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CHAPITRE 4 – LA PHOTOGRAPHIE COMME TECHNOLOGIE ATOPIQUE

4.1 D’abord, une précision méthodologique

Avant de poursuivre l’analyse, notons tout de suite que quelques incongruités

surgissent dans l’argument général proposé dans cette thèse ; du moins, dans l’écart entre la charge idéaliste de la réflexion, qui serait d’en arriver à considérer toutes les photographies en dehors de leur première catégorisation, qu’elle soit stylistique, historique ou disciplinaire, et la méthode somme toute traditionnelle d’analyse

employée pour arriver à cette décatégorisation qui semble caractéristique du régime actuel de constitution et de consultation des images photographiques. En utilisant An American Index of the Hidden and Unfamiliar de Taryn Simon comme cas-type pour réfléchir l’indistinction qui serait caractéristique d’une culture photographique actuelle, et en faisant appel à la pensée des philosophes et des théoriciens pour composer une pensée sur la pratique de cette artiste, chaque acteur/outil reste à sa place et il lui est demandé de faire ce qu’il ferait (stéréo)typiquement. Les penseurs pensent, les

photographes photographient, les artistes font de l’art. Lorsque l’on fait appel à la pensée d’un auteur, on fait le choix en apparence judicieux de ne considérer que ce qu’il ou elle a écrit spécifiquement sur le sujet qui nous intéresse, sans considérer cet écrit à la lumière des réflexions générales de ce même auteur sur d’autres sujets. Le principe de décatégorisation, s’il s’applique à l’analyse des images, doit aussi se rapporter aux textes employés.

L’atopie, méthodologie potentielle de ce chapitre, nous permet de souligner certains des problèmes de catégories dans lesquels s’est placée l’histoire de la photographie depuis sa double intégration dans l’espace du musée, d’une part, et, d’autre part, dans

les discours de l’histoire de l’art. En outre, les études photographiques sont elles aussi parfois aux prises avec la force restrictive de la catégorie, alors que la volonté d’étudier la photographie comme un phénomène étendu à toutes les sphères de la société se confronte aux catégories préétablies de l’histoire de l’art, qui résiste encore à accueillir l’image non-artistique ou qui fonde des disciplines connexes, comme la culture

visuelle, pour mener l’analyse. Dans un ouvrage portant sur l’état des études en photographie, le commissaire Marvin Heiferman (2012, 12), citant Geoffrey Batchen, rappelle que la photographie, « malgré qu’elle soit un phénomène culturel étendu qui habite virtuellement tout aspect de la vie moderne, est constamment exclue de sa propre histoire, puisque seules quelques photographies choisies sont incluses dans l’histoire de l’art du médium ».

Ya’ara Gil Glazer (2016, 40-41) remarque quant à elle que, dans le contexte

anglophone, l’ouvrage History of Photography from 1839 to the Present de Beaumont Newhall, s’il est vertement critiqué, reste le récit canonique employé par les histoires récentes de la photographie (Rosenblum 2008; Hirsch 1999), séparant les images selon leur fonction artistique ou documentaire et étudiant en grande majorité la photographie comme forme d’art. Depuis que les photographies ont intégré les collections muséales, à la fois la présentation et l’étude de l’image dépendent d’un glissement de valeur, de l’usage à l’exposition, reprenant la distinction maintenant classique établie par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Comme le remarquait justement Rosalind Krauss dans Photography’s Discursive Spaces, « le discours esthétique se développant au 19e siècle s’est organisé autour de ce qu’il

convient d’appeler l’espace de l’exposition » : à la fois l’espace physique de la galerie ainsi que l’espace discursif et critique qui légitime les pratiques artistiques et qui fait « que tout ce qui est exclus de l’espace d’exposition devient marginalisé par rapport à son statut en tant qu’Art » (Krauss 1982, 312). Andy Grundberg, en 1983, notait quant à lui qu’il existait deux camps dans les études photographiques de l’époque : ceux qui « conçoivent la photographie comme une branche récente de l’histoire de l’art, et ceux qui se rebellent à l’idée que la photographie soit esthétisée […] puisque cette

muséification de la photographie lui enlève son importance réelle » (cité dans Glazer 2016, 22-23).

Or, le constat posé à la fin du chapitre précédent était qu’il devient envisageable de réfléchir toute production photographique comme tekhnè ou comme poiesis et que, ce faisant, l’expérience actuelle de la photographie serait atopique. Ce passage est rendu possible par une compréhension de la photographie comme une technologie imposant un certain rapport au monde qui serait transhistorique et qui réfuterait le déterminisme technique imposé aux études photographiques depuis qu’une distinction entre

argentique et numérique est maintenue. Pour ce faire, il apparaît important de procéder à une lecture de la photographie actuelle en continuité avec les usages et les valeurs accolées à la photographie aux 19e et 20e siècles, en comparant des images

contemporaines avec des productions photographiques des siècles précédents, en minant la pensée d’auteurs qui ont réfléchi à la photographie comme système sans faire des particularités techniques du médium le seul garant de son existence en tant que notion, en considérant tour à tour des photographies d’artistes et de non-artistes, d’amateurs et de professionnels. Cette continuité nous permet de relever des usages actuels de la photographie similaires à ceux pensés aux siècles précédents.

Cette lecture se voit par la suite enrichie par l’examen d’images artistiques et non- artistiques, par l’étude d’écrits d’artistes et par l’analyse de textes issus de plusieurs disciplines qui ont traité directement ou indirectement de l’atopos. Nous établirons ainsi des liens entre les structures d’analyse de la technologie chez Martin Heidegger et la présence de l’atopie dans les textes de Roland Barthes dès les années 1950. Nous ferons également référence à un projet d’application concrète de l’atopie dans un texte de l’artiste américain Robert Smithson. Par cette multiplication des sources, nous souhaitons définir la photographie comme une technologie atopique, critiquant

l’essentialisme et le déterminisme technique par lesquels technologie et photographie ont été abordées aux 20e et 21e siècles (Feenberg 2014, 43-46).