de bons plats, grâce à la mémoire culinaire et les bons moments partagés autour d’un repas. Louna me dit qu’elle n’a jamais appris à cuisiner, mais elle observait passivement sa mère et sa grand-mère, dans la petite cuisine de leur appartement. Dès qu’elle se trouve face à des casseroles et avec les ingrédients nécessaires réunis, elle peut cuisiner et retrouver le processus d’élaboration du plat du début à la fin. Elle définit cela comme incroyable, relevant de la magie.

Il y a en effet une dimension irrationnelle dans la cuisine, qui mêle une mémoire affective, de saveurs, des gestes et des dosages que l’on ne peut consigner dans des livres.

2. Facteur temporel

L’apprentissage à la source nécessite également d’avoir du temps disponible ou d’y consacrer du temps. Pour les jeunes filles dont le mode de vie se dirige de plus en plus à l’extérieur de la maison, apprendre à cuisiner n’est plus une priorité. Elles distinguent elles-mêmes nettement leur travail en dehors de la maison où elles rentrent avec l’envie de se reposer.

Ainsi, le « trop de travail » à la maison est un argument mis en avant par certaines qui progressivement remplacent leur vocation de mère au foyer par une volonté de vie professionnelle. Micheline qui est esthéticienne considère qu’elle a à peine le temps de regarder sa mère faire. Aussi elle et son mari viennent quotidiennement déjeuner chez leur mère et belle mère, pour le plaisir de la voir et parce que ça les arrange bien de se mettre les pieds sous la table. En effet, la fille m’explique qu’elle ne sait préparer que les Indo Mie, nouilles chinoises prêtes en une minute après ébullition de l’eau. Ce jour là ils

ont apporté plein de petits paquets de chips aux parfums variés qu’ils ouvrent et mangent à toute allure en buvant leur café.

D’autres parlent d’assister leur mère dans la cuisine sans pour autant avoir le temps

nécessaire : «La grande différence entre la cuisine arabe et la cuisine française c’est

qu’un plat arabe il faut minimum trois ou quatre heures voire cinq ou six heures pour le préparer et il y a juste notre mère qui peut le faire en six heures ». L’apprentissage se fait alors partiellement : en présence de leur mère elles cuisinent mais n’ont pas acquis les mécanismes pour cuisiner seules. Si la mère s’absente lors d’un voyage, il leur faut beaucoup de courage afin de préparer des gros plats de façon autonome.

3. Le degré d’intérêt

L’intérêt et la motivation pour l’acte culinaire est déterminant dans le processus d’apprentissage. Plusieurs motifs expliquent l’envie de cuisiner : elle fait appel à la créativité, elle procure beaucoup de détente, elle fait plaisir aux autres et à soi.

« Quand je cuisine, je sens que je suis grande et cela me donne l’impression d’être une femme. Je suis contente quand j’aide ma mère à faire la cuisine. Je m’amuse beaucoup, je sens que je fais un loisir mais quand je coupe l’oignon je rigole moins ». Cette remarque permet de confirmer que le statut de la femme passe par son rôle de mère nourricière.

Face à quoi d’autres la considèrent comme une tâche quotidienne pénible. « Moi je n’aime

pas cuisiner mais quand je serai obligée, cela sera autre chose ».

Certaines n’aiment pas du tout cuisiner et ne s’en cachent pas. Elles ont recours à une métaphore plusieurs fois entendue. Le jour où je dois cuisiner, nos estomacs deviennent comme une pierre et je vous envoie à l’hôpital. La relation entre cuisiner et maintenir son corps en bonne santé est présent dans le discours des mères de famille et son opposé est exprimé par celles qui ne savent pas cuisiner et qui considèrent qu’elles pourraient rendre malade ceux qui consommeraient ce qu’elles ont préparé. Cela est dit de façon humoristique et se transforme en prétexte pour ne jamais cuisiner.

« Je ne connais strictement pas la cuisine. Seulement les frites et la viande à l’huile. Mon fiancé mange aussi beaucoup de fast food car il est tout le temps avec moi

et il mange avec moi. Il est un garçon donc ce n’est pas grave s’il mange beaucoup ». Cette jeune fille, abonnée au fast food n’a ni l’envie ni le besoin de cuisiner. C’est tant le goût que la sympathie des lieux qui l’entraînent à consommer la majorité de ses repas à l’extérieur de la maison.

Les sphères d’intérêt de certaines jeunes filles semblent s’être déplacées vers d’autres préoccupations : l’habillement, l’apparence, le maquillage : les filles se préparent pour aller dehors. Le don de son temps pour les autres se reconvertit en usage personnel.

Le suivi d’études concurrence aussi fortement l’apprentissage de la cuisine.

« Avant, toutes les filles apprenaient à cuisiner, même si elles n’aimaient pas ça, elles ont appris, sans se poser de questions. Avec le temps, je pense que quelque chose va être perdue. Car les femmes qui travaillent ont d’autres centres d’intérêt et consacrent de moins en moins de temps pour la cuisine. Alors qu’avant, jamais on ne comptait notre temps pour la cuisine » (une mère de famille).

4. Le statut matrimonial

Une corrélation évidente s’établit entre mariage et savoir cuisiner. En Alep, les enfants ne quittent pas leur famille jusqu’à leur mariage. Les jeunes filles ayant rencontré leur moitié, après l’étape des fiançailles, s’activent à apprendre le maximum de recettes auprès de leur mère et leur motivation atteint son paroxysme.

En rencontrant des groupes de jeunes hétérogènes, en tour de table, en écho à la question : faîtes-vous la cuisine et aimez-vous cuisiner ? La démarcation était très nette entre celles célibataires qui n’y connaissaient pas grand-chose et les jeunes mariées qui nommaient les plats qu’elles savaient préparer. Les autres, en rigolant, montraient la

jeune mariée du doigt et confirmaient : « c’est normal qu’elle en connaisse plus que les

autres, c’est parce qu’elle est mariée » ! Dans son cas, elle a appris à partir des recettes de sa mère, qu’elle a du refaire plusieurs fois, avant que le plat soit ressemblant.

Certaines, ne comptant pas sur elles-mêmes, se reposent sur la possibilité de confier cette tâche à un traiteur.