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Entre l’ancien et le moderne Le danger de la technique

CHAPITRE 2. PLAIDOYER POUR UNE OUVERTURE PHOTOGRAPHIQUE HEIDEGGER ET LA PHOTOGRAPHIE COMME DISPOSITIF TECHNOLOGIQUE

2.2 Entre l’ancien et le moderne Le danger de la technique

La nomenclature historique entre les technologies « anciennes » et les technologies « modernes » agit de deux manières dans le texte de Heidegger. Par l’utilisation d’un principe général, l’argument de Heidegger vise à mettre en commun des modes de production et d’organisation du monde. En même temps, la distinction permet à Heidegger d’établir un jugement sur les technologies modernes en contrastant le

rapport qu’entretient la conscience humaine moderne avec le monde qui l’entoure avec un rapport précédent, que Heidegger interprète à l’aide de textes de philosophes grecs et d’exemples précis (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 21-22). L’agriculture existe ainsi sur le même plan que la centrale hydro-électrique, même si elles impliquent un rapport différent avec la nature de laquelle la technologie profite ; tous les deux, qui sont conséquentes, ont pour fonction d’apporter, de révéler, de rendre disponible à l’Homme en entrant en relation avec une force naturelle disponible.

Le danger de la technique moderne, pour Heidegger, réside dans le fait que la nature y est interprétée comme une source de pouvoir intarissable, qu’il ne semble pas y avoir de fin à cette utilisation instrumentale du monde naturel comme source de pouvoir : « Obtenir, transformer, accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement. Mais celui-ci ne se déroule pas purement et simplement. Il ne se perd pas non plus dans l’indéterminé. Le dévoilement se dévoile à lui-même ses propres voies,

enchevêtrées de façons multiples, et il se les dévoile en tant qu’il les dirige » (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 16). Heidegger appelle le surplus d’énergie naturelle

accumulée grâce à la technique moderne, emmagasinée mais non-utilisée, le « fonds » (standing-reserve, Bestand), terme que l’on pourrait également traduire par réserve effective (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 17).

À cet égard, la photographie argentique, dont l’arrivée coïncide avec le découpage historique mis en place par Heidegger, peut être comprise comme une technique moderne. Poursuivant la réflexion de Heidegger, la photographie s’explique comme un système mécanique qui a pour effet d’encadrer (enframing) littéralement le monde dans le but d’y appliquer un certain pouvoir coercitif (Sekula 1986). L’ubiquité de l’image photographique dans les sociétés modernes, de plus en plus flagrante avec l’arrivée des dispositifs technologiques de consultation des images numériques, agit comme une réserve effective, alors qu’on observe une accumulation des représentations qui ont pour effet de démontrer le contrôle qu’exerce l’humain sur son environnement47.

Cette réserve implique que le cycle de production et de diffusion de l’image

photographique, une chaîne d’actions sans fin, ne pourra jamais s’arrêter, qu’elle se poursuivra jusqu’à un déséquilibre irréversible de la nature. Dans son existence en tant que procédé moderne, la photographie analogique abuse du soleil et de la lumière en les considérant comme des ressources inépuisables48. La prolifération de la

photographie depuis le 19e siècle n’a rien à faire des limites matérielles que la nature

pourrait imposer à sa production ; elle se fait sans penser, sans considérer une finalité possible aux représentations ou à la chaîne d’acteurs qui la produit indéfiniment.

Les sociétés modernes et contemporaines se trouvent alors devant un trop-plein d’images, devant lesquelles il est impossible de tout révéler, tellement la chaîne de

47 Après la rédaction de ce chapitre, nous avons remarqué que l’analogie de la photographie numérique

comme réserve effective est reprise dans un texte de Daniel Rubinstein et Katrina Sluis de 2013 qui s’intéresse aux métadonnées et au Web sémantique.

48 Paradoxalement, la théorie photographique réfléchit (à) la mort de l’objet (Barthes 1980) sans

considération pour la mort du système général ou du monde physique dans lequel elle se déploie. Évidemment, au contraire des moyens de transport ou des modes de production industrielle, la photographie analogique a un impact matériel direct potentiellement moindre sur son environnement, bien qu’elle implique souvent une consommation exagérée d’appareils et de dispositifs dont l’impact environnemental est difficile à quantifier strictement ou à isoler. La question n’est pas de penser à l’épuisement physique ou matériel de la lumière comme ressource naturelle, mais plutôt à l’épuisement philosophique de la lumière/des Lumières. Il ne s’agit pas de réfléchir la nature dans un mode strictement environnemental, dans lequel nous souhaitons la préservation d’un élément naturel pour conserver l’exercice de notre contrôle sur la nature. À la manière d’Heidegger, l’épuisement photographique du soleil est plutôt un témoignage de notre rapport coercitif à la nature et un souhait pour un mode d’existence plus égalitaire, qui renverserait la tendance moderne à l’Enframing que le philosophe observe. Pour un autre texte qui propose des parallèles entre le contrôle atmosphérique, la pollution et l’émergence de la modernité artistique, voir Sloterdijk 2009.

production des représentations insiste sur une accélération/une efficience de la production. Dans cette accumulation photographique, rien ne garantit l’utilité ou la fonction réelle de toutes les images qui sont produites ; les représentations sont faites puisqu’il semble n’y avoir aucune limite physique à appliquer à la capacité de leur production. Ce phénomène s’observe particulièrement avec l’arrivée d’Instagram et de Snapchat, des réseaux sociaux basés sur la production photographique qui génèrent une quantité de représentations photographiques quotidiennes qu’il semble impossible de calculer sans l’aide de la visualisation de données (big data)49. Les spécialistes des

technologies de l’information et du marketing, en parlant des images particulièrement efficaces qui circulent dans ces médias sociaux, n’hésitent pas à les qualifier de « virales » (Berger et Milkman 2009), terminologie qui évoque – probablement sans le vouloir - le danger potentiel de la représentation qui rappelle le problème de la

technologie moderne selon Heidegger.

En accordance avec les théories de Heidegger, la photographie devient une machinerie moderne qui instrumentalise la nature pour y exercer un certain contrôle,

l’ « Enframing », qui l’oriente vers la perspective strictement humaine, dans laquelle la conscience humaine se place au-delà de tout objet (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 19). Cet enframing, qui peut effectivement se traduire par cadrage, rappelle évidemment le découpage de l’espace réel dans l’acte photographique (Dubois 1990, 169). Il représente une mise en structure de l’espace naturel par lequel l’humain applique, non sans violence, un rapport de servitude avec l’environnement. Si la visée du texte de Heidegger est de lier la question de la technologie aux préoccupations plus générales de l’auteur sur le monde, l’être, la temporalité, l’essence, la subjectivité et la représentation, quelques passages du texte sont particulièrement éclairants pour tenter de comprendre la place de la photographie numérique et son impact sur la

représentation imagée contemporaine. La réflexion de Heidegger nous permet déjà d’établir un lien entre la photographie et d’autres formes de techniques qui ont pour

49 En septembre 2017, Instagram annonçait qu’il contenait maintenant 800 millions d’usagers, dont 500

millions utilisent l’application quotidiennement. Source : https://business.instagram.com/blog/safety- and-kindness-for-800-million/.

fonction générale de rendre visible ou de révéler ce qui était préalablement caché ou invisible. Le propos du philosophe permet à la fois la considération de technologies sous des modes historiques distincts, tout en réunissant l’étude de ces modes sous un principe directeur général, celui du dévoilement.

La réflexion heideggérienne établit également une distinction entre révélation (l’acte de dévoilement réel de la photographie) et connaissance (qui implique un jugement

conscient de cet acte de dévoilement comme vrai et le rapporte aux conditions spécifiques de l’expérience humaine) qui renverse l’ordre selon lequel on considère généralement la question du vérisme photographique. L’acte photographique, qu’il soit analogique ou numérique, permet de dévoiler au regard un phénomène ou un état qui était précédemment caché ; si l’existence de la photographie en tant qu’objet est réelle, il faut une connivence entre la révélation (objective) et la connaissance (subjective) pour que cet acte de révélation soit effectif. L’objet peut donc être réel sans qu’il soit vrai, puisque l’expérience de la vérité est dépendante d’une médiation subjective de l’objet qui a pour effet de changer immédiatement le statut de l’objet produit. La considération de la photographie comme une technologie heideggérienne nous permet de sortir de la dichotomie objet/sujet dans laquelle les études photographiques se déploient, pour affirmer la nature interdépendante de ces deux pôles dans la représentation

photographique. Tel que l’affirme Sarah Kember dans « The Shadow of the Object: Photography and Realism » :

« An epistemological shift in the terms of image-making involves a transformation in the relationship between the subject and the object of the image, or between the self and other50. The object

is no longer understood as being wholly separate from the

50 Kember (2003 [1996], 202-217) utilise dans son texte l’exemple de la photographie de la mère de

Roland Barthes par laquelle il propose toute une théorie de la photographie comme « ça-a-été » (Barthes 1980, 133). Cet exemple est particulièrement bien choisi : il implique que la photographie est à la fois l’objet qui matérialise la perte du réel et illustre que l’expérience de l’objet est inéluctablement

conditionné à l’expérience personnelle et subjective que Barthes entretient avec la représentation de sa mère. Toute photographie, bien qu’existant en tant qu’objet révélé (ou dévoilé), doit se retourner ensuite vers le sujet qui entretient un lien particulier avec cet objet (l’équivalent de la subjectivité, chez

subject, but retains an equivalent status and integrity. This subject-object relation is inherent in our experience of photography as a transformational object and it may be continuous, I would argue, with a reappraisal of photography in the light of digital imaging » (Kember 2003 [1996], 215).

Le concept de technique heideggérienne nous permet de repenser les catégories structurantes qui divisent les représentations photographiques en domaines distincts, ajoutant une complexité à la dialectique art/non-art dans laquelle la photographie semble prise depuis son invention et dans laquelle les études photographiques se déploient toujours (Fried 2008). Au 19e siècle, un des débats majeurs autour de la

photographie tient à la validité de son statut en tant qu’œuvre d’art. Au cours du 20e

siècle, cette question semble avoir été résolue à la fois par les praticiens, les historiens et les théoriciens de la photographie (Benjamin 2000). Néanmoins, plusieurs écrits contemporains sur la photographie artistique basent leur argumentaire sur le maintien d’une distinction entre la photographie proprement artistique et la photographie non- artistique (Rouillé 2005, Fried 2008). Pour Heidegger, la technologie, un processus de pro-duction (bringing-forth ou her-vor-bringen), n’est pas exclusive aux objets qui appartiennent aux domaines restreints de la poésie ou des arts ; n’importe quel objet qui fait partie des champs de la poiesis et de la physis51 tels que défini dans les écrits

de Platon, subit cet acte de présentation (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 4). Les objets naturels et culturels sont ainsi comparés sur la même base, soit celle de leur existence « réelle », comme l’avance Heidegger : « c’est par [la pro-duction] que,

chaque fois, vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts » (Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 5).

Les théories de Heidegger nous permettent également de (re)poser le problème d’une définition de la photographie comme une image scientifique et fondamentalement objective, problème qui persiste depuis l’intégration de l’image photographique dans les recherches scientifiques de toutes sortes dès le 19e siècle (Miller 1998). La

construction moderne de l’objet photographie est potentiellement problématique par le rapport ambigu qu’il entretient avec le domaine de la science et la puissance du texte scientifique. La nature de ce problème est essentiellement instrumentale : il s’agit d’une perception de la technique comme d’une application réelle et efficace de la doctrine scientifique. « C’est parce que l’essence de la technique moderne réside dans

l’Arraisonnement que cette technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi nait l’apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette apparence peut se soutenir aussi longtemps que nous ne

questionnons pas suffisamment et qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la science moderne ni encore moins l’essence de la technique moderne »

(Heidegger 1958, n.p. ; Heidegger 2000, 23).

La vision plutôt pessimiste qu’a Heidegger du lien entre l’omniprésence de la théorie scientifique comme fondation du monde et l’application des technologies modernes rappelle les écrits de Vilém Flusser sur la philosophie de la photographie. Dans ses écrits, Flusser considère la photographie comme une image technique opposée au texte. Alors qu’au 19e siècle, le texte et l’histoire sont en crise, la photographie, une

application programmatique des textes scientifiques, est appelée « à libérer par la magie les récepteurs de leur nécessité de penser conceptuellement, en remplaçant par la même occasion la conscience historique par une conscience magique de second ordre » (Flusser 2000, 17). Le geste essentiel devient alors de questionner

l’établissement de la technologie et de la science comme seuls paradigmes

instrumentaux de l’expérience du monde physique. Dans la même lignée, Martin Lister affirme que « la signification des images photographiques ne peut être comprise

complètement sans considération pour les systèmes des idées et les façons

d’ordonner la connaissance et les expériences dans lesquelles la photographie devient impliquée dès le milieu du 19e siècle », notamment la doctrine positiviste et son