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C/ L’unité d’un monde enfin fondu dans l’immonde

a) Le pervers perdu

Selby décortique dans Requiem for a Dream la mécanique du spectacle

moderne, où de riches spectateurs qui s’ennuient s’amusent parfois « d’acteurs » – au sens où Marion est une actrice – prêts à tout pour pouvoir eux aussi s’amuser. Cette quête du bonheur permanent – que ce soit dans l’héroïne pour Marion, Harry et Tyrone, ou dans l’idéal télévisé pour Sara – fait du « divertissement de la réalité » l’annonce d’une fin épouvantable. Lorsqu’il trouve une diversion pour penser à autre

168 Notons que la façon dont le terme « héroïne » est gommé pour être simplement désigné comme « a piece » participe de l’art de la périphrase permettant, en en supprimant les aspects les plus glauques, de parler d’une scène terriblement triste en riant.

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chose qu’à ce qu’il vit au présent, le personnage de Selby finit mal. Sorrentino écrit dans son article « The Art of Hubert Selby »,

Bad, dishonest writers play on the public’s desire to be deluded, and they prosper thereby. Selby wrenches things back into context. […] As well as being a finished artist, Selby is a meticulous student of the lower-class, the underworld, the dispossessed. (339)169

C’est sans doute en « étudiant les dépossédés des classes inférieures » que Selby en est venu à arpenter la fameuse « route antique des hommes pervers ». C’est alors chemin faisant qu’il a passé les limites naturalistes, et découvert sur cette route quelque chose de ce qu’il y a de tragique dans le destin d’un homme, qui qu’il soit. La vie n’a en effet jamais été tissée d’évènements spectaculaires garantissant un amusement perpétuel aux vivants, et il n’y a guère que pour l’immortel qu’elle ne se termine pas trop rapidement mal. Selby déclarait ainsi dans son entretien avec David L. Ulin, « I think the real tragedy of Tralala […] is that she lives » (24). On peut

ajouter qu’elle vit dans un monde spectaculaire, où montrer qu’on est démesurément

heureux compte encore plus que de savoir ce qu’est le bonheur : « Tralala slowly turned around bouncing them hard on her hands exhibiting her pride to the bar and she smiled and bounced the biggest most beautiful pair of tits in the world on her hands and someone yelled is that for real and Tralala shoved them in his face and everyone laughed and […] » (101). « Est-ce que c’est vraiment réel », en effet ? Il ne s’agit pas de l’exhibition de la poitrine d’une femme, qui a elle seule ne suffirait sans doute pas, mais du spectacle de « la plus grosse et la plus belle poitrine du monde ». Dans la nouvelle il est constamment fait référence à la « fierté » qu’inspire sa poitrine à Tralala du fait qu’on la regarde – « All the drunks gave her the eye. And stared at her tits » (85) –, et ce spectacle récurrent de Tralala exhibant sa poitrine dans l’allégresse est une allégorie moderne en valant bien une autre. Bien qu’on puisse plus spontanément l’attribuer à un auteur naturaliste trivial, ou même à un existentialiste pessimiste, elle illustre la fin tragique de tout homme ayant à cœur de trouver le rôle qu’il doit assumer dans le grand spectacle de la vie. En effet tout le monde s’amuse, Tralala la première, et tout se passe comme si elle se réjouissait de

169 Significativement pour nous, c’est un extrait de la tragédie de Faust que Gilbert Sorrentino choisit comme épigraphe à son article : « Faustus: How comes it, then, that thou art out of hell?

Mephistophiles: Why, this is hell, nor am I out of it » (335). Les personnages de Selby ne sont pas au paradis, ni en enfer non-plus. Ils sont au monde, qui est les deux à la fois tant qu’on vit.

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donner à chaque fois à son auditoire exactement ce qu’il attend. Dès les trois première phrases de la nouvelle, cette forme d’amusement est très clairement établi : « Tralala was 15 the first time she was laid. There was no real passion. Just diversion » (83). La quête de « divertissement » – « entertainement » – de Tralala

dans Last Exit to Brooklyn, des personnages de Requiem for a Dream, de tous les

personnages de Selby correspond au désir de « se faire des illusions » – « to be deluded » – qu’évoque Sorrentino. Mais si Tralala se divertit, et son public aussi, le lecteur n’a pas ce loisir. Selby remet les choses dans leur « contexte », comme le note encore Sorrentino, et montre combien ses personnages payent cher le prix du divertissement d’une vie qu’ils n’aiment pas.

C’est à ce niveau que « l’identité tragique du texte » – alors élevé au rang de tragédie – rejoint le thème de l’identité traité par le récit. Selby perpétue le plus efficacement « le mythe de l’échec du mythe » dont parle Barthes quand il fait un spectacle de la fin épouvantable des personnages du livre, qui parce qu’ils ont cédé à leur désir de divertissement, peuvent idéalement pousser un lecteur à s’interroger sur la place des illusions dans la vie. Une remarque de Kenneth John Atchity explicite ce mécanisme particulier des fictions excédant leur supposé rôle de divertissement aux yeux d’un public en attente d’illusions :

In my review of Requiem in the Los Angeles Times, I wrote of the “self-destructive maelstrom which drowns self and drowns dreams because its vortex is motivated from external rather than internal values.” Selby responded (in a letter, Dec. 21, 1978) :

“[…] Isnt it so tragically true that we absorb outside values and allow them to control our life, and its destruction, and never stop to look within to try and determine what our values are, or if we even have any. When we do look within its to, reshape the image of the world, rather than trying to find the essence of us.”

Vision of the world must, as the Athenians recognized long ago, begin with introspection. Satori: do not look for the way; you are already there. Vision, then, is not function – its identity. How you see yourself and the world is what you are, is who you are. And society? We are what we say we see together. (405)

Quand Marion et Big Tim se divertissent du présent en parlant de l’avenir et du passé – comme nous l’avons vu –, ils refusent l’introspection en se réfugiant dans ce qui

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n’est plus et ce qui n’est pas encore.170 On atteint en fait chez Selby ce paradoxe qui veut qu’alors que le texte est essentiellement tissé des pensées des personnages, jamais aucun d’eux ne s’interroge sur qui il est. Significativement aussi, cette question est extériorisée puisque c’est quand ils sont présentés parlant qu’ils abordent le problème de l’identité. La repousser hors d’eux, dans le discours, est une façon

pour les personnages de faire comme si elle ne les concernait pas. Dans Requiem for

a Dream, alors qu’Harry prépare la drogue qu’ils vont s’injecter dans les veines, le personnage de Marion déclare notamment :

Shakespeare said, This above all, unto thine own self be true. Polonius may have been a fool but there is a great deal of wisdom in that line. I think thats one of the problems with the world today, nobody knows who they are. Everyone is running around looking for an identity, or trying to borrow one, only they dont know it. They actually think they know who they are and what are they? Theyre just a bunch of schleppers—Harry chuckled at the way she spit the word out and the intensity with which she spoke—who have no idea what a search for personal truth and identity really is, which would be alright if they didnt get in your way, but they insist that they know everything and that if you don’t live their way then youre not living properly and they want to take your space away… […] they just cant believe that you know what you are doing. (129)

Ce long passage est une tirade attribuée au personnage de Marion, mais il met aussi en jeu le point de vue du personnage d’Harry, qui en tant que spectateur privilégié de la diatribe dans laquelle se lance Marion, s’amuse de ses propos. Notamment du mot « schleppers », qu’elle emprunte pour l’occasion à la mère juive d’Harry, se rendant par là même coupable du péché « d’emprunt d’identité » qu’elle n’a pas de mot assez

dur pour désigner chez les autres – n’étant pas juive elle-même.171 La démonstration

de Marion peut séduire le lecteur moderne – concerné notamment par le besoin très actuel de connaître « la recherche d’une vérité personnelle » –, mais elle s’effondre si ce dernier met en relation la façon dont Marion accuse les autres de s’immiscer dans

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Sans ré-insister sur ce point, notons que si ce refus de savoir qui on est – un de plus – préoccupait déjà les Athéniens, il agitait aussi les personnages de leurs tragédies.

171 À propos du Harry de Last Exit to Brooklyn, Sorrentino use aussi d’un terme qu’il aurait pu emprunter à la mère d’Harry dans Requiem for a Dream : « Harry is, absolutely, a schlemiel: without that word’s humorous connotations. There is no area of his life in which he is successful. As husband and father, he is inept and psychotic. As worker, he is sloppy and lazy. […] And finally, when he succumbs to his desire to become an overt, active homosexual, he picks on a little boy in his own neighborhood. A loser, a suicidal character all the way » (340).

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une vie qu’elle pense maîtriser très bien sans eux, avec la façon dont son thérapeute

abuse d’elle sexuellement en profitant de son problème d’addiction à l’héroïne.172

La théorie de l’autre instable, inutile et intrusif s’écroule en effet assez rapidement quand elle est portée par un personnage pour qui la quête existentielle se résume à plusieurs psychothérapies ratées. Ainsi sans invalider totalement le raisonnement de Marion, ce tourbillon d’impressions qu’elle nous livre en ce point du récit encourage au doute et à le faire entrer en résonnance avec le contexte global de l’œuvre pour construire le sens page à page. Mieux encore, lorsqu’elle cite Polonius faisant la leçon à ses enfants et attribue les propos directement à Shakespeare, Selby place le raisonnement de Marion dans un contexte encore plus vaste. Ce détour intertextuel permet de penser que Marion, comme Polonius, a un rapport pervers à l’autre, qui qu’il soit, car se fier à soi-même signifie pour elle qu’il ne faut pas se fier aux autres. Pourtant Marion se fie déjà à un autre – un autre qui se révèle même être plusieurs, si à travers Polonius comme elle, on entend Shakespeare – pour commencer à justifier l’impression qu’elle ne peut se fier à personne d’autre qu’elle-même. Ce qui choque d’abord chez cet autre lointain et mal identifié – qui « pourrait bien être un imbécile », mais auquel elle veut se fier quand même –, est son caractère lointain justement, et difficilement identifiable, qui vient souligner l’absence des autres dans la vie de Marion. Certes elle parle à Harry, mais elle ne lui demande pas son avis, et à part lui, les autres dont elle méprise l’opinion n’existent que dans son discours, et n’ont pas leur mot à dire dans le roman. Ce qui choque aussi quand elle décide de se fier à elle-même, tient enfin au fait que nier l’opinion des autres ne définit en rien l’expression « soi-même » à laquelle elle s’accroche. Polonius était pour elle un imbécile notamment, et pourtant il voulait aussi se fier à lui-même. Et comme il ne se considérait pas lui-même comme un imbécile, se fier à elle-même ne la protègera probablement pas non-plus d’être traitée d’imbécile à son tour. En somme se fier à elle-même signifie dans sa bouche ne plus faire confiance aux autres, ce qui ne l’avance malheureusement pas beaucoup sur le chemin de la définition de « soi-même ».

172 Le fait que son thérapeute abuse d’elle n’est évidemment pas neutre. Il met en relief le cynisme d’une époque prompte à faire de l’analyse psychologique une valeur unilatéralement positive en soi, alors qu’on peut croire avec les tragiques de toute époque que certains recoins de l’esprit sont assez terrifiants pour qu’on ne leur cherche pas un sens à tout prix.

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Le pervers tragique est perdu – désorienté mais aussi perdu d’avance, mort en suspens – parce qu’il ne sait pas qui il est, ni qui sont les autres, et qu’il ne sait pas surtout s’il a raison de vivre comme il le fait. L’incertitude, l’ambivalence et la problématique du doute transparaissent de façon exemplaire ici dans l’emploi de l’expression « today, nobody knows who they are », au lieu de « today, nobody

knows who he is ». Dans la partie grammaticale du dictionnaire Harrap’s, les auteurs

notent que « l’emploi de they collectif est devenu très courant, pour renvoyer à

somebody, someone, anybody, anyone, everybody, everyone, nobody, no one. Le they

collectif évite le he or she maladroit […] comme pronom collectif mis pour ‘les

gens’ ». Cette évolution du langage validée par l’usage – la façon dont les gens utilisent aujourd’hui un pluriel à la place d’un singulier –, fait que l’inconnu longtemps singulier, est devenu « un inconnu pluriel ». Ainsi il est d’abord possible de penser que Marion s’exclut en se plaçant en accusatrice unique qui pointe vers la multitude qui contrairement à elle ne comprend pas : personne ne

sait ce qu’est une quête identitaire sauf elle, puisque c’est « they » – les gens – qui ne

sait pas. Mais ce mélange des genres, et particulièrement du nombre, fait que cet

emploi du pluriel après « nobody » paraît surtout indiquer la nature plurielle de l’individu. Traduite littéralement en effet, l’expression « personne ne sait qui ils sont » dans ce contexte induit plutôt que les propos prêtés à Marion accusent l’individu moderne d’ignorer sa complexité en se rêvant une personnalité qui unirait toutes les facettes hétérogènes qui le composent. Elle correspond en somme plutôt à l’expression « Je est plusieurs » qu’à « l’autre est un imbécile ». Comme le confirme la suite : « Everyone is running around (…) only they dont know it ». Chacun tourne en rond, c’est à dire chaque individu, sans exception. L’irruption du pervers perdu sur la scène tragique est en fait celle de n’importe quel homme qui se perd à force de n’en jamais finir d’arriver au même endroit : là où il ne sait plus, et doit tout réinventer sans l’aide de personne.

b) La tentation du nihilisme

La tragédie de l’homme qui vit n’a pas d’époque, et s’il fallait énoncer une certitude sur ce qu’elle est, peut-être pourrait-on alors sans trop s’avancer affirmer

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qu’elle représente un homme hagard sur une route vers le néant. La façon dont Selby

fait un spectacle tragique des fictions perverses que s’inventent des personnages

rêvant leurs vies, emprunte aussi certainement à un auteur tel que Sade : « Les héros de Sade sont des somnambules en plein jour. La stupéfaction d’une âme devant

elle-même, tel est le vrai sujet de cette histoire » (Klossowski, 152)

.

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La désacralisation chez ces deux auteurs ne consiste pas seulement à tuer un Dieu, qui pourrait alors

être remplacé par un autre. Il s’agit d’animer un monde où plus rien n’est sacré. Ça

n’est cependant pas seulement affaire d’images glauques ou d’actes atroces qu’un auteur peut faire subir à ses personnages. Les liens les plus intéressants entre les textes de Selby et ceux de Sade tiennent à ce qu’ils expriment, au-delà de la forme donnée à cette expression. Klossowski note que, « Sade voulait substituer à la fraternité de l’homme naturel, cette solidarité du parricide propre à cimenter une

communauté qui ne pouvait être fraternelle parce qu’elle était caïnique » (73).174 Le

parricide pour Klossowski correspond aussi bien au meurtre d’un père, qu’à celui

d’un roi ou d’un Dieu.175 C’est la figure tutélaire régulant la vie d’un peuple qui doit

être abattue, et surtout pas remplacée, pour qu’enfin règne sur sa vie le pervers

tragique. Dans Waiting Period, le personnage paraît livré à lui-même, et c’est

fatalement par un raisonnement pervers que tenté par le suicide d’abord, il en vient à force de logique ensuite, à tuer les autres. La même logique perverse est à l’œuvre

dans The Room, quand seul dans sa cellule, un prisonnier convoque les hommes qui à

l’antiquité scrutaient les cieux, pour les juger responsables du temps qui en passant l’écrase. George Steiner nous dit notamment que

l’action tragique […] naît de la manière dont les personnages adoptent des positions abstraites et y restent fidèles jusqu’à la mort. […O]n nous montre comment l’élégance extérieure et la logique apparente de la grande manière

173 Klossowski fait référence à Florville dans Crimes de l’amour, qui « est à elle-même une énigme », et qui comme le Harry du Demon, « met fin à ses jour devant l’énormité de ses crimes » (152). Nous avons aussi déjà noté que Pierre-Yves Pétillon relevait à propos de la fin de la nouvelle « Strike » dans Last Exit to Brooklyn, que la façon dont « Harry [est] empalé sur un pieu de clôture » lui fait penser au « Golgotha revu par Sade ou Krazy Kat » (311) – juste avant d’entamer la partie concernant le « Naturalisme Moderne ».

174 Pour Selby aussi, nous l’avons vu dans Waiting Period, la communauté humaine est une fraternité de meurtriers depuis Abel et Caïn. Puisque Klossowski parle de « caïnique », notons que souvent elle est aussi pour Selby « cas-inique ».

175 La mention du roi est plus particulièrement pertinente pour Sade, qui a écrit durant la révolution française. Dans un empire grec un tragédien parlera d’un empereur, alors qu’en démocratie, Selby parle d’un président et de son gouvernement.

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verbale peuvent cacher ou glorifier jusqu’au plus vil et au plus meurtrier des desseins politiques. (65-66)176

Le pervers est toujours un homme avançant seul dans la vie, et il devient tragique quand il trouve cette solitude intolérable, tout en se sentant incapable d’y échapper autrement qu’en cessant sa marche. Le motif de l’enfermement déjà relevé chez Selby, dont on a trouvé l’écho chez les naturalistes et les existentialistes français, est capital dans le développement de la perversité. Le fait que Barthes en arrive à parler à propos des tragédies classiques de Racine, d’un « sadisme racinien » à l’œuvre

dans l’élaboration des « frustrations » (Sur Racine, 39), permet d’aller encore plus

loin en évoquant un « sadisme selbien » au cœur de ses récits tragiques.177 Enfermé

en lui-même et renvoyé en lui-même lors de ses brèves et désastreuses tentatives d’excursion dans le monde, le personnage chez Selby en est réduit aux « positions abstraites » qu’il élabore. Le complexe de la créature sans Dieu errant hébétée dans un monde qu’elle ne comprend pas est le complexe du pervers tragique n’ayant de cesse de fuir – de « s’abstraire » – et d’échouer dans sa fuite.

Le prisonnier de The Room fuit dans le concept de temps, et il élabore un

raisonnement tortueux mêlant de grandes idées à un discours ordurier pour mieux faire oublier l’incongruité des raisons qu’il invoque pour expliquer l’horreur qu’une journée en prison représente à ses yeux :