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Chapitre 3 : Produire une anthropologie du théâtre social et des migrations : entre

3.2 L’art pour exprimer la migration

3.2.1 Peut-on parler de performativité migrante ?

Les praticiens du théâtre comme Augusto Boal, mais aussi les spécialistes de l’ethnoscénologie ou de l’anthropologie théâtrale, remarquent que les personnes qui commencent le théâtre ont une gestion de leur corps limitée. Les premiers exercices consistent à se libérer des conditionnements corporels du quotidien, qu’ils soient culturels ou sociaux, temporaires ou liés à des activités de longue date. En effet, le corps est façonné par ce qui l’entoure, et peut être reconditionné afin de le modifier. Ces praticiens remarquent également des variations de technique artistique qui ont pour origines les différents types de disciplines, mais aussi des différences culturelles, qui norment les pratiques et donc les corps. Marcel Mauss a fait une proposition pour l’analyse de ces phénomènes qu’il appelle Les techniques du corps [2002/1934]. Mauss appelle technique « un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu'en ceci il n'est pas différent de l'acte magique, religieux, symbolique » [Mauss, 2002 : 9]. La technique est donc liée à un apprentissage précis qui est transmis d’un individu ou d’un groupe à un autre. Les techniques du corps peuvent évoluer dans le temps, ce qui montre bien la nature sociale de l’objet. Marcel Mauss considère que la technique est intrinsèquement liée à l’usage d’instruments, dont le corps serait le premier. Il classifie les techniques du corps en fonction de l’âge, du sexe, et de la manière de transmettre. Ces facteurs constituent l’habitus62 d’une

personne. L’auteur fait une énumération des manières de classer les techniques du corps en fonction des âges et de leurs activités associées. Chez les adultes, Mauss repère une catégorie où l’on peut faire entrer le théâtre : « les techniques de l'activité, du mouvement ». Celle-ci regroupe la marche, la course, la danse, le saut, le fait de grimper, le fait de descendre, la nage, les mouvements de force [Mauss, 2002 : 17-19]. « Ce qui ressort très nettement de celles-ci [ces

62 « Il faut y voir des techniques et l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit

73 techniques] c'est que nous nous trouvons partout en présence de montages physio-psycho- sociologiques de séries d'actes » [Mauss, 2002 : 21]. En fait, les techniques sont des moyens de rendre efficace des suites d’actions. Si cette question m’intéresse pour parler de performativité migrante, c’est parce qu’elle permet de penser la migration comme une suite d’apprentissages de techniques spécifiques, liées même à l’activité (non pas dans son sens ludique mais pratique) de migrer. Par exemple, une trajectoire choisie avec ses obstacles particuliers fait l’objet d’apprentissages, de partage et de transmission de techniques et de connaissances afin de multiplier les chances d’arriver au point choisi. Cela peut s’exprimer par des activités très concrètes comme la nage63, l’utilisation de réseaux sociaux, jusqu’à l’apprentissage du langage

juridique et la maîtrise de son ethos. À partir de ce point de vue, il est possible de parler de « corps migrant », non pas comme une masse uniforme mais comme des comportements, des habitus physiques repérables. Le théâtre apprend également une technique, celle du jeu, qui est l’occasion de travailler sur l’habitus de la migration, pour le rendre visible sous une forme artistique. Ceci n’est qu’une hypothèse qu’il faudra vérifier sur le terrain. Mais il existe une première piste théorique que je souhaite attacher à la notion de technique du corps, il s’agit de l’agency. En effet, la notion d’agency est un concept qui prône la mise en valeur l’intentionnalité des personnes subalternes, leur capacité à agir consciemment. Les techniques du corps permettent de penser la migration comme une suite d’apprentissages souhaités et réfléchis, comme un choix qui ne provient pas que de la force du désespoir64. Le théâtre peut

être un outil de mise en valeur de ces actions.

En effet, parler de technique du corps pour traiter de la migration permet, à mon sens, de redonner de l’agency au parcours des migrants, c’est-à-dire le témoignage « d’une marge et capacité d’action et d’une « conscience rebelle » » [Merle, 2004 : 140] qu’il convient alors d’analyser. Cela est utile « pour réhabiliter le sujet et pour rendre compte de sa façon de voir le monde et de sa volonté de le changer ». Cette proposition d’analyse depuis la pratique de la migration permettrait de valoriser les stratégies des acteurs « contre une vision misérabiliste et victimisante, renouvelant les paradigmes classiques de la sociologie des migrations (déracinement, assimilation, noria, enclaves, colonies…) » [Timera, 2014 : 2]. De surcroît, le théâtre peut servir d’outil pour écrire l’histoire en train de se faire, à la manière du mouvement

63 Voir pour exemple de film Welcom de Philippe Loiret qui raconte l’histoire d’un jeune homme qui apprend à

nager pour rejoindre l’Angleterre par la Manche.

64 Lors de deux évènements « scène ouverte » au Tables Rondes de la Friche à Marseille ayant pour thématique

la migration, le discours dominant des associatifs est porté sur la misère vécue, l’énergie du désespoir, et l’obligation du départ.

74 indien des Subaltern Studies. En effet, une pièce de théâtre est l’occasion de se raconter soi, et de participer à la construction d’une connaissance historiographique plurielle « vue d’en bas », (an history from below) portée par Guha dans les années 1980 [Merle, 2004 : 144]. Selon ce point de vue, on peut parler d’une performativité migrante, où les migrants deviennent agents de leurs parcours et comédiens de leurs histoires.