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C/ La tragédie classique du héros moderne

a) La forme tragique

Après être passé avec Selby du naturalisme à l’existentialisme par le biais du rapport de ces deux courants à l’existence humaine, il devient possible d’envisager de réconcilier les deux dans son œuvre dans la conception de l’existence comme tragédie. Mais d’abord, une précision d’ordre méthodologique qui a son importance s’impose : il n’est précisément pas question ici de (re)définir la tragédie, ni

d’expliquer ce qu’est le classicisme. La tragédie sera classique si elle reprend des

problèmes essentiels, chaque fois qu’elle aborde ce qu’on serait tenté de désigner comme des « lieux communs » tant ils paraissent troubler l’homme depuis

toujours.118 L’enjeu est donc d’établir en quoi les personnages, tout modernes qu’ils

soient, peuvent s’égarer dans les mêmes impasses où avant eux se sont perdus les classiques. Le titre de ce nouveau développement dans la définition de la place de Selby dans le canon n’est pas tout à fait trompeur cependant, car le problème est tout de même d’approcher de ce qu’il y a de « moderne » chez Selby, et on ne fera pas dans cette optique l’économie de l’étude de ce qui l’oppose à ce qu’on nomme « classique » – à condition de préciser « les termes » de cette dualité.

Il faut ainsi commencer par souligner que s’il a été possible de penser que Selby était proche des naturalistes et des existentialistes, affirmer qu’il fut un auteur de tragédie classique aurait de quoi surprendre les esprits même les plus imaginatifs.

James Giles écrit notamment dans The Naturalistic Inner-City Novel in America,

118 Il s’agira donc comme souvent chez Selby de dépasser ce que le « lieu commun » évoque de la banalité pour trouver dans l’idée de convergence qu’elle véhicule tout ce que la répétition d’un même thème peut avoir d’irrésolu, alors même qu’il semble être bien connu – du fait même de sa répétition, puisqu’il a été vu et revu avant d’être vu encore. En d’autres termes, comme le note Barthes à propos de l’idée d’une « transparence classique » dont Racine serait représentatif, il s’agit de garder en mémoire que « la transparence est une valeur ambiguë : elle est à la fois ce dont il n’y a rien à dire et ce dont il y a le plus à dire. C’est donc, en définitive, sa transparence même qui fait de Racine un véritable lieu commun de notre littérature, une sorte de degré zéro de l’objet critique, une place vide, mais éternellement offerte à la signification » (Sur Racine, 10).

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He [Selby] refuses to accept the interviewer’s description of them [characters] as “psychotic”; instead, he argues that they are “tragic”, because they “lack vision” (323). Tragic cannot, of course, be understood here in any classical definition of the term. Not only do Selby’s characters lack stature, or high social position, they are so immersed in violence and brutality that they often seem caricatures of complex full-dimensional human beings. (121)119

Il faut donc avec Giles lever rapidement après la mention du mot « tragique » toute ambiguïté quant au fait que Selby ait pu écrire des tragédies « à la façon » de

Racine.120 Cependant le fait qu’ils ne le soient pas au sens « classique » du terme

n’empêche pas les personnages de Selby de prétendre au « tragique ». En effet loin de l’exclure de la « classe » des écrivains tragiques, la réserve que Giles exprime lorsqu’il oppose les personnages classiques « d’envergure » et de « haut rang » aux caricatures violentes de Selby indique plutôt qu’il s’agit chez ce dernier d’une autre forme de tragique. Évolution du genre, Selby écrirait alors des tragédies

« caricaturales » puisque ses personnages « ressemblent à des caricatures » des

« êtres humains multidimensionnels et complexes » qu’on trouverait dans sa forme

classique.121 Or à propos de la forme classique justement, dans une notice

accompagnant la préface à la réédition de 1967 de la tragédie Britannicus de Racine,

Maurice Martin écrit :

La tragédie est un genre poétique très ancien, issu de l’épopée, et se situant tout près d’elle dans la hiérarchie des genres. Elle a été principalement illustrée par les poètes tragiques grecs du Ve siècle avant notre ère et par les classiques français du XVIIe siècle. En ce siècle, la tragédie est par excellence le genre noble qui consacre le grand poète. Elle doit exclure toute « bassesse », notamment les situations et le langage de la comédie. Le style tragique, qu’il soit sublime ou pathétique, est toujours soutenu. Les personnages sont de très haut rang […]. Ils sont engagés dans une aventure mortelle, et l’on redoute un

119 Nous ne nous arrêtons pas ici sur la construction des personnages qui, si elle se dessine

fatalement au fil de notre étude, fera l’objet d’un commentaire plus particulier lorsqu’on s’arrêtera sur le prénom « Harry ».

120 Rappelons pour se convaincre définitivement du fossé qui sépare Selby des tragédiens classiques – et pour le plaisir aussi peut-être – les premiers vers du Britannicus de Racine, lorsqu’en ouverture de la scène première de l’acte premier, sa confidente Albine s’adresse à Agrippine :

« Quoi? Tandis que Néron s’abandonne au sommeil, Faut-il que vous veniez attendre son réveil? Qu’errant dans le palais sans suite et sans escorte, La mère de César veille seule à sa porte? » (41)

Le monde des palais peuplés d’empereurs à l’arbre généalogique compliqué que les classiques animent de leurs dialogues en vers est loin de l’univers de Selby.

121 Rappelons-nous les classes « ouvertes » et « fermées » de Jouve que nous évoquions plus haut au sujet de « l’existentialisme à l’américaine ». Contrairement à la tragédie classique, moment

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dénouement cruel. Une atmosphère de merveilleux épique enveloppe souvent la tragédie grecque […]. Mais le plus souvent, l’imagination du spectateur se satisfera d’une évocation sobre de la légende ou de l’histoire, évocation qui donne à la tragédie le prestige d’un passé lointain et souvent illustre. Le recul dans le temps […] est donc nécessaire. […] L’action tragique est une crise brève et brutale. On peut penser que tout est déjà dit quand le rideau se lève. Selon Anouilh (Antigone, 1944), « l’espoir, le sale espoir… » serait banni de la tragédie, ce qui la distingue du drame où les personnages espèrent et combattent. (17)

La citation est très longue, mais relativement au volume de texte nécessaire à la définition du genre de la tragédie classique, elle n’est qu’un bref aperçu des règles strictes qui le régissent. Elle est intéressante ici parce qu’au-delà de la liste conséquente – bien que tronquée et de toute façon non exhaustive – des contraintes qu’elle énonce et qui excluent les fictions de Selby de ce genre classique – « genre noble toujours soutenu » qui exclu « toute bassesse », mettant en scène des personnages « de haut rang » dans une atmosphère de « merveilleux épique », jusqu’au « recul dans le temps » toujours « nécessaire » –, émergent des « motifs tragiques » qui dépassent le genre classique particulier. On s’arrêtera plus particulièrement sur le caractère inéluctable du destin tragique de personnages dont le sort paraît déjà scellé « quand le rideau se lève », et bien-sûr, sur l’absence

d’espoir – « le sale espoir » – qui le distingue du destin dramatique de ceux qui

« espèrent et combattent ». S’il est donc bien entendu qu’il n’est pas un auteur de tragédie classique, ces deux derniers motifs pourraient bien être à la base de ce qui permet à un auteur d’appeler « tragiques » des personnages d’extraction résolument moins noble que ceux de Racine.

C’est sans doute dans Waiting Period que le motif du destin tragique « déjà

scellé » est le plus évident, bien qu’il soit marqué par la perversité de sa mise en forme, mêlant préoccupations modernes et plus classiques. On peut s’arrêter notamment sur l’exclamation du personnage qui feint la compassion lorsqu’un ami de sa victime devant le cercueil de celle-ci, lui dit comme sa mort si soudaine est tragique – « out of nowhere », « so tragic » (103). Le personnage lui répond que « son heure était venue » – « When its your time theres no avoiding it » –, et il pense

alors, « Yes, indeedy deedy do. A modern day tragedy. The price we pay to maintain

our civilization. The pace of life is much too fast. Food is grown fast, prepared fast, eaten fast, and periodically theres a bit of neglect in the mix and the first thing you

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know someone has food poisoning » (103, je souligne). Le personnage poursuit ensuite sa diatribe contre l’industrie et ses capitaines qui « étouffent » les affaires d’empoisonnement que les cadences infernales de leurs entreprises impliquent – « They keep it all hushed up. Thats the way big business is. » (104). Or il se lance dans cette charge contre la modernité, « le rythme trop élevé de la vie » notamment, comme s’il oubliait totalement que c’est lui qui a empoisonné sa victime Harry Barnard. On remarque aussi comme il diminue la portée de son acte en soulignant que « quand notre heure arrive, il n’y a pas d’échappatoire », comme si la mort de sa victime était déjà programmée par une force transcendante, et qu’elle était inévitable. Ainsi la mention ironique dans sa bouche – ou dans son esprit plutôt – de la « tragédie moderne », est éclairée d’un tout autre jour par « l’ami » de la victime

pour qui la mort d’Harry est vraiment une tragédie. Son ami a été empoisonné par un

fou dont la folie n’excuse pas la cruauté, et l’on retrouve ici trois motifs tragiques – l’empoisonnement, la folie et l’implication d’une force transcendante rendant la mort

inéluctable – qui surgissent malgré l’ironie du personnage meurtrier.122 Dans ce

passage s’ébauche donc une tragédie moderne, si l’on accepte que ces trois moyens

classiques de la tragédie, même sous-jacents, servent le combat d’un personnage qui

veut ralentir la course folle du monde moderne.

D’autre part, le fait que dans certains passages il fasse de curieuses analogies – aux conséquences funestes –, jusqu’à en oublier qu’il est seul responsable de la mort de sa victime, atteste de sa folie sans toutefois annuler sa quête de sens dans un monde injuste où l’homme paraît être le meilleur ennemi de l’homme. Le basculement du personnage du suicide vers le meurtre est en ce sens exemplaire :

How extraordinary… the change… yes, definitely mystical and miraculous. I would have killed the wrong person. […] Killing myself is tantamount to murder… the execution of an innocent individual… at best the accidental killing of an innocent bystander. I am certainly not the one who needs killing simply because I could find no purpose to my life. (23-24)

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Rappelons qu’il tue Harry Barnard, fonctionnaire attaché aux pensions des anciens combattants – désigné par l’abréviation « the VA » dans le texte –, parce qu’il l’estime coupable d’avoir « inventé des excuses » pour ne pas verser certaines pensions, et ainsi rendre des milliers de gens misérables : « He worked for the VA. Made the lives of thousands of vets miserable, denying them their benefits, that sort of things. Really horrible person. You really get to hate him » (98).

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La raison lui ayant fait envisager le suicide est ici pour la première fois clairement énoncée dans le récit : il voulait mourir parce qu’il manquait « un but à son existence ». C’est aussi la première fois qu’il implique un meurtrier et une victime en utilisant le mot « meurtre » – « to murder » –, qu’il parle « d’exécution » et « d’innocence ». Or on remarque qu’il se sert de ces termes pour désigner sa propre mort, alors que jusque là il s’agissait plus abstraitement de « tuer » les autres – « to kill ». Ce simple glissement sémantique rend compte de la façon dont il évacue la contradiction fondamentale de l’homme qui parce qu’il trouve ses contemporains trop prompts au meurtre, devient lui-même un meurtrier – « I am not the one who needs killing », sous-entendu, « d’autres le méritent, et je m’en charge ». Comme ils sont des imbéciles occupés à s’entretuer – « People always shooting each other. Ignorant goofs. First class knuckleheads. Shoot their own kids in the dark » (13) –, ses contemporains en plus d’être dangereux sont du point de vue du personnage, des morts en sursis. Et donc dans la mesure où ils se seraient entretués quoi qu’il en soit,

le fait qu’il les tue entre temps n’est pas vraiment un meurtre. Il rend même service à

la communauté en précipitant la fin de toute façon inéluctable de gens qui sinon auraient blessé quelqu’un d’autre. C’est pourquoi le but qu’il se trouve et qui le fait basculer participe d’un « sacerdoce » – « this endeavour » (41), « next step in our endeavour » (32). Rétablir la justice dans le monde constitue une mission pénible pour laquelle il accepte de vivre encore, puisqu’il ne peut refuser cette mission imposée par quelque chose de « mystique et miraculeux » qui le dépasse. Ce raisonnement par l’absurde chez le personnage, à défaut de prouver que la plupart des hommes sont des monstres, devient en soi la manifestation de la quête de sens du héros tragique. Il s’agit pour lui de survivre ou non à un monde qui le dégoûte, et il doit pour cela choisir entre les deux termes d’une alternative qui le verra tuer – survivre au monde en éliminant ceux qui en font à ses yeux un endroit inhabitable –, ou se tuer – et laisser le monde sombrer sans lui.

Or c’est lorsqu’il en est réduit à cette alternative sanglante que naît le héros tragique. Précisément parce qu’il n’y a pas de bon choix, puisque quoi qu’il décide,

qu’il s’agisse du sien ou de celui des autres, le sang doit couler. On s’arrêtera alors

seulement sur le fait que chez Selby, la façon dont le personnage accueille « ce changement miraculeux » qui le voit épargner sa vie pour mieux s’occuper de celle

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des autres est pour le moins déroutant. Dans La mort de la tragédie, lorsqu’il ouvre

son étude sur les liens entre modernité et tragédie, George Steiner insiste tout de

suite sur la différence fondamentale entre les drames judéo-chrétiens et la tragédie

antique :

Là encore il nous faut remarquer le contraste frappant : les guerres, dans l’Ancien Testament, sont sanglantes et cruelles mais non pas tragiques. Elles sont justes ou injustes. […] Les guerres du Péloponnèse, au contraire, sont tragiques ; il y a derrière elles d’obscures fatalités et des erreurs de jugement ; empêtrés dans une fausse rhétorique et poussés par des mobiles politiques qu’ils ne peuvent clairement expliquer, les hommes sortent en armes pour se détruire mutuellement avec une sorte de fureur sans haine. Nous faisons encore aujourd’hui des guerres du Péloponnèse. Notre maîtrise du monde matériel et nos sciences ont fait de fantastiques progrès, mais nos succès mêmes se tournent contre nous, rendant la politique de plus en plus aventureuse et les guerres plus féroces. (14)

Waiting Period est entièrement tissé par la « fausse rhétorique » du personnage qui s’emploie à se prouver qu’il n’y a aucun espoir : « There really isnt anything to believe in. Not out there. Governments? At best theyre despicable. Yeah, deshpicable. At their very best, the ultimate good, theyre hypocritical » (123). Et c’est parce qu’il pense qu’il ne pourra jamais éliminer les élus gouvernementaux qu’il sort « en armes » pour éliminer froidement leurs fonctionnaires, et son seul regret dès lors qu’il a pris sa décision est qu’il y en aura toujours trop :

Mow them down just like in the movies. […] No, thats not the way to go about it. Calm and quiet. First select the ones who are responsible for this mess, well, yeah, that’s dumb. There are millions of them. Most of them you cant get to. You just cant get too far up the ladder. Have to accept that simple fact. But there are plenty who perpetuate the oppression and who are accessible. […] Can even get a few mafiosi. Make it look like it was another Mafioso. Start a war and have those greaseballs shooting each other. Should be simple. Start with the VA. Its loaded with pricks who need killing. […] It feels good just thinking about it (21-23)

Le personnage établit ainsi ses plans, tout entier à sa « fureur sans haine » puisqu’à la folie furieuse de ses plans d’extermination de masse répondent son « calme et sa tranquillité ». La rhétorique qu’il développe dans le calme pour justifier ses actes furieux, atteint ses limites quand il dénonce des gouvernements « méprisables et hypocrites », et que les sachant hors de portée, il décide d’éliminer quelques exécutants, puis qu’en fait, déclencher une guerre des mafias le satisferait aussi. En passant ainsi d’une cible à une autre et en les unissant complaisamment sous la

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bannière des fous dangereux qui s’entretuent, le personnage perd toute crédibilité quant à de possibles mobiles politiques. Sa rhétorique tourne à vide, et il n’étanche en fait que sa soif de sang – « it feels good just thinking about it ». De plus, à chaque fois qu’il souligne l’absurdité de ses plans – « that’s dumb » –, le lecteur peut croire qu’il va redevenir raisonnable, et douter du bien fondé de sa « mission mystique ». Mais s’il considère que sélectionner les hommes responsables du chaos du monde est idiot, c’est seulement parce que les coupables sont trop nombreux, et non pas parce qu’ils sont inidentifiables. Ainsi à partir du moment où il croit pouvoir désigner avec certitude les responsables « de ce désordre », tout en les rangeant pourtant derrière un mystérieux « them » recouvrant à la fois les mafieux et les fonctionnaires de l’état, le sang doit couler, mais absurdement – sans véritable raison. Ce passage est en fait symptomatique du gouffre qui sépare la justesse du constat qui anime le livre – le monde est violent, beaucoup d’hommes sont immoraux et corrompus –, des conclusions qu’en tire le personnage – il faut rétablir la justice et donc « tuer tous les

affreux ».123 Demeure chez Selby la quête mystique de justice et de pureté morale

qui a pu intéresser les tragédiens, mais transposée dans le contexte violent des États-Unis du début du vingt-et-unième siècle, elle prend alors une forme très différente. Pourtant elle est beaucoup plus proche de la tragédie classique que peut le laisser penser la trivialité des personnages de Selby : il s’agit toujours d’une quête qui commence comme une question de vie ou de mort, et au sein de laquelle il est jusqu’au dénouement tragique, plus souvent question de mort que de vie.

La distinction que fait Steiner entre la tradition du drame judéo-chrétien « juste ou injuste » et la tragédie antique inexplicable autrement que par « d’obscures fatalités » est tout à fait capitale si l’on veut mettre en lumière le déroulement

tragique de l’histoire de Waiting Period. En effet, bien que les références

judéo-chrétiennes y abondent, la guerre que livre le personnage se situe au-delà du juste et de l’injuste, et elle est plutôt mue par « d’obscures fatalités », comme si elle s’inscrivait bien parmi les guerres du Péloponnèse modernes que Steiner dit qu’on livre « aujourd’hui ». Alors qu’il est encore sous le choc de son premier meurtre, le