• Aucun résultat trouvé

6. Discussion et Conclusions

6.5. Perspectives théoriques ouvertes

6.5.1. Facteurs de capital social et de participation sociale et influences sur la morbidité.

L’étude fait ressortir la coexistence, au sein d’une macro-culture d’ensemble relativement homogène garantissant un « toutes choses égales par ailleurs », et sur des distances qui ne sont pas excessives, de communes rurales avec d’une part un faible degré d’identification aux

1 Par exemple en prenant contact avec l’auteur par courrier électronique : amk@trauco.net

ethnies indigènes et un faible niveau de participation sociale, dont le prototype se trouverait à Fresia et Los Muermos, et d’autre part de communes rurales avec un niveau plus élevé d’identification aux ethnies indigènes et un niveau de participation beaucoup plus important, comme Hualaihué, Quemchi, Queilen, Quinchao. Pour autant que cette tendance soit confirmée par une mesure plus précise et moins granulaire du capital social, et que les spécialistes atteignent un niveau de consensus suffisant sur sa définition (voir Borgatti S.P.

1998), nous postulons qu’il y a là un modèle viable pour étudier les effets des mutations en cours sur la morbidité, la résilience et les stratégies d’adaptation de populations qui partent de niveaux différents de capital social, ceci dans le but de dégager des normes plus générales et, chaque fois que cela sera possible, les meilleures stratégies susceptibles de limiter la morbidité et de préserver ou promouvoir l’épanouissement des facteurs protecteurs. Une récente étude transversale de Young F.W. et Lyson T.A. (2001) vient encore étayer l’idée que le pluralisme structurel (participation) constitue un déterminant majeur de basse mortalité corrigée dans les communautés.

6.5.2. Etude des effets des mouvements de population dans une même culture.

Dans un autre domaine d’intérêt, on relève l’expansion très rapide de certains noyaux de population, notamment à Quellón, à Dalcahue, à Puerto Varas et à Puerto Montt (où la cité satellite d’Alerce, à mi-chemin de Puerto Varas, devrait bientôt se peupler dans un projet qui vise à atteindre plusieurs milliers de familles). Est-ce que la modification de l’activité, des structures sociales et des liens de réseau induite par la migration interne exerce-t-elle des effets sur la morbidité1, la perception de la morbidité, et la demande de soins ? Par ailleurs, au sud de l’île de Chiloé, la commune de Quellón présente un exemple d’apparition d’urbanisation en l’absence d’une culture antécédente de ville ou communauté qui viendrait englober les

nouveaux habitants (en fait elle existe mais elle est débordée par leur nombre). Existe-t-il des comportements et problèmes plus spécifiques de ce type d’agglomération? Voilà un aspect qui dépasse en intérêt la seule compréhension de la réalité locale, à une époque où un recours accru à la « mobilité des populations » est envisagé comme instrument correctif au déséquilibre de l’offre et la demande locales (cf. modèle de l’UE) et où il serait intéressant d’incorporer les externalisations dans le calcul des coûts d’une politique donnée.

1 comme le suggère très fortement le travail très bien conduit de Cohen et coll. (1997) sur la susceptibilité au rhume et la

153 6.5.3. Mesure des besoins de services en zone rurale.

Nous avons vu que les indicateurs de santé récemment proposés (AVPP et RMS) ne rendent pas compte des véritables problèmes d’accès aux soins rencontrés par les populations rurales.

Une récente étude britannique (Ashtana S. et coll. 2002) met en lumière la très grande hétérogénéité des conditions locales qu’on rencontre en zone rurale et l’inadaptation des paramètres d’accès développés dans les contextes urbains. Nos résultats concordent avec cette observation. L’étude britannique pointe sur la nécessité de développer des méthodes

spécifiques à la ruralité et recommande la mesure directe des besoins avec une grille à basse granularité (haute résolution) qui tienne compte de l’hétérogénéité des conditions de terrain, plutôt que le recours à des mesures indirectes par indicateurs. Cette perspective mérite d’être développée en parallèle avec une enquête sur le terrain consacrée à élucider et documenter non seulement les besoins des populations locales, mais aussi leurs stratégies d’adaptation, et appuyée par un recours extensif aux systèmes d’information géographique et au géocodage des données.

6.5.4. Pouvoir de consommation, désir de consommation frustré, perception subjective de l’état de santé et recours aux services de santé.

Le pouvoir immédiat de consommation émerge de plus en plus comme un déterminant central du statut, de l’identité, du comportement et, apparemment, de la perception subjective d’un bon état de santé, au-delà de la corrélation connue entre bonne santé objective et niveau socio-économique élevé. Dans quelle mesure le désir de consommation frustré est-il à même d’influencer la perception de l’état de santé et constituer éventuellement un déterminant important de recours au système de soins?

6.5.5. Quelles possibilités pour une mise en réseau des services?

González Dagnino (1999) insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de dépasser la rigidité d’une structure hiérarchique pyramidale, et nous avons identifié au moins une situation (le dépistage du cancer du col de l’utérus par le test de Papanicolaou) où les services de santé périphériques et les communautés gagneraient au développement de collaborations horizontales, par exemple autour d’une mise en commun d’expériences et de savoir-faire.

Autour de ce thème, une récente lignée de recherche sur la nature, le fonctionnement et

l’écologie des structures en réseau semble assez prometteuse, en tout cas dans l’interprétation qui en est faite par les stratèges Arquilla et Ronfeldt, (1996, 2000, 2001). Depuis une vingtaine d’années en effet, il est souvent question de l’importance des structures en réseau dans les sociétés humaines, de plus en plus reconnues comme un mode organisationnel à part entière, à

côté des structures dites « pyramidale hiérarchique » et « de marché », et même réputé plus efficace que ces dernières dans un certain nombre de cas1.

On a vu le concept transposé dans le domaine de la santé de façon réitérée et avec plus ou moins de bonheur, en général dans une acception étroite et limitée de « contrôle de qualité » ou de structure cherchant à limiter les abus, la surconsommation et la redondance des actes.

Nombre de ces tentatives de « mise en réseau » se sont terminées par des échecs pour l’instant, précipitant dans les pays disposant d’importantes ressources une fuite en avant vers le graal technologique qui permettra « un jour » de rétablir un hypothétique contrôle disciplinaire généralisé.

La principale originalité du travail d’Arquilla et Ronfeldt repose dans une critique sévère de l’approche « tout est réseau » des théoriciens, et dans la définition d’un ensemble de meta-conditions indispensables à la genèse, à la bonne marche et à la stabilité d’une structure en réseau, à partir du constat que ne devient pas « réseau » tout ce qui est ainsi désigné. De quatre en 1996, ces conditions sont passées à cinq dans l’état de la réflexion en 2001. Pour ces

auteurs, « Les réseaux les plus forts sont ceux où la conception organisationnelle est soutenue par une histoire qui porte et une doctrine bien définie, dans lesquels ces aspects reposent sur des systèmes avancés de communication, et sont cimentés par des riches liens personnels et sociaux à la base. Chaque niveau, et l’ensemble de la conception, peut bénéficier de la redondance et de la diversité». Un peu plus en détail:

• Niveau organisationnel : La conception organisationnelle du réseau proprement dite, la topologie du réseau (chaîne, étoile, noyau-périphérie, interconnexion totale etc.), le degré d’autonomie des membres, le degré de distribution du « leadership ».

• Niveau narratif : peut-être l’un des aspects les plus importants et le plus récemment identifié: l’histoire qui assure l’adhésion, la cohésion et la loyauté des membres du réseau, et qui renforce les aspects du niveau organisationnel. Le niveau narratif d’un réseau aborde

1 Ironie de l’histoire, le sud du Chili a été la scène d’une confrontation qui, pendant trois siècles, opposa l’empire espagnol, structure pyramidale hiérarchisée, à un réseau de communautés indigènes en plein processus d’ethnogénèse, les Mapuche (Boccara G. 1998). Après le choc initial, la confrontation tourna au profit de la structure en réseau, qui opéra une récupération démographique et économique, et entama bientôt une extraordinaire expansion dans les pampas transandines avec l’adoption du cheval. Du côté des Espagnols, la colonie devint une marche guerrière imprégnée à la fois par la culture militaire et par les fréquents revers des armes dans les garnisons du sud. Il existe même quelques indices historiques qui pointent vers une plus grande prospérité du côté indigène, source d’une émigration spontanée et pacifique d’Espagnols hors des territoires contrôlés par la couronne. Le réseau ne fut vaincu, et les territoires du sud ne furent « pacifiés » dans le sang, que lors de l’avènement des moyens de destruction « modernes » - armes à canon strié et à longue portée, cartouches, percussion par la culasse, poudre synthétique etc.- financés par le produit du commerce extérieur.

Ces éléments devraient aider à garder présentes à l’esprit la profondeur et l’ancienneté des racines de l’autoritarisme d’une

155 typiquement le mythes des origines et celui des finalités. « Le narratif fournit une

expression commune des croyances, des intérêts, et des valeurs des membres », construisant en fin de compte une identité, une appartenance. « La bonne histoire peut garder les membres connectés dans un réseau dont les liens sont si ténus qu’ils ne

pourraient empêcher par eux-mêmes les défections ». Remarquons que le recours au niveau narratif est loin d’être l’apanage des réseaux1.

• Niveau doctrinal : les stratégies de collaboration, ce qui permet aux membres d’un réseau d’opérer stratégiquement et tactiquement sans avoir nécessairement besoin d’avoir recours à un commandement centralisé. « La performance de la structure de réseau multicentrique et du réseau à interconnexion totale en particulier peut dépendre de l’existence de

principes et pratiques partagés par tous les nœuds du réseau et auxquels tous les membres souscrivent profondément. Cet ensemble de principes et de pratiques… peut fournir aux membres une cohérence d’idées, de stratégies et de modes opératoires qui permet une réelle décentralisation tactique »2. Certaines tactiques semblent spécifiques des structures de réseau, comme la « leaderless resistance » et le « swarming » ou essaimage. Cette dernière, confluence soudaine d’une foule de nœuds dispersés qui joignent leurs forces dans une finalité commune, pourrait ouvrir quelques perspectives dans le domaine de la santé, dans la gestion des urgences et des catastrophes (Ronfeldt D. par courrier

électronique, 2002), bien que les moyens opérationnels pour optimiser l’activité d’un réseau vers une finalité donnée soient actuellement au stade des conjectures et des interrogations. On peut s’en rendre compte d’ailleurs en consultant « A general theory of network governance » (Jones, Hesterly et Borgatti 1997), par exemple le chapitre 6 et les propositions sur les sanctions collectives. Une affirmation théorique générale comme « le recours aux sanctions collectives facilite la sauve-garde des échanges taillés sur mesure entre les parties, et augmente les chances d’émergence d’une gouvernance de réseau » est empreinte de naïveté et battue en brèche par la pratique. Considérons par exemple

l’inefficacité des sanctions collectives pour dépassement de budget sur les praticiens installés en France et en Allemagne, et à moyen terme la désaffection de la profession elle-même et les carences en professionnels de la santé qui s’annoncent sévères dans plusieurs régions. On peut spéculer si l’entité « praticiens installés » correspond bien à une forme de réseau, mais il est certain qu’elle s’inscrit dans une enveloppe de choix personnels relative aux conditions d’exercice et de rémunération (« marché »).

1 L’aspect narratif semble l’un des plus anciens outils de promotion de cohésion dans un groupe humain et a d’ailleurs largement été utilisé un peu partout, en pleine connaissance de cause, lors de l’émergence des Etats-Nations dès la deuxième moitié du XIXe siècle : folklorisme, architecture « identitaire », mythes historiques des origines etc.

2 On peut voir ici que les niveaux « narratifs » et « doctrinal » se recoupent dans une certaine mesure.

• Niveau technologique : les supports d’information proprement dits, éléments facilitateurs dans l’avènement des organisations en réseau, mais pas nécessairement indispensables.

• Niveau social : les liens personnels d’alliance et de parenté qui renforcent la confiance et la loyauté entre les membres du réseau. A défaut (notamment dans les structures en réseau

« modernes » sans base clanique) il semblerait que c’est l’aspect narratif qui assume ce rôle.

Au total, dans l’état actuel de la réflexion et malgré leurs promesses, de sérieux bémols doivent être mis aux applications impromptues de la théorie des réseaux sans d’autres formes d’analyse et de recherche. Les premières réserves proviennent des considérations d’Arquilla et Ronfeldt eux-mêmes sur la nécessité de garder contrôle et à propos: « Les gouvernements ne devront pas tenter de se débarrasser de la hiérarchie, mais de créer des hybrides réseau-hiérarchie ».

D’autres limitations au champ d’application sont apparentes dans la théorie de Jones, Hesterly et Borgatti (1997) qui postule que « les conditions optimales pour l’émergence d’une

gouvernance par réseau se trouvent essentiellement dans les contextes d’incertitude quant à la demande combinée à une stabilité de l’offre », conditions hostiles à la fois aux hiérarchies comme aux marchés. Cette situation est fort loin d’être un cas général dans tous les domaines touchant à la santé et mériterait d’être étudiée au cas par cas. Toujours est-il que, compte tenu notamment des échecs passés en matière de municipalisation et de « création de marché », alors que le risque se profile que la même erreur soit commise par la projection trop simpliste de la notion de réseau, le fonctionnement même des services de santé gagnerait à être étudié et modélisé au moyen des concepts d’analyse de réseau qui arrivent à maturité, à la recherche de possibilités d’amélioration certes, mais en conservant un esprit critique.