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ENTRE AYMA-SHUÑE ET TIRI

3. Le phénomène humain

Le modèle classique du processus d’avènement de l’humanité ou du « nous », tel qu’il est couramment envisagé en Amazonie, manifeste des propriétés inverses de l’évolutionnisme ou de l’hominisation. Selon ce modèle, les humains et les futurs animaux se côtoyaient in illo

tempore sans qu’aucune distinction d’espèces ne soit primordiale et ne nuise à leur

intercommunication. Pour des raisons conjoncturelles dont les mythes narrent les détails, les animaux ont acquis (ou actualisé) des corps spécifiques après coup. À travers ce processus de spéciation, ils ont perdu la possibilité d’interagir en permanence comme des personnes avec les humains. L’humanité actuelle (« nous »), peut être définie de ce fait comme un reste : elle réunit les gens qui ne sont pas devenus des animaux. Pour décrire la manière dont les Yuracaré appréhendent l’origine de l’humanité, ce modèle n’est cependant opératoire que secondairement. Se distinguant de nombreuses populations amazoniennes, les Yuracaré affirment en effet que deux humanités, elles-mêmes d’origines distinctes (l’une terrestre et l’autre du monde du dessous) se sont succédé. Le “phénomène humain” est donc d’abord marqué par la dialectique qui intervient entre ces deux humanités et leur succession, plutôt qu’il n’est lié à un processus de soustraction de « tribus-espèces » d’une méta-humanité inclusive originelle. À la différence d’une problématique strictement animique, sensu Descola, où il est, en effet, essentiel pour les humains de s’opposer à des « animaux-personnes », il s’agit, dans le cas yuracaré, de réfléchir à soi à partir du problème posé par l’existence même de deux humanités. Les Yuracaré rejettent par ailleurs – ce qui est cohérent avec le point précédent – l’idée que les non-humains eussent été, à l’origine, des humains. Certains d’entre eux racontent un mythe qui affirme que l’ensemble des proies humaines sont nées telles, en bloc, afin d’assurer la sécurité alimentaire des humains. Il est vrai que, parallèlement à ce récit, des passages de la geste de Tiri démontrent aussi que certaines espèces animales de l’entourage yuracaré sont considérées comme des “ex-humains” ;

toutefois face au récit précédent, ces transformations relèvent du cas particulier et non de la règle générale. Et il faut remarquer par ailleurs que l’humanité originale de ces animaux n’était pas incluse dans le « nous » yuracaré.

a. « Nous » générique et « nous » contingent

Si l’on admet le principe qu’Ayma-shuñe est venu détruire l‘humanité de façon récurrente, on peut en déduire que l’humanité pré-actuelle, ou la première humanité (terrestre), a subi, à chacun des épisodes catastrophiques produits par l’incendie universel, une série de goulots d’étranglements démographiques. Ce processus de contraction et d’expansion est illustré par l’ouverture de la geste de Tiri (version d’Orbigny) qui rapporte qu’après la venue

d’Ayma-shuñe un homme (plus vraisemblablement un couple frère / sœur) a survécu en se cachant

sous terre, avant de prolonger l’humanité en se donnant une descendance (incestueuse). Toutefois, cette humanité terrestre n’en a pas moins fini par disparaître, comme la geste de

Tiri l’affirme explicitement (version de José) ou implicitement (Herbi) pour faire place à la

nouvelle humanité sortant du monde du dessous. Cette seconde humanité, comme l’antérieure, continue d’être menacée par Ayma-shuñe et sa pérennité n’est en rien assurée : cette caractéristique marque la condition humaine en général d’une précarité indéniable.

Paradoxalement, et bien qu’elles aient des origines distinctes, les Yuracaré se reconnaissent dans ces deux humanités. A priori, ou logiquement, on aurait pu s’attendre à ce que les Yuracaré considèrent la première humanité extérieure à leur « nous », puisqu’ils n’en descendent pas par filiation, et qui plus est puisqu’elle a disparu. Cette discontinuité cosmologique ou ontologique n’est pas de taille à faire obstacle à l’assimilation pronominale de cette humanité à « nous » : filiation mise à part, l’identification des Yuracaré avec les membres de la première humanité est en effet parfaite. La vie de famille de la mère de Tiri est incontestablement yuracaré et il n’est sans doute pas innocent qu’on puisse sans hésitation l’appeler ta-tejté-shama, « notre grand-mère », pour souligner combien on s’en sent affectivement proche. Quant à Tiri, le plus célèbre des membres de la première humanité, n’est-il pas lui-même le représentant achevé des Yuracaré, l’incarnation individuelle ou la révélation de leur point de vue véritable ? On doit donc considérer que le lien entre la première humanité et « nous » est de l’ordre de l’immanence.

La seconde humanité est également assimilable à soi, réfléchissant un « nous » fortement marqué par le sentiment de l’abandon. À la différence de la première humanité qui était

« nous » de manière immanente et générique, la seconde humanité fait surgir le « nous » dans une humanité envisagée à la troisième personne comme un « eux ». Les Yuracaré ne racontent pas, en effet, qu’ils sont sortis de terre à la première personne, mais que des gens, « eux », sont progressivement sortis du trou. C’est par Tiri (éminent représentant de la première humanité) qu’ils assistent par l’imagination à leur propre naissance. Il est ainsi légitime de parler dans ce cas d’un « nous » à la fois contingent et transcendant : il est une sorte de “subjectivation”, du devenir « nous » d’une humanité “objective” ou étrangère à soi. L’une des composantes de la seconde humanité devient, suite à l’abandon malencontreux de Tiri, précisément « nous », mais elle ne l’était pas auparavant. Alors que le premier « nous » était coextensif à la totalité de l’humanité première (ou, plus justement, antécédente) ce « nous » naît du fractionnement ou de la détotalisation.

Comment peut-on expliquer que les Yuracaré aient accepté une conception du phénomène humain qui s’articule autour d’un paradoxe identitaire de cet ordre ? L’explication la plus plausible consiste à dire que cette situation est une conséquence de leur fréquentation de populations andines et qu’elle résulte de la manière dont ils ont actualisé la geste de Tiri à leur contact. Il paraît en effet difficile de nier que la représentation de la seconde humanité (comme humanité hypogée) ait résulté d’un transfert idéel qu’il a fallu agencer et accommoder dans un récit qui, dans un état antérieur, ne la comportait pas, puisqu’aucune variante (aussi loin que l’on ait pu pousser la recherche) de la Saga des Jumeaux, racontée par des populations de langue tupi-guarani, arawak ou karib, n’en fait mention. Ces variantes se contentent en effet de parler d’une humanité unique, ayant passé par des goulots d’étranglements démographiques suite à un cataclysme (feu céleste, inondation) mais dont les humains actuels sont les descendants directs. Le problème de la dualité, entre un « nous » indépendant des humanités successives et un « nous » qui trouve son origine dans une nouvelle humanité, est donc un problème cosmologique historiquement (et régionalement) généré, dans un espace de rencontre entre basses terres et hautes terres. L’innovation yuracaré, fruit de cette dialectique frontalière, n’est toutefois qu’un greffon dans la narration qui la porte et elle n’a pas donné lieu à une “andinisation” complète de l’appréhension yuracaré du phénomène humain.

Pour les Andins, l’idée, largement répandue parmi eux, de succession d’humanités, ne s’assortit pas d’une reconnaissance d’un « nous » générique qui pourrait transiter à travers les changements d’époque ou les retournements du monde. Dans le contexte mythologique andin de Bolivie, les Chullpa (qui correspondent aux gens de l’humanité précédente) sont ainsi généralement considérés comme des “proto-humains”, dépourvus des arts de la civilisation

(ils ne pratiquent ni l’élevage ni l’agriculture), et sont, par conséquent, tenus comme des gens autres, du point de vue des humains (andins) actuels. L’exploitation de ce principe explique d’ailleurs que certains groupes sociaux minoritaires – qui sont ou étaient socio-culturellement différents des locuteurs du quechua ou de l’aymara, tels les Uru –, puissent être considérés explicitement comme des « restes de Chullpa » par leurs voisins, dans un principe de classification vertical ou hiérarchique, que les intéressés ont fini par accepter eux-mêmes en se reconnaissant comme des “fossiles vivants” d’une humanité antérieure30

On peut concevoir que le maintien de l’identification des Yuracaré à deux humanités est le fruit de l’inertie et de l’imparfait “bouturage” de l’apport andin au final de la geste. Mais il existe peut-être aussi une raison cosmologique qui justifie cette conservation, et démontre que l’appréhension du phénomène humain, par les Yuracaré, est dominée par une préoccupation plus importante que celle de leur origine : le maître de notre destin aujourd’hui est aussi le maître du destin de l’humanité antérieure. À quelque niveau du passé que l’on se situe et jusqu’à aujourd’hui, nous, les humains, sommes en effet des proies d’Ayma-shuñe. L’émergence de l’ultime humanité depuis le monde du dessous ne change rien à cette affaire. Partager un tel ennemi est un facteur d’identification qui, aux yeux des Yuracaré, pèse plus lourd dans la balance que la discontinuité des humanités.

. À la différence des Uru, qui se sont vu imposer, par des voisins dominateurs, le miroir dans lequel ils devaient contempler leur origine, les Yuracaré ont choisi eux-mêmes de prêter l’oreille aux narrations de leurs voisins, pour se concevoir comme leurs égaux, dans un monde dépourvu d’évolution socioculturelle. Adoptant l’existence d’une seconde humanité (par influence de leurs voisins andins), les Yuracaré n’ont pas abandonné pour autant leur identification originelle à la première humanité.

b. La seconde humanité et ses composantes

La scène qui dépeint le fractionnement de la seconde humanité, peut apparaître simple si on la traite indépendamment du problème du dédoublement du « nous ». C’est, en somme, le récit étiologique de la mise en place de l’environnement social des Yuracaré, le récit de la naissance de soi et des autres. Cette corrélation est clairement présente dans la version de d’Orbigny. On y trouve d’une part une énumération de noms ethniques, désignant chacun des fractions de la seconde humanité, d’autre part, un ordre d’apparition qui ne semble pas

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aléatoire : « nous » d’abord, « eux », ensuite. Selon cette version, les premiers sortis du monde du dessous sont les « Mansiños » (Manshi-ñu) suivis des « Solostos » (Sulustu)31. Ces deux termes désignent pour d’Orbigny, les Yuracaré occidentaux et les Yuracaré orientaux respectivement32. Par la suite apparaissent les « quichua ou inca », les Chiriguano, puis enfin « toutes les autres nations connues des Yuracarès »33

Cette version attribue une réalité substantielle à des groupes qui n’étaient pas envisagés de la sorte par les Yuracaré. On ne peut dire, avec l’assurance dont il fait preuve, que les termes

Manshi et Sulustu aient été les noms de sous-groupes yuracaré à part entière, comme les

Aracureono et les Subereono, par exemple, l’ont été respectivement des Arawak du Mamoré, puisque ces termes ont une qualité “perspective” qu’ignore d’Orbigny

. Cette équivalence claire des fractions de l’humanité originaire du monde du dessous, avec des « groupes ethniques » historiques, si elle est appelée logiquement par la structure du récit, n’a-t-elle pas été cependant exagérée dans la version que nous transmet d’Orbigny ?

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. On peut également douter dans sa version de l’authenticité de la mention « quichua ou inca ». Il est invraisemblable en effet que ces deux termes aient fait partie des catégories sociales employées par les Yuracaré à l’époque.35

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D’Orbigny (1844, p. 214).

À l’aspect problématique de ces mentions, s’ajoute le contenu des versions contemporaines : s’il est bien toujours question dans la scène d’émergence de l’humanité d’un fractionnement, ce fractionnement n’est jamais mis en rapport avec leur environnement social contemporain. Les termes utilisés pour nommer ces fractions (au demeurant peu nombreux) ne sont pas traduits ou rendus par des ethnonymes communs. José et Herbi restèrent dubitatifs quand je leur demandai si les ancêtres des Mojeños, des Chimanes ou des Collas (le générique utilisé pour parler des habitants indigènes ou non vivant dans les Andes), avaient émergé par l’orifice que finit par obstruer Tiri. Leur opinion flottait entre « talvez, debe ser » et « ¿cómo será ? » (« peut-être, sûrement » ou « on

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D’Orbigny (1838-1839, p. 161).

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D’Orbigny (1844, p. 214). 34

Comprendre en quoi le naturaliste a passablement substantivé leur valeur, nécessitera une argumentation en deux volets. Le volet ethnographique que l’on développe ici sera poursuivi par un volet ethnohistorique au prochain chapitre (cf. chapitre III/3).

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Il existe plusieurs arguments complémentaires pour appuyer cette idée. Dans L’homme américain (1838-1839,

p. 119) d’Orbigny consacre un de ses chapitres à la « Nation Quichua ou Inca » démontrant ainsi qu’il était

amateur de cette formulation peu commune à l’époque. Si quechua était un terme connu des Yuracaré au début du XIX siècle, ce qui apparaît peu probable (aucune mention de ce terme n’a été repérée), il n’aurait pas signifié autre chose que le nom propre d’une langue (le quechua) sans doute mieux connue localement comme runa simi. Par ailleurs, contrairement à ce qui s’est passé dans le territoire de haute Amazonie, géographiquement dans la zone d’irradiation du Cuzco (rio Madre de Dios et Urubamba), le terme Inca ne s’est pas maintenu dans la tradition orale chez les Yuracaré. Enfin, on remarquera que lorsqu’il s’est maintenu, comme chez les Arawak préandins, les Pano ou les Harakmbut, Inca ne désigne pas un peuple, mais un personnage mythologique (Cf. Calavia Sáes 2000, Gray 1996).

aimerait bien le savoir... »). On pourrait argumenter que ces doutes traduisent seulement le délitement de la tradition : les versions contemporaines sont moins “claires” que la version ancienne car leurs narrateurs sont aujourd’hui incertains de leur savoir. Cet argument est cependant discutable. Boria, un coreligionnaire de Lacueva, fournit ainsi une série de noms associée à la seconde humanité, identique aux termes contemporains dans un contexte qui démontre que le questionnement des Yuracaré à ce sujet, au début du XIXe siècle, était similaire à celui qui perdure à ce jour36. Contrairement à ce qu’affirme la version de d’Orbigny, il apparaît donc plausible que les fractions de la seconde humanité mentionnées dans la geste de Tiri au XIXe siècle déjà, n’aient pas forcément été des groupes ou des sous-groupes ayant des équivalents réels, mais des miroirs de soi, plus ou moins déformés, plus ou moins étrangers aux Yuracaré eux-mêmes, comme le sont les noms qu’ils utilisent aujourd’hui.

Les termes isiri, ipiri et óyshojo qui servent de racine pour décrire des fractions de l’humanité émergente dans les versions contemporaines de la geste de Tiri sont des taxons de plantes. Ces plantes tiennent lieu d’éponyme pour une raison totalement conjoncturelle. On dit en effet qu’en sortant de terre chacun de ces groupes seraient allés s’asseoir à leur pied (en attendant que sorte leur grand maître / chef du dedans). Le nom de ces groupes n’est donc rien de plus qu’une métonymie du lieu où chacun d’entre eux s’est assis. On doit confesser ne pas avoir obtenu d’informations susceptibles d’expliquer pourquoi ces trois espèces végétales ont eu l’honneur de servir de symbole distinctif ; elles n’ont aucun usage (connu) qui laisse entendre que ce rôle pouvait naturellement leur revenir. Isiri est une liane de forêt non identifiée qui produit un fruit comestible, souvent comparé à une cerise, quant à ipiri et

óyshojo, ce sont deux arbres botaniquement proches l’un de l’autre.37

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Boria (1893 [1820]).

Les habitants du haut Isiboro n’avaient pas grand-chose à dire sur les Isiri (ils ignoraient les termes Ipiri et

Óyshojo). Les habitants du haut Sécure étaient, en revanche, un peu plus loquaces et

rattachaient leurs commentaires à des problèmes influencés par la quête de la Colline Sainte. Pour eux, les groupes Isiri et Ipiri, étaient clairement envisagés comme des parents ou apta-w, < tá-pta-w Ipiri-ñu, Isiri>, mais chacun avec un registre spécifique. Herbi m’assura, au cours d’une discussion, qu’il se considérait comme un descendant d’Isiri. Bien qu’il ait

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Ces deux espèces sont nommées en espagnol piraquina par les habitants du haut Sécure. Óyshojo a été identifié comme une espèce du genre Xylopia. Elle sert traditionnellement à la fabrication de poutres Altamirano (1992, annexe 8).

probablement répondu de façon ad hoc à une question qu’il ne s’était pas posée lui-même, sa réponse ne manquait pas d’esprit de suite.

Pour lui, le destin des Isiri était d’être « restés là », alors que les Ipiri étaient partis ; il ne pouvait par conséquent qu’être descendant des Isiri. De même que Cayuba, Herbi considérait que les Ipiri étaient devenus aujourd’hui une population « enchantée » (se han encantado). Ils jouiraient, jusqu’à ce jour, de la protection d’une maîtresse, meme Selanga (ou meme María), un personnage dont l’identité interfère en partie avec celui de la Vierge. Pour ces deux interlocuteurs, les descendants des Ipiri vivaient toujours, non loin d’un affluent supérieur du Sécure, l’Irupluma. « On peut, disait Herbi, les entendre faire de la musique, ou on entend le chant de leur coq. Mais quand on s’approche, tout disparaît et la forêt redevient silencieuse. »38

Les pëpë yújure apparaissant (dans la version du haut Isiboro) dans la scène d’émergence de la seconde humanité sont partiellement « apparentés » aux trois groupes précédents. Par cette expression, qui signifie littéralement les « gens anciens » ou les « vieilles gens »

Comme on l’aura compris, le statut des Ipiri et leur articulation avec le personnage féminin de mère Selanga est une actualisation – vraisemblablement localisée – de la problématique générale de la geste de Tiri. Ce groupe « enchanté » joue exactement le même rôle que les Manshi emmenés par Tiri au bout du monde dont parlaient les habitants du haut Isiboro dans d’autres versions. Ils vivent protégés par un maître et donc totalisés grâce à lui.

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Cayuba, dans l’extrait présenté au chapitre précédent (I/2/a), laisse entendre que María/Selanga protégeait les

Ipiri-ñu sous terre déjà. Tiri la laissa émerger et l’envoya avec ses gens où ils résident actuellement. Cette

version est fortement idiosyncrasique. Pour les habitants du haut Sécure, ces Ipiri-ñu auraient été les gens que recherchaient les Trinitario, à savoir les habitants de la Tierra Santa.

, on ne désignait cependant pas un groupe de manière univoque. Il s’agissait soit du nom d’une fraction de la seconde humanité, soit d’un nom générique qu’on lui donnait. Dans d’autres contextes les pëpë yújure servaient à désigner la première humanité avant l’ultime venue d’Ayma-shuñe. On disait que les hommes avaient la particularité d’avoir de très grandes oreilles, et les femmes de grands clitoris. Ils existaient une forte empathie pour ces gens considérés comme disparus, avec un brin de moquerie pour leurs spécificités anatomiques. L’usage de cette expression est ancien ; elle se retrouve déjà dans un texte de 1820. Selon le père Boria, certains Yuracaré prétendaient qu’il existait au-delà de l’Ichilo une montagne de sel, inaccessible au commun des mortels, protégée par des Indiens dont on peut dire, comme on le disait des Ipiri-ñu, qu’ils étaient enchantés. « […] les Yuracarés [ajoutent] que s’ils ne

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On peut se demander dans ce cas si pëpë est bien traduit par « vieux ». Pëpë peut en effet dans certaines acceptions signifier aussi « grand » (dans le sens de la taille). Je n’ai jamais obtenu d’informations indiquant que les pëpë yújure aient eu une taille exceptionnelle, mais il vaudrait la peine de s’y intéresser.

se procurent pas de sel de cette montagne, ni eux, ni les Sobostos [sic. pour ‘Solostos’], c’est que vivent dans ces parages, qu’ils appellent Isirimuju, les Indiens Pepes ou Mariños.40 » On retrouve dans cet extrait plusieurs variantes terminologiques que l’on a déjà vues. Isirimuju, que l’on peut traduire par « concentration de plantes Isiri », n’est pas ici un nom de groupe, mais le toponyme d’un lieu voisin de la montagne de sel. Le nom “Pepe” ne peut être autre que celui des Pëpë yújure. Ces « gens anciens » paraissent équivalents aux Isiri des versions contemporaines, si l’on tient compte de leur lieu de résidence. Mais ils ont aussi un autre