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CHAPITRE 2. PLAIDOYER POUR UNE OUVERTURE PHOTOGRAPHIQUE HEIDEGGER ET LA PHOTOGRAPHIE COMME DISPOSITIF TECHNOLOGIQUE

2.3 La place de l’art dans la tekhnè

À la fin de son essai, Heidegger propose l’art comme solution potentielle face au

danger des techniques modernes ; la représentation artistique deviendrait une façon de retourner à un rapport plus équilibré de l’Homme à son environnement, dans une sorte de retour en arrière qui donne raison aux catégories plus générales qu’avaient établies les philosophes de l’Antiquité grecque quant à l’existence des objets et à leur valeur dans le monde (Heidegger 2000, 34). Il faut préciser l’utilisation du concept « art » dans l’argumentaire, ce que l’auteur fait très brièvement dans la dernière partie de son article (Heidegger 2000, 34). Par art, Heidegger n’entend ni les objets produits par des artistes professionnels, ni l’appréciation esthétique de ces images, ni le secteur d’activité

culturelle en soi (Heidegger 2000, 34-35). Heidegger ne traite pas directement de la production artistique qui lui est contemporaine comme d’une technologie coercitive, même si les parallèles entre les exemples de son texte et la structure du milieu de l’art (particulièrement la place qu’occupe le marché de l’art dans ce milieu) sont frappants. Il conçoit plutôt l’art comme une tekhnè52 au sens large, c’est-à-dire toute forme d’objet

qui est amené à révéler et qui appartient au domaine plus large de la poiesis (Heidegger 2000, 34). Le concept de tekhnè peut alors signifier ce qui est résolument artistique comme ce qui n’est pas explicitement artistique, comme l’affirme Jacques Rancière : il y a mise en place d’une « séparation entre la tekhnè comme exécution d’une idée, mise en œuvre d’un savoir, et la tekhnè comme loi de la matière et de l’instrument, loi de ce qui n’est pas de l’art » (Rancière 2008).

52 Howard Eiland commente, à propos de l’utilisation de tekhnè dans les textes d’Heidegger : « Teknhè

he derives from tiktein, to bring into the world, beget, engender, which accords with his sense of building as bearing and bringing forth, As it happens, this etymology, which one finds in the lexicon of Liddell and Scott, has been amended by more recent authorities, who differentiate a root form teks-, or tekth-, as the source of tekhnè and texere (‘text’), from the perhaps more general form tek-, to beget, source of tiktein. But the revision plays fatefully into Heidegger’s hands, for teks- means at center to weave or intertwine (flechten). We note that weaving is not confined to human construction. Animals and other natural forces weave; the fates proverbially weave. Thinking weaves – which is to say, it exceeds stitching together. » (1982, 55).

Les changements qu’ont causés l’arrivée de la technologie numérique dans la production et la consommation de l’image photographique ont eu pour effet, notamment, de réorienter notre réflexion sur la photographie pour l’éloigner d’un modèle instrumentalisant, où le dispositif est prisonnier de considérations strictement techniques, esthétiques ou économiques. Ce n’est qu’à partir du moment où les représentations photographiques contemporaines seront libérées de leur obligation d’être strictement artistiques que l’objet photographie pourra regagner une certaine existence en tant que médium distinct. Cela ne veut pas dire que la photographie n’est pas libre de participer à d’autres réseaux ou qu’elle doit s’isoler comme pratique

autonome, ou que les représentations photographiques ne devraient pas exister en tant qu’objets artistiques. L’idée n’est pas d’ouvrir de vieux débats sur la légitimité de la photographie en tant que représentation artistique, débats qui n’ont aucune utilité dans le cas qui nous préoccupe. Cette nouvelle conceptualisation du médium implique plutôt que notre perception du concept de médium se doit d’être plus inclusive, puisque la photographie a toujours eu une existence plurielle que l’évocation d’une spécificité médiale ne pourra jamais effacer. À propos de la pluralité du médium, Jacques Rancière affirme :

« Cette indifférenciation [des techniques] pourtant ne signifie pas la suppression de l’art dans un monde d’énergie collective réalisant le telos de la technique. Elle implique plutôt une neutralisation qui autorise des transferts entre les fins, les moyens et les matériaux des différents arts, la création d’un milieu propre d’expérience qui n’est déterminé ni par les fins de l’art ni par celles de la technique mais s’organise selon les recoupements nouveaux entre arts et techniques, comme entre l’art et ce qui n’est pas l’art. La multiplication des appareils contribue alors à créer des zones de neutralisation où les techniques s’indifférencient et échangent leurs effets, où leurs produits se présentent à une multiplicité de regards et de lectures, des zones de transfert entre le mode d’approche des objets, de fonctionnement des images et d’attribution des significations. On peut ainsi penser une médialité qui échappe aux téléologies de la fin impérieuse ou de moyen dévorant la fin, qui ne reconduise ni une idée de la souveraineté de l’art, ni une

idée de la dissolution de l’art dans le monde technique » (Rancière 2008).

La (re)considération de la photographie comme médium représente l’ouverture d’une zone à la fois artistique et extra-artistique, d’un autre espace qui n’est pas

contextuellement défini : le contexte se dessine à travers l’interaction, par ses propres usagers, des différents éléments techniques et discursifs qui constituent l’objet

photographie. Dès que l’on considère la photographie comme une construction culturelle (ou intellectuelle) plutôt qu’un procédé mécanique, une brèche, un interstice (Derrida 1996) s’ouvre pour y réfléchir de façon holistique ou globale. Suivant

l’argument de Heidegger, si la photographie analogique, une technologie

essentiellement moderne, est un exemple de « pro-vocation » (Heidegger 1958, n.p.), la photographie numérique pourrait être une pro-duction qui matérialise et impose au monde qui nous entoure un certain rapport qui diffère du contrôle moderne décrié par Heidegger. La technique moderne a le potentiel de devenir une technologie

contemporaine ; les acteurs du champ photographique ont la capacité et le désir de penser au-delà de la révélation stricte de l’objet par le processus. La responsabilité incombera aux différents usagers de la photographie de définir et de situer

effectivement la force et la qualité de ce rapport à l’objet photographie. Comme le souligne Azoulay (2008, 25), le rapport éthique que nous aurons à établir avec la représentation photographique est une obligation du spectateur par rapport à l’image, considérant que les images ne peuvent parler d’elles-mêmes et que c’est

nécessairement dans l’interprétation qu’elles se forment en tant que véritables structures.

C’est ainsi que se clarifie le constat quasi-prophétique du texte de Björk cité en exergue du premier chapitre. The modern things are waiting ; it’s our turn now.

CHAPITRE 3. L’AMERICAN INDEX OF THE HIDDEN AND UNFAMILIAR DE TARYN