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Les Manshi et les Sulustu : quelques lumières historiques

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3. Les Manshi et les Sulustu : quelques lumières historiques

Plusieurs épisodes de la geste de Tiri ont démontré l’importance cosmologique et identitaire que recelait pour les Yuracaré la paire terminologique Manshi et Sulustu. Les premiers se définissent comme une représentation fantasmatique de soi, ceux qu’il nous aurait plu de devenir ou de rester ; les seconds, apparaissent, à l’opposé, comme l’incarnation de l’inimitié cruelle propre à des « sauvages », extérieurs aux limites du soi, qu’on les dépeigne comme des Blancs agressifs ou des sirionoïdes. Les représentations véhiculées par ces deux termes dans la mythologie contemporaine ne peuvent toutefois pas être projetées dans le passé : les sources historiques de la fin du XVIIIe et des premières décennies du XIXe siècle leur donnent en effet un sens différent. Dans sa synthèse ethnographique bien informée, d’Orbigny leur attribue ainsi, comme on l’a dit, le rôle de distinguer les deux sous-groupes ennemis l’un de l’autre, qui constituent dans leur totalité la « nation » yuracaré. La netteté de cette division lui apparaît sans ambiguïté. Il pouvait écrire en effet : « aujourd'hui, tous les Mansiños sont sauvages dans les lieux mêmes où ils vivaient jadis, et les Solostos sont réunis dans la Mission de San-Carlos, près de Santa-Cruz de la Sierra. Les Mansiños sont à peu près au nombre de 1000133, les Solostos de San-Carlos s'élèvent à 337.134»135 Comment une réalité sociale si claire a-t-elle pu, dans la mémoire des Yuracaré, se modifier au point de conduire à attribuer une signification différente aux termes Manshi et Sulustu ? Répondre à cette question demande une argumentation complexe, et recèle quelques surprises.136

La caractérisation des Yuracaré comme une société « divisée » n’est pas à contester. Depuis les années 1780 au moins, deux zones de populations yuracaré séparées par une frontière interne d’hostilité, sont attestées. La première zone de peuplement, la plus importante, et couvrant un couloir le long des Andes allant de l’Ichoa aux formateurs de l’Ichilo, rassemblait la grande majorité des Yuracaré (ceux que d’Orbigny désigne comme des

Manshi). La seconde, où vivaient quelques communautés locales Yuracaré dispersées et

ennemies de leur « parents » occidentaux, se restreignait au haut Ichilo et au haut Yapacani, fonctionnant comme une région à la fois périphérique et de transition entre le territoire

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« Ce chiffre est celui que nous a donné le Père Lacueva, qui, pendant dix-neuf ans, a prêché sans succès le christianisme à ces peuples. » (Note de l’auteur).

134

« Selon le recensement que nous avons fait faire en 1832, en tout le même que celui présenté au gouvernement par le préfet. » (Note de l’auteur).

135

D’Orbigny (1838-1839, p. 161). Lorsque le naturaliste indique que les Mansiños sont sauvages, il veut dire que les missions franciscaines, dans lesquelles ils avaient été réduits, ont disparu.

136

précédent et celui des missions de Buena Vista et de Santa Rosa.137

Avec une cohérence peu contestable, les données ethnographiques contemporaines associent le terme Manshi à une représentation de soi, une représentation qui est aussi (et on a pu suivre les détours du paradoxe) extérieure au « nous », incompatible avec une autodénomination. Il ne serait pas étonnant que la subtile nuance entre une autodénomination et une représentation de soi, ait passé inaperçue ou n’ait été qu’approximativement entendue par d’Orbigny. Cela justifierait qu’il n’ait pas eu de difficultés à affirmer qu’un sous-groupe yuracaré s’appelait Manshi. Mais avancer des arguments fondés sur l’ethnographie contemporaine pour mettre en cause une interprétation ancienne est un argument risqué : comment s’assurer que l’on ne tombe pas ici dans un anachronisme, pour arranger des données qui mériteraient une autre analyse ?

Si l’on a rien à redire au constat sociologique de d’Orbigny, il est plus difficile, en revanche, d’en dire autant de l’interprétation qu’il propose des termes Manshi et Sulustu, sous lesquels il voit deux « sous-groupes » yuracaré.

Bien que l’on ne puisse effectivement le créditer d’une valeur intrinsèque, ce raisonnement n’en semble pas moins pertinent en l’espèce. Si Manshi était une autodénomination, pourquoi, dans ce cas, le terme n’apparaîtrait-il pour ainsi dire jamais dans la documentation historique avec cette signification ? Comment expliquer, d’autre part, que d’Orbigny lui-même fasse part de la croyance eschatologique des Yuracaré d’aller rejoindre après leur mort, sous terre, les

Manshi, dans une sorte de paradis d’abondance ? 138 Ces deux données, et spécialement la seconde, à quoi s’ajoute la citation de Boria déjà étudiée139

L’usage du terme Sulustu, tel que le définit d’Orbigny est insatisfaisant, lui, pour d’autres raisons. En affirmant que les habitants de la mission de San Carlos étaient des Sulustu, d’Orbigny pensait sans doute simplement qu’ils faisaient référence à eux-mêmes par ce terme, et que leur double inscription identitaire, Yuracaré et Sulustu, répondait à la règle d’inclusion du genre et de l’espèce comme Français et Parisien par exemple. Il ne pouvait se douter que , sont autant de pièces qui démontrent historiquement que Manshi n’était pas non plus une autodénomination des Yuracaré à l’époque de d’Orbigny, et par conséquent ne peut être tenu comme le nom éventuel d’un de leurs sous-groupes régionaux.

137

La mission de Buena Vista (ou los Santos Desposorios de nuestra Señora de Buena Vista) fut fondée sous le nom de San José à Cotoca par les jésuites à la fin du XVIIe siècle, avec des Indiens chiquitos. Elle fut déplacée plusieurs fois par la suite, et trouva son emplacement définitif à la porte du territoire yuracaré en 1723 (Viedma, 1836 [1793], p. 85-86).

138

D’Orbigny (1844, p. 209). On reviendra plus longuement sur cette question dans un prochain chapitre (Cf.

infra chapitre VII/3/b). 139

Sulustu était un (sur)nom qu’octroyaient les Yuracaré occidentaux aux habitants de San

Carlos, lui-même motivant leur statut d’ennemis, reflétant ainsi moins une paire terminologique du type Français / Parisien, qu’une autre comme Français / brigand.

a. Les mentions historiques des Sulustu

Analyser les occurrences du terme Sulustu dans les sources d’archives en ayant en tête des questions pragmatiques telles que : qui l’utilise ? dans quelles circonstances ? pour désigner qui ? fait émerger l’arrière plan sociologie du terme140. Trois caractéristiques en définissent ainsi l’usage. On peut se rendre compte, d’abord, que le terme Sulustu a pour particularité d’apparaître sous la plume d’auteurs qui ont toujours des relations privilégiées avec les Yuracaré occidentaux, ou sous la plume d’administrateurs n’ayant fait que répéter les propos des premiers, sans avoir les connaissances de terrain pour les contredire141. En second lieu, ce terme n’est utilisé ni pas les administrateurs ni par les habitants (yuracaré) de San Carlos, sauf une exception, discutable, puisqu’elle consiste en propos d’habitants de San Carlos rapportés par un missionnaire franciscain de Tarata (responsable des missions des Yuracaré occidentaux)142

140

Pour un aperçu des variantes de transcription du terme Sulustu et des principales citations qui leur sont consacrées, cf. Fig. 12 infra.

. Enfin, on découvre que Sulustu ne sert à désigner les habitants de la mission de San Carlos que pour une courte durée. Depuis la première mention du terme Sulustu et durant plus de vingt ans (1776-1799), il s’est appliqué en effet prioritairement – sinon exclusivement – à un groupe local sans ou avec très peu de contacts, vivant approximativement entre le haut Ichilo et le Yapacani (cf. Carte 5, infra), un groupe dont l’identité ne coïncide pas avec celui qui constitua la population de base de San Carlos et dont le processus de réduction commença en 1789. De cette date au début du XIXe siècle, les habitants de San Carlos ne furent donc pas connus sous le terme de Sulustu, mais principalement sous le nom de Yuracaré. De par leur isolement et leur bellicisme, les Sulustu du haut Ichilo / Yapacani purent même apparaître comme les représentants d’une nation à part entière, contrastant avec les Yuracaré. Haenke affirme par exemple que les Sulustu sont

141

Van den Berg (2009, p. 42-43).

142

Delgado (1919 [1806], p. 599) écrit à propos de quatre Sulustu de San Carlos en visite dans la région de Cochabamba : « […] ils ont pris la résolution de dire aux Yuracarés que, s’ils fuient à nouveau en forêt ou s’ils tentent de tuer les Pères, comme ce fut le cas l’année passée, ils sachent que les Solostos viendraient pour en finir avec eux. »

Année Déclaration Références

1776 « Dans leur voisinage [de ces capitaines] se trouvent les Piscolulos et les Salostes,

distingués par les noms de leur fraction (parcialidad). »

Moscoso apud van den Berg (2009, p. 40). 1781

« […] à l’est du rio Mamoré, il y a des milliers d’Indiens nommés Celostos, qui, bien qu’ils parlent la même langue que les Yuracarees, sont leurs ennemis. À certaines occasions, ils les ont tués et leur ont volé leurs outils. Depuis que les [Yuracaré] se sont réunis en villages, ils n’ont plus peur d’eux comme auparavant. »

Peralta apud van den Berg (2009, p. 40).

1793

« Quant au chemin de Santa Cruz, on n’a rien pu vérifier à son sujet jusqu’à aujourd’hui, sauf le fait qu’à mi-chemin habitent les Indiens Solostos, qu’ils [les Yuracaré] appellent ainsi, et qui sont leurs ennemis déclarés bien qu’ils parlent la même langue qu’eux. »

Velasco apud van den Berg (2009, p. 40)

1796

« Avec la construction d’un centre de peuplement à cet endroit, on fera un pas en avant qui facilitera la communication avec les Indiens [Yuracaré] de la nouvelle réduction de San Carlos, dans les parages de Santa Cruz, qui n’est pas éloignée d’ici de plus de vingt-cinq lieues. Cette installation permettra, peu à peu, la civilisation de leurs ennemis, les Indiens barbares Solostos, qui occupent les terres entre les deux zones de la même nation [yuracaré] »

Haenke (1915, p. 219-220).

1796

« Leurs ennemis [des Yuracaré] sont les indiens Solostos et Sirionos qui vivent dans les terrains bordant le rio Grande. Ils vont à la guerre parés et peints avec d’étranges motifs pour imprimer horreur à leurs ennemis. »

Haenke (1913 [1810], p. 161).

1797

« Je vais ouvrir une voie de communication jusqu’à la mission de San Carlos de Buena Vista qui se situe à environ vingt lieues de Santa Cruz, et je planifie de nouvelles missions, principalement de la nation des Solostros. C’est la nation la plus barbare, féroce et sauvage que l’on connaisse. Lors de mon premier voyage, j’ai conçu l’espérance bien fondée que leur instruction religieuse connaîtrait d’heureux progrès. »

Jiménez Bejarano (1909, p. 210).

1798

« […] au motif d’être résidant à la mission de Chimbore depuis deux ans et deux mois, et d’avoir entendu dire qu’il y avait des gentils appelés Solostros à quelque quarante lieues, au cœur de la forêt, j’ai pris la décision d’envoyer là-bas quelques-uns des Indiens Yuracares de la mission. »

Real (1798, f°68).

1799

« J’ai vérifié que, dans la totalité de la montaña, depuis Moxos jusqu’à Santa Cruz, il n’y a pas plus de deux nations d’Indiens à conquérir, l’une appelée Solostros, avec laquelle les Yuracarees sont toujours en guerre. Ils habitent à l’est du rio Mamoré, le long des rivières appelées aussi Curiye, Yapacani et Matani, qui sont, selon les informations des Indiens, fort proches de la nouvelle réduction de San Carlos. »

Pérez (1998, p 74).

Fig. 12 : Tableau réunissant les principales mentions des Sulustu au XVIIIe siècle.

Yuracaré “occidentaux” Yu ra ca “o rie nta ux Siriono

Mag

os

Su

lu

stu

Yuracaré réduits à San Carlos Groupe isolé du Yapacani/Ichilo Relation conflictuelle

localisés entre deux fractions de Yuracaré. Trois ans plus tard, Pérez partage cette vue, puisqu’il désigne les Solostros comme une « nation à conquérir. » (Cf. supra Fig. 12).

L’usage du terme Sulustu, pour désigner les habitants de San Carlos, doit donc être considéré comme une extension de son usage pour les isolés du Yapacani. Il est associé à une série de documents dont la production s´échelonne avant tout de 1803 à 1806, générés par les démarches des franciscains de Tarata qui souhaitaient prendre à leur charge San Carlos à la mort de son curé séculier fondateur. Dans ces sources, le terme Sulustu s’applique toujours aux Indiens sans contacts dont il était question auparavant, mais inclus également ceux de San Carlos. On peut lire ainsi, dans une lettre de 1803, que le transfert de la mission de San Carlos aux mains des franciscains serait utile « pour le développement des missions des indiens Yuracarees [occidentaux] […], autant que pour la réduction du reste143 de la nation des solostos, qui habite près des rivières Somuele e Ichilo ».144 Textes de Boria et de d’Orbigny mis à part145

Les données révisées jusqu’à présent permettent de tirer quelques conclusions générales : (1) le terme Sulustu fut employé par les Yuracaré occidentaux de manière générique pour désigner les Yuracaré orientaux, à savoir au moins deux groupes locaux relativement distincts ; (2) Sulustu n’est pas, comme le laisse entendre d’Orbigny, l’autodénomination d’une « tribu » de Yuracaré : il ne s’agit que d’un simple (sur)nom d’ennemis. Au reste, ce statut terminologique est parfaitement compatible avec l’évolution de son usage. C’est bien parce qu’il s’agit d’un nom d’ennemis, sans référent fixe que l’on peut expliquer, qu’il a pu varier au cours du temps (par exemple des Karay ou des sirionoïdes). On peut également comprendre qu’un terme de cette nature ait pu perdre de son importance pour désigner un groupe spécifique lorsque l’hostilité qui en justifiait l’usage disparut. Cela expliquerait par exemple que le terme ait cessé rapidement d’être employé pour les Yuracaré de San Carlos au XIXe siècle. Enfin, définir Sulustu comme un (sur)nom d’ennemis, est compatible avec le possible rapport étymologique de sulustu et du verbe sululuta (« provoquer des dommages »).

, il n’est plus fait mention de Sulustu après 1810, pour désigner les habitants de San Carlos ou de ce groupe isolé, dont la trace se perd sans qu’on puisse savoir ce que fut son histoire ultérieure. Dès cette époque, Sulustu est un terme qui redevient exclusivement employé de façon interne par les Yuracaré ; sa transmission au fil des générations le lesta des significations contemporaines sur lesquelles on s’est penché.

143 L’original dit « toda la nación ». Cette expression a été modifiée ici par « reste de la nation » pour être plus en rapport avec le deuxième élément de la phrase.

144 Lettre de Hernández de 1803 envoyée à Viedma, citée par van den Berg (2009, p. 137). 145

Mais le fait que Sulustu ait pu désigner des « sauvages », et par conséquent être confondu avec les termes de Siriono ou de Yuqui n’est pas seulement un problème d’oubli et de simplification généré par l’éloignement dans le temps. Plusieurs sources, parmi les premières, affirment que les Sulustu étaient locuteurs du yuracaré.146 La solidité de cette identification, dont on n’a aucune raison de douter, n’a pas n’empêché que certains auteurs, sans doute moins informés, aient pu identifier le groupe non contacté avec un ou des groupes tupi-guarani chasseurs-cueilleurs dans la même situation que celui qui vivait à proximité de la mission de Santa Rosa, vers 1767. On retrouve par exemple un usage flottant des termes

Sulustu et Siriono dans un des rapports que Haenke rédigea en 1796, faisant suite à sa visite

de la mission de Coni. Dans la version la plus connue de ce rapport, il évoque les Solostos qu’il situe entre cette mission et San Carlos.147 Dans une copie du même texte, conservée aux Archives du jardin botanique de Madrid, Solostos est remplacé par l’ethnonyme Siriono !148 La méprise la plus surprenante est celle commise en 1806 par Delgado, le Guardian de Tarata, dans une lettre consacrée à la venue à Cochabamba de Yuracaré (Sulustu) de San Carlos. Alors que ces derniers étaient précisément venus jusqu’à Cochabamba pour réclamer que des franciscains parlant leur langue viennent s’occuper de leur mission, Delgado affirme que les Sulustu parlent la même langue que les Siriono. « Le reste de la nation des Solostos habite à proximité des rivières Somuele et Ichilo. À proximité de cette dernière rivière, ces gens ont rencontré, il y a deux ans de cela, une bande d’Indiens Sirionos qui parlent la même langue qu’eux. »149

Pour expliquer cette étonnante situation, van den Berg recourt à l’hypothèse du bilinguisme : « c’est possible […] que ces Sirionoes avaient quelques notions de langue yuracaré. »150

146

Cf. supra les citations de Peralta et Velasco.

Cette interprétation paraît toutefois difficilement compatible avec la réalité sociologique des rapports Yuracaré / Siriono (ou Yuqui) trop empreints d’inimitié pour qu’il soit facile d’imaginer un contexte propice à un apprentissage réciproque de leur langue. On pourrait certes supposer que des captifs de guerre yuracaré aient pu maintenir le souvenir de leur langue originelle, et servir d’interprète dans le cas d’une rencontre subreptice. Mais la thèse du bilinguisme n’est pas forcément nécessaire. On peut aussi avancer ici l’idée d’une erreur d’appréciation linguistique de Delgado. Après tout, les éléments contextuels de cette rencontre avec des Siriono étant inexistants, rien ne permet de tirer à son propos des

147

Haenke (1915 [1796], p. 220) ou (1974b [1796]), et aussi supra Fig. 12.

148

Gicklhorn (1997 [1962-1963], p. 132).

149

Delgado (1919 [1806] p. 599). Querajazu, (2005, p. 79), sur la base de cette citation, a postulé l’identité des Yuqui et des Sulustu.

150

conclusions sérieuses. Delgado pouvait parfaitement ignorer que les Siriono parlaient une langue tupi-guarani et supposer qu’ils parlaient sulustu, donc yuracaré. 151

b. Une connexion Mageño – Manshi-ñu ?

Les mentions du terme Sulustu indiquent qu’il s’agit d’un terme que seuls les Yuracaré occidentaux utilisaient pour distinguer leurs ennemis Yuracaré orientaux. Cet usage était unidirectionnel, Sulustu n’avait pas la valeur d’un terme général pour désigner un ennemi interne (un ennemi yuracaré), sur le modèle du terme jivaro shiwiar par exemple152. De fait les Yuracaré de San Carlos utilisaient un autre terme pour désigner leurs propres ennemis. Dans un interrogatoire réalisé par Toledo Pimentel en 1789, un habitant de la mission de San Carlos explique que son groupe s’était réfugié sur le rio Surutu (un affluent de rive droite du Yapacani), où il fut contacté, suite aux meurtrières attaques d’ennemis à qui il donne le nom de “Mageños” :

« […] ce sont eux les uniques indiens qu’il y a par ici de la nation yuracaré. Ils sont poursuivis et vivent sous la menace de leurs ennemis les Mageños, une nation fière, guerrière, caribe, dont la population nombreuse occupe, dans des hameaux dispersés et sans organisation villageoise, les rives des rivières Chilii et Motane. »153

Divers témoignages de la même époque et du début du XIXe siècle indiquent qu’on peut identifier les Mageño à des Yuracaré.154

151

On n’entrera pas ici sur le problème posé par l’usage, à quelques rares reprises des termes yuquis(es) pour désigner les habitants de San Carlos (van den Berg, 2009, p. 44-45). Van den Berg suppose que l’on puisse en déduire que des Yuqui auraient été réduits dans cette mission. Il oublie toutefois que l’usage de ce nom pour désigner ce groupe tupi-guarani est postérieur à la pacification de la fin des années 1960 ; ils étaient appelés jusqu’alors communément Choris. Une autre explication doit rendre compte de l’apparition de ce terme.

Si l’on se fonde sur la toponymie mentionnée dans la citation précédente, on découvre que les Mageño responsables de la fuite des futurs habitants de San Carlos vers le río Surutu, ne sont pas des Yuracaré occidentaux. Le terme désigne le groupe isolé, mentionné précédemment sous le nom de Sulustu. En 1799 (alors que les habitant de San Carlos n’étaient encore connus que comme des Yuracaré), Pérez remarque en effet que des Sulustu vivaient le long des berges d’une rivière appelée Matani, qui n’est autre

152

Taylor (1985 p. 168).

153

Toledo Pimentel (1789) apud van den Berg (2009, p. 39). L’arrivée de ce groupe de Yuracaré, dans la région où il fut contacté, remonterait aux années 1720 (ibid.) Cette date est problématique et ne correspond pas aux