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A/ Perversité du spectacle Tragique

a) De la tragédie et des tragédiens

Mais d’abord il nous faut comme Steiner écarter l’argument le plus évident allant à l’encontre de toute tentation de faire de Selby un auteur tragique : il n’a jamais écrit pour le théâtre, et l’art dramatique paraît être l’essence même de toute tragédie, depuis les antiques jusqu’aux classiques, en passant par le théâtre élisabéthain et son premier représentant, Shakespeare. Or bien qu’il appuie son étude essentiellement sur les œuvres des auteurs dramatiques, Steiner ne le fait pas sans

préalablement affirmer que s’il s’est toujours agi de théâtre tragique, rien n’interdit

qu’il en aille autrement à l’avenir. Selon lui « la tragédie est un récit », et « Chez Dante comme chez Chaucer, rien ne nous permet de conclure que la notion de

tragédie ait un rapport particulier avec le théâtre » (19).136 Son idée tient donc au fait

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Steiner donne la définition de Chaucer ainsi que sa traduction :

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qu’il se pourrait très bien que la tragédie ne soit pas toujours du théâtre. Comme lui Ion Omesco, dont on devine l’attachement viscéral à l’art dramatique, précise que,

La création du théâtre est un hasard de l’histoire. L’être humain a vécu sans théâtre pendant des millénaires, il aurait pu continuer à le faire. C’est le spectacle qui est nécessaire, pas le théâtre et d’autant moins la tragédie qui exprime une vision anthropocentrique du monde où un individu nommé auteur, par l’intermédiaire d’un autre qu’on appelle comédien, s’adresse à un troisième, du nom de spectateur, en lui présentant ce quatrième exemplaire humain, le personnage agissant. (28)

Cette façon de voir les choses peut notamment évoquer les derniers mots de Sartre,

lorsqu’il clôt Qu’est-ce que la littérature en écrivant que, « Bien sûr, tout cela n’est

pas si important : le monde peut fort bien se passer de la littérature. Mais il peut se passer de l’homme encore mieux » (294). Ces points de vue modernes font du théâtre une des innombrables façons de faire de la littérature, cet art protéiforme et

spectaculaire toujours fidèle à l’homme de son époque, tout en affirmant

l’impossibilité de réduire à un genre particulier l’essentiel à l’œuvre dans la littérature. Steiner propose l’exemple d’une tragédie plus contemporaine, celle de T.S. Eliot, en concluant qu’il échoue malgré son talent, et seulement dans une

perspective tragique, à ranimer L’Orestie d’Eschyle dans sa pièce The Family

Réunion : « aujourd’hui le contexte a subi un changement si total que les mythes antiques apparaissent sur la scène comme un travesti ou comme une charade archéologique » (323-324). Steiner cite Eliot lorsqu’il reconnaît son désarroi face à l’impossibilité de représenter sur scène les furies invisibles aux yeux de Mary alors qu’elles persécutent son Harry, sans que l’ensemble ne paraisse grotesque.

Or comme un écho littéraire, la situation et les personnages d’Eliot peuvent

évoquer ce passage de Last Exit to Brooklyn, dans « Strike », lorsque les Harpies

apparaissent dans une autre chambre à coucher. Un autre Harry s’endort près d’une autre Mary, alors qu’ils viennent d’avoir des rapports sexuels tenant de l’agression physique, assimilable à une soupape évitant à Harry de tuer sa femme – « krist, how many times had he thought of smashing her head. […] Why cant she just leave me

As olde bookes maken us memorie, Comme vieux livres nous en gardent mémoire,

Of hym that stood in greet prosperitee, De l’homme au faîte du bonheur And is yfallen out of heigh degree Qui choit du haut de sa grandeur Into myserie, and endeth wrecchedy ». Et finit en très grand malheur ».

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alone. Why dont she goaway somewhere with that fuckin kid » (109). Après cet « assaut » il est en proie au dégoût et à la nausée stérile qui frappe souvent les personnages de Selby – « the disgust and nausea forcing themselves upon his consciousness again » (112) –, puis à la fin d’un paragraphe la formule « Soon he slept » introduit trois nouveaux paragraphes consacrés aux cauchemars qui précèdent

son réveil, le premier commençant ainsi :137

The Harpies swooped down on Harry and in the darkness under their wings he could see nothing but their eyes: small, and filled with hatred, their eyes laughing at him, mocking him as he tried to evade them, knowing he couldnt and that they could toy with him before they slowly destroyed him. He tried turning his head but it wouldnt move. (113-114)

Le problème d’Eliot avec l’écriture théâtrale était d’incarner des Furies mythologiques en même temps que des personnages « de chair et de sang », c’est-à-dire de trouver le délicat point d’équilibre faisant que tout en appartenant à un autre monde, à la fois passé et fantasmagorique, elles puissent apparaître sur la même scène que des personnages actuels et bien vivants. Cette irréalité/réelle des Furies, tenant notamment au fait qu’elles ne persécutent qu’un seul des personnages tout en demeurant invisibles à la plupart des autres, complique les choses : bien réelles pour le persécuté et irréelles aux yeux des autres, leur représentation sur une scène tient du

miracle.138 Selby paraît échapper à ce cas de conscience en usant de la fluidité avec

laquelle le roman permet cet entre-deux, puisqu’un simple « he slept » avertit qu’un personnage allongé dans son lit va incarner ce lien entre le réel – son corps allongé dans un lit – et l’irréel – des Harpies déchaînées dans son esprit. Le texte a cet avantage sur la scène de théâtre qu’il n’a rien de réel – notamment aucun « comédien intermédiaire » –, mais que tout pourrait l’être.

Le problème de la définition d’une « tragédie moderne » n’est en fait pas le problème de la définition d’un genre, mais le problème de la reconnaissance de la

137 Nous ne revenons pas sur la « Nausée stérile » dont il a été question plus précisément au moment d’étudier Selby par rapport à l’existentialisme. D’autre part, le découpage en trois paragraphes est important ici puisque le premier évoque les mythes antiques directement (les Harpies), le second un sentiment de claustrophobie dépassant le décor urbain dans lequel il est pourtant planté (dans une rue des murs se rapprochent jusqu’à écraser Harry) et le dernier la terreur sans âge d’un homme à la poursuite de ses yeux qu’on aurait arraché à leurs orbites. Ces trois paragraphes sont donc unis par une même terreur irraisonnée, bien qu’ils s’appuient sur des symboles plus antiques que d’autres. 138

A tous les niveaux : leur apparition est un miracle aux yeux du personnage, et il paraît miraculeux d’arriver à représenter un miracle sans que l’artificialité du procédé ne dérange le spectateur.

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collusion des mondes intérieurs et extérieurs des personnages. Quand Harry rêve à des Harpies, ou quand Hamlet voit le fantôme de son père, il s’agit à chaque fois de décider – si l’on peut – quelle est la part de réalité du rêve, et quelle est la part de rêve de la réalité. Pour Steiner « [l]a grande tragédie est toujours d’actualité » (285), et on peut croire que c’est le cas justement parce qu’indépendamment de la façon dont elle représente les choses, elle tire sa force des choses qu’elle représente. Dans

ce passage de Last Exit to Brooklyn, le monde du personnage veillant et celui du

personnage dormant sont présentés de façons très différentes, mais s’ils sont clairement séparés dans le texte – par la formule laconique « Soon he slept » –, ils sont bel et bien liés au moins syntaxiquement par cette formule, et ils s’éclairent l’un

l’autre dès lors qu’on accepte qu’ils forment à eux deux la seule réalité d’Harry – et

la réalité d’Harry seul. Bien qu’ils soient irrémédiablement séparés par le sommeil et par la veille dans la réalité quotidienne de chacun, le texte de fiction réunit ces deux mondes pour former une autre réalité au sein de laquelle les deux mondes communiquent. La façon dont est rapporté le spectacle des Harpies fondant sur Harry ne tient par exemple pas de la description, par un narrateur neutre, d’un homme qui rêve qu’il est attaqué par des monstres. L’accumulation métonymique qui éclate la figure mythologique de la Harpie en séparant l’œil qui « se moque » du bec qui « déchire » et des « plumes qui lui balayent le visage » – « feel the tips of feathers as they brushed his face » (114) – rend compte du chaos qui règne dans l’esprit d’Harry. Le narrateur épouse ainsi le point de vue d’Harry, et son sentiment du chaos face à des détails multiples et jamais unifiés est plus marquant que celui de la fureur des Harpies. Le narrateur décrit comment Harry est le premier spectateur du spectacle de son dépeçage en ne donnant jamais aucune vue d’ensemble, et le lecteur n’assiste ainsi pas à une attaque mais au triste spectacle d’un homme spectateur de sa propre vie :

[H]e heard the plop, plop of his eyes leaving his head and the screeching of the Harpies increased until he no longer could hear his own screams and he kicked and punched at them yet his body refused to move and all he could do was lie still as they once again, and again, over and over started ripping the flesh from his belly and chest, scraping his ribs and once more plucking the eyes from his head. (114)

Harry ne meurt jamais dans ce passage, il est comme Sisyphe condamné à subir encore et encore le même châtiment, montant et descendant de son rocher. Pire, alors

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même qu’il voudrait se défendre, il est paralysé et ne peut que demeurer « allongé et immobile ». La véritable horreur de la scène ne tient donc pas à l’agression des Harpies qui déchirent sa chair. À force de répétition l’acte de torture perd sa valeur en soi, car la souffrance ponctuelle qu’il inflige n’est rien comparée à la souffrance infinie qu’impose son éternel recommencement – « again, and again, over and over started » – et à la fondamentale et tout aussi éternelle impuissance d’Harry. D’autre part, le paradoxe qui veut qu’il « entende » les choses que normalement on « sent »

dans sa chair – « he could hear his flesh being ripped from his belly » (114, je

souligne) – confirme le fait qu’il ne souffre pas physiquement de cet acte particulier. Jamais Selby n’emploie le mot « hurt », et même quand un deuxième paragraphe présente Harry écrasé par des murs – « in the middle of the diminishing room […] the wall slowly crushed him » (115) –, Harry ne souffre pas physiquement. Le rêve continue simplement, et dans un troisième paragraphe, il se lance à la poursuite de ses yeux. En étrange spectateur de sa torture, privé d’yeux pour voir et n’entendant

plus rien, Harry les poursuit alors qu’ils dévalent la pente de son rocher, s’arrêtant

puis roulant encore – « occasionally the eyes would stop and they would look at each other with gigantic stare and wait until Harry almost touched them then continued to

roll up the hill » (115, je souligne). En effet, les globes oculaires ne remontent pas les

pentes, les murs tiennent généralement en place et sans doute les Harpies n’existent-elles pas. Cependant ces trois moyens – les Harpies et le thème de l’aveuglement constituant des liens directs avec la tragédie classique –, sont trois créations de

l’esprit d’Harry servant chacune à évoquer un seul et même sentiment de chaos, qui

lui appartient bien au monde « réel », c'est-à-dire celui où ça n’est pas Harry mais les murs qui sont immobiles, celui régit par la gravitation et prétendument sans monstres qu’Harry habite quand il veille.

L’association de ces créatures/créations à des figures répétitives – la valse des yeux, des becs et des ailes qui attaquent inlassablement dans le noir, ou le rocher qu’il dévale plusieurs fois avant de se retrouver à nouveau à son sommet où elles l’attaquent : « He tried to slide down the rock but no matter how often he did he was still on the top [… He] tripped and tumbled down the rock yet he was still on top of the rock » (114) – forme un chaos immobile qu’anime seulement les trépignements

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d’un personnage pour qui la souffrance est un état permanant.139 Or de prime abord,

lorsqu’au chaos intolérable de son esprit répondent les passages très structurés entourant immédiatement l’endormissement et le réveil – typiques de la simplicité du style de Selby –, le cauchemar paraît circonscrit. Harry se calme en reconnaissant l’ordre des choses dans les simples limites de son appartement, les murs et les plafonds devenant des frontières symboliques l’isolant de l’infini vague et terrorisant de sa conscience illimitée. Selby écrit en effet pour ce qui est du rêve : « And he was alone on a street looking, turning slowly around in a circle, looking at nothing. Everything was endless in every direction […] » (114). Cet espace infini tranche très exactement avec l’espace de l’appartement qu’avant et après son rêve, il met en ordre pour se rassurer :

He turned his head slowly until he could see the ceiling. Now his vision reached to an end. The ceiling was there. The walls were there. No mysteries. Nothing hidden. There was something to be seen. It had an order. His eyes felt better. No longer felt pinched. No longer afraid to look. (113)140

Cette dialectique de l’ordre et du chaos mise en place sans détours par Selby est

subtile en cela qu’il s’agit d’une tentative de mise en ordre. Mais cette tentative

comme toutes les autres est un échec pour Harry. Après avoir calmé dans la contemplation du plafond la haine irraisonnée de sa femme il parvient à dormir, mais son rêve est un cauchemar, et après son réveil il va tomber de Charybde en Scylla, s’enferrant chaque jour un peu plus dans des comportements haineux. La façon dont il structure son environnement est notamment trahie par les petites phrases simples utilisées pour parler de l’ordre et des limites, par opposition aux longues phrases désordonnées où les compléments s’accumulent et se répètent, utilisées pour décrire le rêve d’Harry. Ces phrases courtes, agrammaticales parfois – « No mysteries. Nothing hidden » –, se répètent en fait tout autant que les plus longues, et elles substituent simplement le néant au chaos. Bien qu’Harry affirme qu’il peut enfin voir sans avoir peur de ce qu’il verra, il ne voit que des murs et se réjouit de sa cécité,

139 Intolérable non pas parce qu’elle est souffrance, mais parce qu’elle est permanence. 140 Quand Harry se réveille péniblement, Selby écrit : « screams were louder and louder until he finally did scream and he sprang up in bed and opened his eyes waiting years for the wall and the chest of drawers to be recognized » (115). Contrairement aux cris rêvés qui se réalisent

« naturellement » en un cri articulé, la mention du mur et du mobilier qu’il avait « mis en ordre » en s’endormant, paraissent trancher les liens entre la terreur chaotique du sommeil et l’ordre du monde de la veille. Mais nous allons voir que cet ordre aussi est plus rêvé que réel.

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puisque ses yeux ne le font plus souffrir seulement parce qu’il ne voit plus rien.

Comme le note Steiner, « En dehors de l’homme et en lui, il y a l’autre, l’autre

monde. Appelez-le comme vous voudrez : un dieu caché ou méchant, la destinée aveugle, les sollicitations de l’enfer, la fureur bestiale de notre sang – il nous guette à

la croisée des chemins » (16). Ce passage de Last Exit to Brooklyn est à la croisée

des chemins, entre le sommeil et la veille d’abord, mais aussi entre la vision et

l’aveuglement.141 Harry refuse de voir le monde au-delà des murs de son

appartement, mais même caché derrière un mur, « l’autre monde » le guette, et surgit à la moindre occasion.

Comme Shakespeare dans Hamlet, comme dans le théâtre tragique, Selby met

en scène l’échec de la mise en ordre du chaos de l’existence. Cet échec rejoint l’échec selon les existentialistes, que ces derniers nomment absurde, c’est-à-dire que dans toute tragédie il est possible que le monde n’ait aucun sens, et que ceux qui cherchent à ordonner ce qui n’a pas de sens en soient réduits à établir la chronique d’un échec annoncé. Nous l’avons déjà noté, mais cette idée peut nous renvoyer maintenant dans une perspective tragique à la thèse de Barthes, qui pense que,

précisément, soumis à une réflexion esthétique profonde, enfermé dans une forme, systématisé de pièce en pièce en sorte qu’on peut parler d’une véritable tragédie racinienne, repris enfin par toute une postérité avec admiration, ce refus du mythe devient lui-même mythique : la tragédie, c’est le mythe de l’échec du mythe : la tragédie tend finalement à une fonction dialectique : du spectacle de l’échec, elle croit pouvoir faire un dépassement de l’échec, et de la passion de l’immédiat une médiation. Toutes choses ruinées, la tragédie reste un spectacle, c’est-à-dire un accord avec le monde. (Sur Racine, 68)

Le premier point important soulevé par Barthes ici est la distinction entre la forme tragique systématisée « de pièce en pièce » par Racine donnant lieu à la « tragédie racinienne », particulière entre toutes, et la notion de tragédie, transversale à tous les tragédiens, définie comme « le mythe de l’échec du mythe » – indépendamment de sa forme. Si l’on s’en tient à la définition de Barthes, Selby n’a pas besoin de clamer

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Significativement dans cet exemple, le rêve est assimilé à la vision, puisqu’Harry y cherche des yeux pour voir, et la veille à l’aveuglement, puisqu’il y cherche des murs pour cacher le monde. Ion Omesco note que, « Chez les anciens, l’aveuglement (comme infirmité de corps) était le

correspondant de la folie (infirmité de l’esprit) et porteur des mêmes vertus révélatrices. Tirésias, l’aveugle, est le seul qui voit clair à Thèbes ; pour y arriver, à son tour, Œdipe doit vider ses orbites » (53). Dans son rêve alors qu’il est aveugle Harry voit clair en ce sens, puisque ses tourments se matérialisent sous forme de Harpies. Alors que dans le monde où il peut voir il ne sait pas pourquoi il souffre et pire, il vit comme s’il ne souffrait pas.

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son amour de Racine, ou d’écrire les mêmes pièces que lui pour faire partie de la « postérité admirative » persistant dans le « refus du mythe ». Il lui suffit de ranimer « le mythe de l’échec du mythe » que Barthes a vu chez Racine, et libre à lui de donner à ce mythe la forme de l’« inextricable chaos » de ses romans, et d’ainsi créer « la tragédie selbienne ».

b) D’une tragédie et des contradictions

Le second point capital soulevé par Barthes est celui de l’« accord » avec le monde que constituerait « le spectacle » de la tragédie. Faire un accord avec le monde du spectacle de personnages échouant à vivre en accord avec le monde paraît être une contradiction fondamentale, et elle est difficile à résoudre si l’on ne s’arrête pas sur les détails de la relation que Barthes établit entre mythe et tragédie. Pour lui,