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Les Yuracaré au carrefour de trois mouvements expansionnistes

L’HISTOIRE DU DEHORS

1. Les Yuracaré au carrefour de trois mouvements expansionnistes

L’histoire ancienne des Yuracaré, précédant leur “redécouverte” vers 1760, ne peut s’esquisser qu’à grands traits, puisque la région qu’ils occupaient resta, en grande partie, terra

incognita jusqu’à cette époque et ne fut atteinte que par quelques expéditions militaires dans

les années 1615-1630. Leur trajectoire historique caractérisée jusqu’alors par un certain isolement, n’en fut pas moins tributaire de grands processus sociaux. Depuis la fin du XVe siècle, les alentours de leur territoire furent bouleversés par trois mouvements successifs qui eurent tous de profondes implications sur l’économie des relations du groupe avec ses voisins. La localisation piémontaise des Yuracaré les plaça tout d’abord aux frontières de l’expansion de l’administration inca. Précédant d’environ trois quarts de siècle l’arrivée des Espagnols, la prépondérance régionale inca se superposa à un ordre local complexe progressivement mis en place durant « l’horizon tardif », selon la terminologie des archéologues, postérieur à l’éclipse de Tiwanaku. La domination inca fut elle-même rapidement perturbée sur une partie de sa frontière est par les turbulents flux migratoires guarani venus depuis le rio de la Plata à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. C’est même précisément non loin du territoire yuracaré et des petits groupes qui étaient leurs voisins que s’arrêtera la zone d’implantation de ces Guarani qui, par fusion avec les populations locales plus méridionales, réparties le long de la frontière inca, allaient devenir les Chiriguano proprement dits et les Chané guaranisés de l’Izozog de l’époque coloniale et contemporaine.

La situation de retrait des Yuracaré face à ces deux mouvements qui les touchèrent moins intensément que leurs voisins immédiats, se maintint par la suite dans un autre cadre avec les

Espagnols. Alors que progressivement l’ensemble de leurs voisins allaient être happés dans le creuset des nouvelles configurations sociales générées par l’arrivée et le développement de l’État colonial, les Yuracaré, quant à eux, se retranchèrent dans une poche de territoire difficile d’accès, réussissant ainsi non seulement à éviter la disparition physique, contrairement à certains de leurs voisins, mais aussi, plus tard, à échapper à la concentration massive dans les missions qui s’établirent dans les llanos de Mojos.

a. L’expansion de l’administration inca dans les valles et ses incursions dans le piémont

L’expansion, puis la consolidation, de la présence inca dans la cordillère qui jouxte le territoire yuracaré remonte selon toute vraisemblance aux règnes successifs de Tupac Yupanqui (1470-1493) et de son fils Huayna Capac (1493-1522)1. Après la domination des

señoríos d’altitude de la confédération Charca, elle se réalisa d’abord et avant tout dans le

système de valles qui drainent les formateurs du rio Grande ou Chinguri (selon le nom qu’il prend dans les Andes) tout en se prolongeant, avec une intensité et des succès variables, vers les basses terres. Si aucun texte de chroniqueur n’a été isolé à ce jour, qui mentionne explicitement que les Yuracaré aient été touchés par la politique expansionniste inca, quelques sources locales le laissent entendre2

Les activités incas les plus intenses, au-delà des valles interandines, se déployèrent sur deux axes qui frôlaient le territoire yuracaré. Au nord-est du territoire qu’on peut leur attribuer au XVIe siècle, les Incas développèrent une zone importante de production de coca sur le versant oriental de la cordillère, dans une zone de yungas comprise entre 1000 et 2000 m. d’altitude, aux lieux-dits Arepucho et Chuquioma, le premier sur les formateurs supérieurs du Chapare, le second sur les formateurs du Chimoré. Selon toute vraisemblance, l’administration inca s’appropria des zones de culture préexistantes, dont elle rationalisa

, mais il semble qu’elle les affecta moins directement que certains de leurs voisins piémontais avec lesquels on sait par ailleurs qu’ils furent en contacts étroits. Perceptible dans les sources, cette différence atteste la position de retrait des Yuracaré, mais ne signifie pas, cependant, qu’ils pouvaient rester indifférents à l’expansion des Incas ou qu’ils n’entretenaient aucun rapport avec eux ou avec les populations locales des valles qui avaient prêté allégeance aux Incas. On sait, en effet, que les Yuracaré maintinrent des rapports avec ces dernières alors même que s’étaient installés les Espagnols.

1

Les dates de règne des deux monarques qui figurent ici suivent les indications classiques de Lumbreras (1974, p. 218).

2

Fig. 9 : Incallajta : vue panoramique du site. (Photo V. Hirtzel)

Fig. 11 : Samaipata : roche gravée, partie

sommitale. (Photo J. Magnat)

Fig. 10 : Samaipata : « niches » latérales,

l’exploitation et augmenta la production à travers le système d’exploitation rotatif, basé sur l’institution du travail temporaire délocalisé ou mita, typique des sociétés andines. De l’autre côté de la cordillère, dans les valles, cette zone de cultures était directement connectée au site d’Incallajta, érigé à quelques kilomètres d’un lieu connu aujourd’hui sous le nom hispano-quechua révélateur de Monte Punku (Porte de la forêt), une porte qui évoque aussi bien une frontière qu’un passage3. Tenant lieu de possible capitale de province, considéré selon certains chroniqueurs comme un “nouveau Cuzco”, Incallajta était alors le centre névralgique de la présence inca dans les valles entre le bassin interne, à vocation agricole, de Cochabamba et la frontière belliqueuse des Chiriguano4

Le deuxième axe de déploiement des Incas dont les Yuracaré purent être témoins, avait pour centre Samaipata, un emplacement qui se trouve précisément à proximité de la région où les Incas et les populations qui leur étaient acquises se heurteront aux Guarani. Sis à proximité des sources du Yapacani et du Piray, deux rivières dont les Yuracaré occupaient vraisemblablement à cette époque le cours lorsqu’elles atteignent la plaine et la forêt, Samaipata présente des vestiges que les archéologues peinent à interpréter, et dont la réalisation est antérieure à l’expansion inca. Le site de Samaipata se déploie autour d’une importante calotte rocheuse dénudée, portant un nombre considérable de niches rectangulaires aménagées sur ses côtés, jointes à d’autres excavations sur sa partie sommitale (bassins, canaux, et figures animales représentant des félins principalement)

.

5 Une chronique, rédigée au début du XVIIe siècle par le père Alcaya

. 6

sur la base d’une relation orale transmise par un membre de l’aristocratie inca de Cuzco, Carlos Ynga7

3

Pour une présentation de l’exploitation et de l’organisation par les Incas de cette région de production de coca et la localisation des toponymes, cf. Julien (1998) et Meruvia Balderama (2000).

, offre sur un mode historico-légendaire de précieuses indications sur l’occupation inca du site et de ses environs. Elle atteste que Samaipata aurait servi de base aux Incas pour diffuser leur rayonnement sur des populations qui vivaient dans les plaines arborées ou llanos de Grigota, du nom de leur « chef général ». Situés entre le Piray et le Grande, ces indigènes des basses terres, cultivateurs de maïs et consommateurs de nandous, furent bientôt recrutés par les Incas

4

Au sujet d’Incallajta, cf. Ibarra Grasso (1971) et Ellefsen (1972) apud. Querejazu (1998, p. 165 et 168) et ce dernier auteur (1998). Pour la production agricole dans les vallées de Cochabamba, cf. Wachtel (1980-1981) pour l’analyse de certaines données d’archives, Gyarmati et Varga (1999) pour une perspective archéologique.

5

Parmi les études sur Samaipata, cf. les travaux pionniers de Nordenskiöld (2003 [1922a]) et Trimborn (1967), puis Meyers (1999) pour le résultat de fouilles récentes.

6

Alcaya (1961 [ca. 1607-1615]). Il n’est pas possible de dater plus précisément ce texte écrit tandis que l’auteur exerçait son ministère à Mataca (Sanabria Fernández 1961, p. 39).

7

Carlos Ynga était le petit-fils de Paullu, l’Inca qui se mit aux services des Pizarro (Sánchez (1867) [s.d.], p. 281). On doit à Caballero (1906 [1638] [1635], p 181), l’attribution “originelle” de la chronique d’Alcaya, à ce descendant des derniers souverains des Andes.

comme main-d’œuvre pour exploiter une mine d’argent à Caypurum,8 où ils subirent alors les attaques guarani. Si aucune allusion n’est faite aux Yuracaré dans ce récit, on peut supposer que la politique expansionniste inca dont il témoigne, fondée sur la distribution de biens rares – spécialement d’objets métalliques – n’a pas dû les laisser indifférents. Soucieux que leur réputation coure tierra adentro, « entre les autres nations », les dignitaires incas, dont le chroniqueur loue le « bon gouvernement », se seraient chargés en effet de distribuer maintes « parures de tête en demi-lune d’argent, bédanes et haches en cuivre » et l’on sait que, de loin en loin, des objets en provenance de la région, au sens large, voyageront jusqu’à l’Atlantique9

Parallèlement au développement de la production de coca dans la région d’Incallajta et au contrôle local exercé depuis Samaipata, les Incas s’installèrent également dans les Yungas des formateurs du Chapare (rio Paracti, Juntas de Corani) comme l’attestent les sites d’Incachaca ou de Tablas Monte.

.

10

De cette région, ils tentèrent de réaliser une “percée” vers le nord, en s’appuyant sur les liens relativement étroits qu’ils avaient noués avec la population voisine qui y résidait alors, les Amo-Rache.11 Cette tentative d’intrusion dans les basses terres, qui semble ne pas avoir donné de résultats convaincants, nous est connue par le témoignage des Amo-Rache eux-mêmes, qui auront l’occasion de faire part au capitaine de Angulo en 1588 du soutien logistique qu’ils apportèrent alors aux « armées de l’Ynga »12. Rencontrés dans la région qui correspond aux formateurs septentrionaux du Chapare, les Amo-Rache indiquèrent que les Incas avaient établi deux forteresses à environ une demi-douzaine de jours de marche du lieu où le témoignage fut recueilli, l’une nommée Characa et entretenue par une population locale, l’autre nommée Epore. La localisation de ces sites, à proximité de « la province de Corocoro », ne peut rester qu’approximative, cependant la comparaison des déclarations recueillies par de Angulo avec des sources postérieures conduit à penser qu’ils devaient se trouver dans une région proche de l’Ichoa ou du Sécure.13

8

Ce mot est probablement à relier au toponyme Saypuru en territoire chiriguano (communication personnelle de I. Combès).

9

Alcaya (1961 [ca. 1607-1615], p. 48 et 49). Pour des pièces de provenance andine rencontrées sur la façade atlantique du continent, cf. Métraux (1983 [1961], p. 4-6), qui se base sur d’anciennes sources portugaises. Un article récent, établi sur les sources d’archives, retrace les circuits du métal des llanos de Grigota à la région du Pantanal (Combès et al., 2005).

10

Sur l’archéologie de cette région cf. Sánchez (2008).

11

Ce terme composé, qui n’existe pas sous cette forme dans les sources, désigne un groupe distinctif de population relativement homogène, situé entre les affluents supérieurs du Chapare et la région piémontaise au sud du Sécure. Ils sont appelés Amo dans certaines sources, Raches dans d’autres. On leur consacrera des développements infra.

12

Angulo (1906 [1588]).

13

En 1588, un cacique amo indiquait que la « Provincia de Corocoro » pouvait être atteinte par un chemin qui passait par Sicuire (Sécure ?), lieu placé juste avant celui de la forteresse inca Characa (ibid., p. 102). Le

Contrée par des revers militaires et par l’opposition de populations des llanos non identifiables – mais pas forcément des Mojo au sens strict du terme, c’est-à-dire locuteurs d’une langue arawak –, la pénétration inca dans la zone forestière longeant la cordillère à travers le territoire amo-rache fut interrompue par l’arrivée des Espagnols. On peut lire que Manco en personne, le fils de l’Inca Huascar, conduisait cette campagne en 1532, mais, prévenu de l’arrivée des « invincibles Espagnols », il aurait été contraint de regagner précipitamment Cuzco14. Si ces établissements incas dans les basses terres ne semblent pas avoir permis un ancrage durable ni dans la région pré-chaqueña des llanos de Grigota et du rio Grande, ni dans le piémont forestier tropical, ils indiquent néanmoins la volonté nette qu’avaient les “seigneurs de Cuzco” de porter toujours plus loin les limites de cette sorte de rayonnement universel dont ils s’estimaient porteurs.15

La volonté organisatrice et “coloniale” des Incas est parfaitement visible dans les valles. Face à la frange belliqueuse des Chiriguano, et peut-être pour consolider leur présence également autour des chefferies réunies dans la confédération Charca qui leur avaient prêté allégeance, ils aménagèrent non seulement les sites évoqués précédemment, mais aussi marquèrent de leur empreinte l’occupation des terres en construisant des fortifications, et en développant massivement la production du maïs dans les valles de Cochabamba16

dominicain Del Rosario, qui a parcouru la région à la fin du XVIIe avec Benito de Rivera y Quiroga et des Indiens amo-rache, indique que Corocoro est le nom d’une rivière. Après avoir rejoint l’Uputi, rive gauche et reçu ensuite l’Ysire, rive droite, il deviendrait le Chenesi, nom courant donné à l’Isiboro-Sécure en aval de leur confluence, à l’époque jésuite (Del Rosario 1985 [1682] [1677], p. 683). Une construction inca dans la région est mentionnée à la même époque par Benito de Rivera y Quiroga dans une lettre écrite au roi, cosignée par son oncle. Après avoir franchi 26 lieues de chemin montagneux, puis avoir avancé sur les basses terres, il indique avoir atteint les ruines d’un fort de pierre inca, où il prit possession de la région au nom de sa majesté, et où le père Del Rosario érigera même une chapelle (Rivera y Quiroga, Lopez de Quiroga, 1670). Document aimablement communiqué et transcrit par I. Daillant.

. Fixant les propriétés des uns et des autres, ou fonctionnant comme arbitres en cas de conflits, ils déplacèrent aussi de nombreux contingents de populations lointaines des hauts Plateaux, en même temps que des populations plus proches, difficilement identifiables, intermédiaires entre les chefferies aymara et les populations du Chaco méridional, soit avec des objectifs de production agricole, soit à des fins défensives. Seront ainsi redistribués dans l’espace des

valles qui va de Cochabamba aux valles de Tarija, des gens connus sous le nom de

Churumata, Moyo ou Moyomoyo. Le paysage social qui avoisinait dans les valles le territoire

14

Renard-Casevitz, Saignes et Taylor (1986, p. 169) ne citent pas précisément l’origine de cette information et renvoient seulement à une « chronique cuzquenienne locale ». D’autres sources indiquent que Manco se trouvait déjà à Cuzco au moment de l’arrivée des Espagnols, cf. Titu Cusi Yupanqui (2002 [1916] [1570]).

15

Seules des données archéologiques plus fournies que celles à disposition pour le moment pourraient nous aider à juger plus correctement l’importance des activités incas dans la région des formateurs du Chapare. Pour des indications sur des chemins incas qui y ont été localisés, cf. Céspedes Paz (1986), et surtout Sánchez (2003).

16

Pour un examen archéologique et un bilan circonstancié de la nature de l’organisation frontalière inca sur son versant chaquénien, cf. Alconini (2004).

yuracaré était d’une grande hétérogénéité. Si les images classiques de l’archipel et de la mosaïque interethnique aident à le comprendre, il faudrait y ajouter une sociologie des liens de dépendance ou de hiérarchie entre des groupes à la trajectoire historique distincte dont le jeu reste très imparfaitement connu. L’existence d’une aire sociologique des valles, intermédiaire entre le piémont (forestier ou chaqueño) et les señoríos, mériterait encore d’être approfondie. La notion « d’Indiens d’arcs et de flèches » (Indios de arcos y flechas) qui apparaît souvent pour en caractériser les populations en révèle l’un des aspects17.

b. Les turbulentes migrations guarani et la genèse des Chiriguano

Les migrations guarani qui mirent à mal les Incas, des llanos de Grigota au nord jusqu’au rio Bermejo au sud, pourraient, selon des découvertes archéologiques récentes, avoir eu des antécédents anciens18. Si l’on en reste cependant à l’historiographie classique de la région, les migrations qui nous intéressent semblent avoir connu une recrudescence à partir du moment où les Incas précisément se déployèrent dans la région. Précédant l’arrivée des Espagnols de quelques décennies pour les premières vagues, elles se seraient même poursuivies en parallèle19. Les raisons qui poussaient ces Guarani à quitter leurs terres d’origine pour gagner l’ouest sont complexes. Les outils et parures métalliques, drainés par réseaux capillaires d’échanges jusqu’à la côte brésilienne, et la quête de captifs n’étaient peut-être que les aspects les plus “mondains” de l’attraction qu’exerçaient sur eux les Andes. Avec la distance, le rayonnement de l’empire inca et la figure de l’Inca lui-même rencontraient sans doute, au moins pour certains d’entre eux, des préoccupations eschatologiques et cosmologiques qui viendront dans un processus complexe interférer avec la quête de richesse des Espagnols à travers des noms comme « Candire », « Paititi », « Mojos » ou « el Dorado ».20

Arrivés au pied de la cordillère, quels que furent les motifs qui les conduisirent à s’en rapprocher, les Guarani ne revinrent pas en arrière. D’une part, ils déstabilisèrent les positions incas, portant ponctuellement attaque fort loin dans les vallées et créant une zone frontière

17

Barragán (1994), Platt, Bouysse-Cassagne et Harris (2006).

18

Pärssinen (2003).

19

Pour une chronologie de ces flux migratoires, cf. Métraux (1948b, p. 465).

20

Contrairement à une vision aujourd’hui sédimentée dans la littérature ethnologique, l’examen des sources historiques ne permet pas d’attester que les Chiriguano frontaliers des Andes aient été mus par des quêtes prophétiques comme les Apocuva en réalisaient encore au début du XXe siècle. En revanche ce modèle pourrait valoir plus sérieusement pour les ancêtres des actuels Guarayo. Sur le réexamen des motifs de migrations des Guarani vers les Andes et une approche nuancée que le prophétisme y aurait tenu, cf. Combès (2006) et Julien (2007).

belliqueuse. D’autre part, selon un processus déroutant, ils subjuguèrent les populations locales qui y résidaient, très vraisemblablement surtout des Chané de langue arawak. Ceux-ci, qui apparaissent dans les sources comme de pacifiques cultivateurs de maïs, furent tour à tour victimes consommées, “esclaves”, ou donneurs de femmes contraints. Suite à ce processus d’intégration forcée, ils finirent cependant par devenir des “parents” des Guarani et la rencontre Chané-Guarani déboucha sur un produit fusionnel dont la réalité “métisse” serait, selon un chroniqueur du XVIe siècle, à la base même du nom Chiriguano, nom sous lequel les Guarani-Chané furent connus par la suite.21

Avec l’intrusion des Espagnols et la fondation de San Lorenzo dans les années 1590 sur le Piray, où la population de la première Santa Cruz vint par étapes se replier entre 1604 et 1620, la frange de contact qui s’était établie entre les Yuracaré et les Chiriguano se distendit, pour se recréer plus tardivement, mais cette fois avec des communautés chiriguano alliées d’occasion des Espagnols. Le grand moment de “l’histoire commune” des Yuracaré et des Chiriguano, auquel on peut accéder par les sources, remonte aux années 1560-1580. Sur un mode clair-obscur, elles donnent quelques indications sur le type de relations qu’ils entretenaient et sur les relations sociales qui s’étaient tissées entre cette zone préandine et les valles dans le dos des Espagnols. Ces renseignements, qui émanent de témoignages recueillis suite à deux campagnes militaires couronnées de succès, menées par des Espagnols contre les Chiriguano de 1584 à 1585, font état d’un intense tissu d’interactions supra-locales.

Sous l’impulsion des Chiriguano, les Chuy, localisés alors dans la cordillère aux environs de Pojo, mais aussi les Yuracaré et de petits groupes de la région du Guapay-Piray, Tamacosi et Jore, avaient formé une coalition qui ourdissait contre les Espagnols un soulèvement généralisé. Recevant des prestations diverses de leurs voisins, décrites alors comme un « tribut », les Chiriguano se trouvaient au centre d’un système multilatéral d’alliances dont ils étaient les bénéficiaires, et sans doute les promulgateurs.22

21

On utilisait plutôt la graphie « Chiriguana(es) », avant qu’elle ne se fossilise sous la forme « Chiriguano ». Ce terme signifierait « métis de Chané » (Guana). Combès et Saignes commentent cette glose avec détails, pour en montrer la pertinence, en la confrontant par contraste aux multiples étymologies fantaisistes du terme « chiriguano » qui circulèrent depuis l’époque coloniale (1991, p. 51-54). Ce travail fournit par ailleurs une synthèse historique et sociologique du problème de ce “métissage” bien particulier. On peut consulter également Susnik (1968), et une ethnohistoire détaillée des Chiriguano de l’Izozog (ex-Chané) (Combès 2005).

Sans que l’on puisse tirer de

22

Le témoignage le plus célèbre qui présente la nature des transactions régionales a été recueilli de la bouche de