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A/ Naturalisme altéré et nature de la réalité

a) La localité et l’étranger

Lorsque Selby « va loin » – this far – c’est d’abord dans la façon qu’il a de

montrer des personnages lancés sans freins vers « nulle part ». Il fait notamment preuve d’une impitoyable cruauté quand il s’attache à la violence s’épanouissant sans bornes au sein d’un environnement borné, laissant ainsi libre cours au sentiment d’étouffement qu’implique cette absence d’échappatoire. C’est systématiquement le

cas depuis son premier ouvrage Last Exit to Brooklyn, qui comme son titre l’indique

se déroule dans le quartier de Brooklyn et dont – comme son titre ne l’indique pas

immédiatement – on ne sort que lors de brèves incartades.14 Un éditeur a notamment

12 Si l’on dépasse les définitions du naturalisme données par le Larousse que nous citons ici entre guillemets, et que nous examinons plus avant les écrits naturalistes, il faudra notamment garder à l’esprit que la « science positive » qu’ils adaptent à l’art reconnaît que le seul fait de l’observer modifie déjà le milieu.

13 Selon deux des définitions du terme « objectif » : à la fois « le but » poursuivi et « le

système optique » qui influe et permet de former l’image de ce qu’on observe ou poursuit (et qu’on ajoute à un appareil photographique par exemple).

14 A l’image d’Harry qui dans « Strike » s’échappe plusieurs fois pour vivre son autre vie : il fuit parfois son foyer hétérosexuel de Brooklyn pour retrouver hors du quartier sa vie d’homosexuel, et sauver les apparences. Mais comme les autres il y revient et y reste à la fin de l’histoire.

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placé comme illustration sur la couverture du livre, le panneau routier qui signale cette « dernière sortie vers Brooklyn », plaçant ainsi ouvertement le lecteur dans la position du conducteur qui depuis le périphérique contemple Brooklyn en contre bas : c’est à lui de choisir d’entrer ou non, le mouvement est à sens unique, de

l’extérieur vers l’intérieur.15 Ainsi l’impression que ce quartier est un piège émerge

lorsqu’on s’arrête sur le choix de la dernière sortie vers Brooklyn – « last exit to

Brooklyn » –, et qu’on considère qu’il s’est fait au détriment du titre qu’aurait pu être

« Last Exit from Brooklyn » – pour reprendre une réflexion initiée par Norman

Spinrad, qui dans Psaumes attribue ce choix de titre au fait que « chez Selby, les

personnages n’arrivent jamais » (Schmidt, 119). En effet, la mise en relief de la possibilité d’entrer sur la couverture signifie aussi par son omniprésence, l’absence totale de sortie mentionnée. Cette idée du piège – dont la caractéristique est généralement d’attirer et de surprendre la proie – est renforcée ici par le fait qu’en plus d’être à sens unique, le voyage vers Brooklyn est issu d’un choix qui doit s’effectuer rapidement, puisqu’il s’agit de la dernière sortie signalée, et donc aussi, de la dernière chance d’entrer. Dès la lecture du titre, il est donc possible de comprendre que la vie des personnages ne se déroule pas dans l’espace infini des États-Unis, ni même dans la tentaculaire New-York, mais bien entre les murs imaginaires fermant un quartier sur lui-même – un peu à la façon dont la couverture isole artificiellement le texte du monde. La mention de la « dernière sortie » parachève l’idée d’une vie confinée, contrainte et jalonnée d’ultimatums dont l’urgence fait que rien ne semble exister au-delà de l’instant du choix qu’ils imposent.

L’idée qu’on n’échappe pas à son quartier – qu’il n’y a pas de last exit from

Brooklyn –, est énoncée de façon sans doute plus explicite dans Requiem for a

15 Dans un entretien qu’il accorda au New York Times, Stuart Goldenberg précise à ce sujet : « It’s not just a fictional device. The literary history “Remarkable, Unspeakable New York”, by Shaun

O’Connell, identifies the source as a sign on the Gowanus Expressway, just before the entrance to the Brooklyn-Battery Tunnel. The exit leads to “a wasteland of docks, abandoned factories, bars, slums and housing projects, structures left for the down-and-out of the city”, he wrote » (Pollak, 3). La source est ailleurs confirmée par Selby, qui évoque en plus le panneau de la Belt Parkway qui lie Brooklyn au Queens (Vorda, « Examining… », 292).

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Dream16 lorsque les deux héroïnomanes Harry et Tyrone décident sur un coup de tête, en pleine période de pénurie de drogue, de quitter leurs quartiers pour un aller-retour rapide en Floride :

They had driven all night and they realized they couldn’t just jump on the subway or grab a cab and get to where they wanted to go […], they had passed the point of no return. […] Neither one of them had ever left the state of New York before, and the only time Harry had left the city was when he was a kid […]. They were becoming more and more overwhelmed by the strangeness of the countryside. They became increasingly quiet. […] The area around the highway seemed to be getting closer somehow. (258)

Les deux personnages sont terrifiés à l’idée d’être loin de chez-eux, et ce même s’ils y vivent l’enfer : « Scufflin those fuckin streets in this mutha fuckin panic was like death man, but it was better than this » (259). Ils sont nés et ont grandi à New York, entre Brooklyn et le Bronx, et l’habitude d’évoluer dans cet univers restreint dont ils connaissent chacun des codes, chaque recoin de chacune des rues, rend leur irruption dans un univers différent insupportable. Même si les alentours de la route « semblent se rapprocher », ça n’est pas vraiment l’espace en lui-même qui les oppresse : l’environnement n’est même jamais décrit, si ce n’est par « l’étrangeté de la campagne » qui les submerge. Le malaise et le vertige sont entièrement provoqués par la prise de conscience de l’éloignement de la ville, créant un étrange parallèle avec la sensation de manque que provoque la drogue. Le piège fonctionne parce que les personnages ne peuvent pas plus échapper à la ville qu’à l’héroïne : ils préfèrent l’expérience mortifère de leur vie citadine routinière, à l’infini des possibles qu’offre tout ce qu’ils ne connaissent pas. Ainsi même lorsqu’ils sont physiquement hors de

son enceinte, ils ne sont jamais hors de son emprise et ne s’en sortent pas17 : certes

ils sortent du Bronx, mais ce n’est que parce qu’ils sont en quête d’héroïne à rapatrier le plus rapidement possible vers les si rassurantes ruelles où règne la « panique » de son trafic. Cette échappée fonctionne comme si l’urgence du quotidien était un piège

rassurant : réagir à la panique et à la violence de leur environnement immédiat – du

Bronx pour le jeune noir Tyrone et de Coney Island (Brooklyn) pour le jeune blanc

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On notera à ce sujet qu’en français Requiem for a Dream fut étonnamment traduit par Retour à Brooklyn, sans doute pour des raisons commerciales, et pour rappeler le succès de Last Exit to Brooklyn.

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Ils n’arrivent pas à gérer la situation, c'est-à-dire qu’ils ne sortent pas des schémas éculés de leur vie citadine et n’échappent donc pas à leur quartier.

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Harry –, les protège des choix et de la mise en perspective qu’imposent des projets à

long terme nécessitant qu’ils agissent – comme le simple fait de s’organiser en vue

d’aller à Miami.

Dans Last Exit to Brooklyn, la première nouvelle – « Another Day Another

Dollar » (3-12) – est en ce sens exemplaire : en bon piège elle est circonscrite, puisqu’elle garantit l’unité d’un lieu clos, et circulaire, puisqu’elle présente des

personnages qui tournent en rond sans issue.18 Le titre nous informe à nouveau quant

au contenu de l’histoire en l’inscrivant dans le domaine de la routine et de l’absence de perspectives d’une population particulière : c’est une expression populaire héritée du XIXe siècle, époque à laquelle les marins payés à la journée l’utilisaient pour signifier qu’un jour de plus travaillé – « another day » – correspondait très exactement à une somme d’argent gagnée – « another dollar ». Elle est toujours utilisée de nos jours et signifie par extension le fatalisme qu’inspire le fait que tous les jours se ressemblent et s’assemblent pour former le quotidien, invitant donc à considérer le déroulement de la soirée que relate la nouvelle comme une soirée parmi d’autres, toutes identiques. Cette idée se confirme dès la seconde phrase qui recycle le mot du titre et en fait le prolongement logique – même si la répétition du mot « night », ainsi que sa substitution au mot « day », introduisent déjà le ton plus

particulièrement sombre de la nouvelle : « Another drag of a night in the Greeks, a

beat up all night diner near the Brooklyn armybase » (3, c’est moi qui souligne). Les

personnages de l’histoire passent toutes leurs nuits en bande dans un seul et même bar jouxtant une base militaire, et ce soir là, ils en sortent deux fois, chaque fois pour se battre. La première ils s’occupent à un jeu consistant – pour ceux qu’on serait tenté de désigner abstraitement comme un cercle « d’amis » – à concrètement former un cercle, au centre duquel l’un d’entre eux est poussé puis frappé par les autres jusqu’à ce qu’il réussisse à prendre sur le fait celui qui le tape, ou que finalement, l’assemblée se lasse – « they formed a circle around him and he turned slowly jerking his head quickly trying to catch the one punching him so he would replace

him […] but they got bored » (5). La seconde fois qu’ils sortent, ils encerclent et

18 La construction circulaire des histoires est plus que fréquente chez Selby, c’est pourquoi nous y reviendrons régulièrement, en expliquant de plus en plus clairement nous l’espérons en quoi elle reflète le motif musical, fondamental chez Selby, de la variation sur un même thème.

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tabassent un soldat – « They formed a circle and kicked » (8-9).19 Et ainsi va leur vie,

d’une absurde bagarre à une autre dans un déchaînement de violence « dantesque », sans but et sans mobile : de cercle en cercle, enfermés dans le plus grand cercle que forme Brooklyn.

Cependant, en comparant un cercle à l’autre, on note tout de même que la mobilisation commune contre les soldats importés dans leur quartier semble être la seule chose qui leur permette de ne pas se battre entre eux et de serrer les rangs pour former la communauté de Brooklyn. En se mobilisant contre un soldat, les jeunes du quartier cessent de s’entretuer, et le sacrifice du soldat empêche directement la violence de se répandre au hasard dans la communauté. De plus cette mobilisation contre l’ennemi commun, l’étranger au quartier, cet « autre » homme qu’on leur impose, dépasse le cercle des personnages centraux et est commun à toute la population locale : les mêmes qui sortent après la bataille, n’ont rien vu et demandent ce qui s’est passé – « people occurred in doorways and from bars asking what happened » (9) – soutiennent ensuite sans réserve les mensonges du jeune du quartier contre la version des soldats – « they yelled that they saw the whole thing that the

drunken rebels had started it, they insulted the boys wife » (11).20 La ponctuation est

utilisée avec parcimonie par Selby et il est intéressant de noter ici la virgule après « that the drunken rebels had started it, » qui marque une pause et vient mettre en relief la proposition suivante, précisant l’identité des « rebelles ivres ». En effet, dans le contexte d’un affrontement entre des civils et des militaires l’expression « drunken rebels » devrait désigner les civils, alors qu’ici elle est utilisée par la population pour

désigner les soldats.21 En plus d’accentuer l’effet de surprise provenant de la

confusion des valeurs traditionnelles, cette mise en relief attire l’attention sur le comportement corporatiste particulier de la population : à l’esprit de corps

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On lira à ce sujet avec intérêt le cinquième chapitre de l’ouvrage de James Giles The Naturalistic Inner-City Novel in America: Encounters with the Fat Man, intitulé en référence au jeu auquel jouent les jeunes dans ce passage, « The Game of Mum as Theme and Narrative Technique in Hubert Selby’s

Last Exit to Brooklyn » (119-138). Sans s’arrêter sur le motif de la circularité, il y abordait déjà les rapports qu’entretient Selby avec les naturalistes américains.

20 Celle que le garçon présente comme sa femme (10) est en fait une prostituée avec laquelle il a eu des mots : c’est parce qu’il l’a lui-même frappée qu’il a été insulté par d’autres prostituées, et c’est parce qu’elles accompagnaient des soldats goguenards, que les deux groupes sont entrés en conflit (9).

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Nous reviendrons plus précisément sur la connotation du terme « rebels », qui qualifiait les soldats sécessionnistes durant la guerre civile ayant opposé le nord au sud des États-Unis.

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caractérisant normalement l’armée répond celui des habitants de Brooklyn désignant les autres, les étrangers que sont ces militaires importés des quatre coins des États-Unis, comme étant les fauteurs de trouble. Le plus important est de remarquer ici que chacun est l’ivrogne de l’autre, chacun s’estimant sobre, alors que l’assemblée paraît globalement constituée d’ivrognes puisque les témoins sortent des bars, les jeunes du quartier sortent d’un bar et les soldats viennent d’être expulsés – et pas métaphoriquement cette fois, comme ils semblent l’être du quartier – d’un bar où ils s’étaient plus tôt battus avec des marins. Ce climat d’ébriété générale alimente le doute sur les prises de positions des deux groupes qui s’affrontent, et pousse à se demander quelle est la nature de l’ivresse collective qui fonde ce que nous sommes tentés de désigner comme « la communauté de Brooklyn ».

À propos des motifs donnant lieu à cet affrontement, notons aussi que parce qu’ils étaient plus nombreux les jeunes du quartier ont finalement eu le dessus, mais qu’au départ Freddy était seul dans la rue avec la prostituée et que le soldat étant avec deux de ses amis, en position de force, il l’aurait lui aussi tabassé s’il l’avait pu : « The soldiers stopped laughing and started crossing the street toward Freddy. We’ll cut yur niggerlovin heart out. Freddy yelled and the others ran from the Greeks » (8). C’est en se voyant soudainement en infériorité numérique que les soldats se ravisent et s’enfuient. L’un d’entre eux fait un mauvais choix de fuite, se retrouve isolé et est mis en pièces par celui dont il aurait bien aimé faire sa victime un instant plus tôt. Donc si les rôles s’inversent, la situation reste la même, correspondant dans les deux cas à la définition que fait René Girard du phénomène du bouc émissaire lorsqu’il compare acharnements divin et humain :

Il y a toujours allusion au même motif fondamental, la mise à mal d’une victime solitaire par une multiplicité d’ennemis. C’est la même violence de part et d’autre. C’est elle qu’il faut interroger pour comprendre le rapport des deux styles. C’est le véritable « référent », mal dissimulé dans les menaces […]. (La route antique…, 33)

C’est aussi la violence et elle seule, sans se laisser distraire, qu’il faut interroger pour comprendre les rapports entre les deux groupes qui nous occupent. La violence qui anime tous les protagonistes est la même, quel que soit le groupe qu’ils choisissent et les raisons qu’ils invoquent – qu’elles soient divines ou comme dans cet exemple,

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absurdement humaines.22 La menace du soldat – « cut yur niggerlovin heart out » –

est en ce sens explicite, car elle « dissimule » mal la violence à laquelle elle se résume entièrement. Il en va de même pour celle formulée par Freddy et à laquelle cette dernière répond : « ya cotton pickin bastards » (8). Les deux insultes sont identiques parce qu’elles sont un concentré de haine construit autour de la même image péjorative du « ramasseur de coton » anachronique, ne renvoyant pas à une

quelconque réalité, qu’elle désigne le « nègre » ou le paysan pauvre.23

Emblématiquement cette image commune, loin d’exprimer une opposition pouvant motiver leur antipathie mutuelle, constitue par la violence aveugle qu’elle exprime un pont tendant à rapprocher les deux groupes, accentuant ainsi encore un peu plus

l’absurdité du conflit aboutissant à « la mise à mal de n’importe quelle victime

solitaire par une multiplicité d’ennemis » dont parle Girard. La communauté que forment les habitants à donc beau être « de Brooklyn », elle se définit plus par la haine de la victime à laquelle elle s’oppose que par rapport à l’amour d’un quartier qui les rassemble. La cohésion est toujours de façade chez Selby.

La pulsion grégaire qui fait que soudainement la population est capable de faire bloc contre l’étranger ne doit donc pas faire oublier que la foule agit

ponctuellement et sans raison : elle agit à la fois sans motif précis et, plus

globalement, de façon déraisonnable. Dans cet épisode, le retour des gens chez eux et

leur sortie sont décrits de manière symétrique : « The bodies went back in the doors and bars and the heads in windows » (11) répond à « Heads popped from windows » (9), insistant sur l’aspect mécanique, instantané et déshumanisé de la juxtaposition des corps dans un même endroit. Ils sont attirés par le bruit dans la rue, répondent aux cris de l’affrontement et seuls « les corps » sont mentionnés car les spectateurs

n’ont pas besoin d’autre chose pour seulement assister à l’attraction du moment. La

façon dont ils accablent le soldat aide sans doute le jeune du quartier, mais l’accent

22

Nous reviendrons immanquablement sur la dimension divine du processus de victimisation qui est au cœur de l’œuvre selbienne.

23 Les deux insultes se complètent dans leur absurdité, puisque l’image du « ramasseur de coton » qui pourrait évoquer l’esclave « nègre » dans ce contexte particulier d’insultes racistes, est employée par Freddy pour assimiler le soldat au statut de travailleur des champs de tout temps dévalorisé, et ce quelle que soit la couleur de peau du travailleur. Ainsi qu’il s’agisse de dénigrer l’esclave ou le paysan blanc du sud des États-Unis, la violence de l’insulte n’a d’égal que son absurdité (en général, et à plus forte raison dans le Brooklyn des années 1950-60).

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est mis sur le déclenchement comme programmé de la haine de l’autre qui s’impose

dans l’assistance sur la possibilité d’assister Freddy. D’abord aucun ne le connaît

personnellement puisque tous ignorent jusqu’à son nom, le désignant par l’expression affective mais neutralisante « the boy » (8), et ils le défendent seulement comme l’un des leurs face à un représentant des étrangers. De plus, au moment des explications par les protagonistes de la bagarre devant un policier de Brooklyn, un soldat reprend les insultes : « All yuhgoddamn yankees are the same. A buncha no good niggerlovin bastards » (10-11). Dans le contexte des luttes sociales pour les droits civiques des années soixante, ce retour des tensions entre le nord et le sud héritées de la guerre de sécession ancre le récit dans la problématique du racisme ordinaire. La référence aux « yankees » qui seraient de « sales bâtards amis des nègres », éclaire en effet celle faite aux « drunken rebels » dans l’échange qui a lancé la bagarre déjà mentionné plus haut : le terme « rebels » désignait à l’époque les soldats sudistes partisans de la sécession d’avec le nord, et on retrouve donc bien