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CHAPITRE 3. L’AMERICAN INDEX OF THE HIDDEN AND UNFAMILIAR DE TARYN SIMON CAS D’ÉTUDE POUR UNE RÉVÉLATION TECHNOLOGIQUE

3.3. Portées du texte

3.3.1 La lettre avant tout

Taryn Simon effectue d’abord un travail de recherche avec une équipe d’assistants de production afin de trouver les sites qu’elle souhaite photographier. Il y a, dans cette activité de recherche, une première classification qui ne sera jamais révélée au public, puisque l’accrochage dans l’espace d’exposition ne semble pas respecter une

thématique particulière. Dans une entrevue de 2012, elle affirme :

« I would start by making lists: lists of sites I personally wanted to investigate and lists of categories that needed to be represented to create noticeable entropy. Many of these sites were imagined as I was seeking that which had no defined or popularly distributed visual anchor. It’s not difficult to identify the inaccessible ; the difficulty was to find sites and subjects with a twist, some strange malformed relationship to the idea of what is

hidden. And it’s not just about what is difficult to access. » (Durant 2012, n.p.)

Le but de cette liste, telle que l’avance l’artiste, est une apparence d’entropie ; c’est-à- dire, en quelque sorte, une mesure planifiée du désordre avec lequel l’artiste doit composer pour réaliser les photographies selon le thème choisi, mais aussi un désir d’apparence de désordre à la consultation des images. Elle et son équipe recueillent les informations sur les sites et effectuent un premier classement en différentes

catégories : « religion, nature, science, gouvernement, sécurité, divertissement » (Lange 2008, n.p.). Ces thèmes se retrouvent tous dans l’exposition telle qu’elle est présentée dans différents musées d’art. Il semble que cet acte de rédaction est particulièrement éclairant pour comprendre la genèse du projet. Par la liste, l’artiste dresse une certaine image préconçue de son sujet et, en accord avec ses premières intuitions et son désir de trouver des sites méconnus ou étrangers, conditionne l’acte photographique.

L’objet réel « photographie » est ainsi modulé et structuré par la subjectivité de l’artiste, qui allie sa propre connaissance (épistème) à sa pratique (tekhnè) (Heidegger 2000). Le site caché existe dans sa dimension socioculturelle et discursive avant d’exister

comme réalité physique ; ce n’est que lorsque les deux premières dimensions du site sont épuisées que l’artiste se trouve sur les lieux physiques.

Dans plusieurs entrevues, l’artiste décrit le processus de recherche comme ardu, étant donné le niveau de protection et/ou de contrôle sous lequel sont placés la plupart des lieux trouvés (Simon 2008 ; Batchen et McCalister 2008). Avant même de pouvoir se rendre sur les sites choisis, l’artiste doit donc rédiger des demandes pour accéder aux sites choisis et les envoyer aux personnes et aux organismes concernés. Le nombre de réponses positives que l’artiste reçoit est impressionnant, étant donné le côté secret avec lequel opèrent beaucoup d’organismes que contacte son équipe de recherche. Simon a donc pu accéder aux salles des douanes de l’aéroport John F. Kennedy, aux corridors des bureaux du CIA, à des sites d’entreposage et d’enfouissement nucléaire, à des salles d’armement de la Défense américaine, à des sites où l’on teste des

missiles, à des sites où l’on place les animaux malades en quarantaine ou à des prisons à sécurité maximale.

Remarquons que l’aspect révélateur de la photographie, dans le travail de Simon, est subordonnée aux pouvoirs persuasif et rhétorique du texte, plus particulièrement lorsqu’elle entre en communication avec les organismes responsables de la

maintenance ou de la protection des sites qu’elle souhaite visiter. Le texte devient à la fois subordonné à la prise de vue de l’artiste (il se forme et n’existe que pour permettre à la photographie d’exister dans l’espace public) et plus puissant que l’image

photographique qui en résulte (il permet de la comprendre, il augmente potentiellement le pouvoir de révélation de la représentation photographique dans l’espace

d’exposition).

Un des organismes les plus connus ayant refusé l’accès à son site à l’artiste est Disney, qui évoque dans sa lettre de refus les dangers que représente le dévoilement des coulisses d’un de leurs parcs d’attraction ; danger d’attaques terroristes

potentielles – comme si Disney n’était pas en soi la formation d’un terrorisme culturel moderne (Sloterdijk 2009) - mais également danger d’une liquidation du pouvoir

magique de Disney et des images techniques qu’il met en place (Flusser 2000). Voici un extrait de la lettre envoyée par Disney Publishing Worldwide à l’artiste, reproduit dans un catalogue de 2008 :

« After giving your request serious consideration, even though it is against company policy to consider such a request, it is with regret that I inform you that we are not willing to grant the permission you seek… As you are aware, our Disney characters, parks and other valuable properties have become beloved by young and old alike, and with this comes a tremendous responsibility to protect their use and the protection we currently enjoy. Should we lapse in our vigilance, we run the risk of losing this protection and the Disney characters as we know and love them. Especially during these violent times, I personally believe that the magical spell cast on guests who visit our theme parks is

particularly important to protect and helps to provide them with an important fantasy they can escape to ». (Simon 2008, 133)

Dans ce cas particulier, une lettre de refus est tout aussi parlante que l’obtention d’une photographie ; elle dévoile tout autant l’essence d’un organisme et son occupation des lieux, comme elle révèle un rapport au monde. Le ton de la lettre écrite par Disney fait émerger les enjeux de la représentation spectaculaire (et certainement photographique) dans leurs parcs d’attraction et, plus largement, dans nos sociétés. Le parc d’attraction s’y dessine comme un espace « hyperréel »—« l’utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée » (Baudrillard 1986, 3) et comme une « hétérotopie »—« sortes

d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels […] que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » (Foucault 1984, 47). C’est parce que Disney ne veut exister que comme objet, que comme image, qu’il refuse de se prêter au jeu de l’artiste ; préférant être-sous-la-main, il refuse d’entrer en rapport au monde de manière authentique.

Le texte est également utilisé, dans le processus de Simon, pour contextualiser et même amoindrir la portée publique du projet photographique. Dans la rédaction de ses lettres, la photographe précise toujours que les images font partie d’un projet artistique et non d’un projet de photojournalisme ou de photoreportage, ce qui semble apaiser les craintes de certains organismes qui n’auraient probablement pas laissé un reporter entrer sur les lieux mais qui ne voient pas le danger potentiel d’y laisser entrer un artiste. Son projet s’expose comme anti-journalistique ou ajournalistique, en affirmant clairement aux autorités en charge de ces sites que le but de sa démarche est

résolument esthétique, comme si le musée d’art avait pour effet de réduire l’expérience de la photographie à sa dimension formelle, sans considération pour le contexte qui informe l’obtention de ces images60.

60 Cet argument nous semble peu convaincant, mais il est très efficace du côté des organismes en

charge des espaces photographiés, ce qui laisse croire que l’art a toujours cette réputation de mettre à distance ou d’esthétiser sans révéler réellement. Il va sans dire que cette perception de l’art comme maillon faible de la révélation publique nous apparaît extrêmement réductrice, voire problématique,