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Si la littérature qui prend pour objet l’évolution ou les réformes du droit pénal et criminel abonde133, celle qui s’attarde à la distinction entre évolution et réforme est beaucoup plus rare.

Nous croyons pourtant qu’il est important de traiter de cette distinction comme deux postures épistémologiques, deux manières de concevoir les changements qui s’opère à l’intérieur du droit pénal; cette distinction nous permettra d’aborder la question de l’innovation. Pour ce faire, nous nous référons essentiellement aux réflexions fécondes du binôme formé par Garcia et Dubé134 pour faire état des connaissances sur cette question. Tous deux étant membres de la Chaire de recherche en RPM, leurs travaux s’inscrivent indéniablement dans la suite des recherches menées par Pires.

133 Voir notamment : Jean-François Cauchie et Dan Kaminski, supra note 69; André Jodouin et Marie-

Eve Sylvestre, « Changer les lois, les idées, les pratiques : réflexion sur l’échec de la réforme de la détermination de la peine » (2009) 50 C de D 519 ; Geneviève Beausoleil-Allard, « Quand le renouveau pénologique au coeur de l’art. 718 2e) se fait attendre : Symptôme d’une impasse réformiste plus générale » (2016) CCLR 123, 148 ; Philippe Nonet et Philip Selznick, Law and Society in Transition : Toward Responsive Law, New York, Harper ans Row, 1978.

134 Tous deux professeur(e)s, respectivement en droit et en criminologie à l’Université d’Ottawa dont

la collaboration riche et abondante mène depuis de nombreuses années à des publications sur les questions de réforme du droit pénal et criminel. Voir notamment les travaux publiés dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada en traditions juridiques et rationalité pénale. La question directrice qui inspire ces réflexions est celle de penser les conditions d’évolution et d’innovation du droit criminel, surtout en ce qui concerne la détermination de la peine : Richard DUBÉ, « Les angles d’observation de la RPM et la recherche empirique », dans Dubé, Garcia et Rocha Machado, supra note 12, aux pp 15- 34.

53 Leur théorie se fonde sur celle de l’évolution de Luhmann135 qui nous aide à mieux comprendre les changements dans le processus d’évolution ou de réforme du droit pénal. Elle nous offre une schématisation intéressante de ce processus en distinguant trois types d’opérations que peut réaliser le système juridique pour pouvoir évoluer : variété, sélection et stabilisation. Trois opérations, que nous avons mentionnées plus haut, qui permettent de distinguer certains obstacles dans les différentes étapes de mobilisation du système.

L’approche développée par Garcia et Dubé nous permet donc de problématiser l’objet « évolution » versus celui de la « réforme » du droit pénal dans les termes d’une « tradition de changement sans réforme »136. Nous partons du postulat qu’une réforme nécessite une forme d’innovation qui va au-delà du simplement changement. En ce sens, nous ne disons pas que le droit n’évolue pas, nous soutenons plutôt qu’il ne se réforme pas nécessairement parce qu’il change. En fait, le système de justice change constamment; autrement dit, il évolue constamment. Si nous considérons qu’un changement mène à une évolution, le concept d’évolution devient une simple causalité : « tous les systèmes sociaux sont soumis à la loi naturelle ou historique de l’évolution »137. Ainsi, nous devons distinguer l’évolution de la réforme, sinon tout pourrait être conçu comme une forme d’évolution et nous serions alors incapables d’observer les conditions d’émergence des innovations menant à des réformes. En d’autres termes :

135 Voir à ce sujet Niklas Luhmann, Politique et complexité, Paris, Éditions du Cerf, 1999; Niklas

Luhmann, Law as a Social System, Oxford, Oxford University Press, 2004 et Teubner, supra note 86.

136 Margarida Garcia et Richard Dubé, « La réforme du droit criminel : Une idée dont le temps est

venu », dans Julie Desrosiers, Margarida Garcia, Marie-Ève Sylvestre, dir, Réformer le droit criminel au Canada : défis et possibilités / Criminal Law Reform in Canada: Challenges and Possibilities, Montréal, Yvon Blais, 2017.

137 Pires reprend ici des remarques faites par Luhmann; Alvaro Pires, « Codifications et réformes

pénales» dans L. Mucchielli et P. Robert, dir, Crime et sécurité. L'état des savoirs, Paris, Éditions la Découverte, 2002 à la p 89.

54 « si [une réforme] implique nécessairement le changement,

l'inverse ne vaut pas; le changement n'implique pas en soi [une réforme]. L'activité législative en matière de droit [pénal] introduit constamment des changements au niveau des normes de comportement, mais peut-on, à partir de ces changements, parler [de réforme] du système »138 ?

Nous devons observer le paradoxe entre évolution et réforme du droit pénal à travers le potentiel que représentent, sur le plan du renouvellement des idées (de l’innovation), les programmes sociaux au sein des tribunaux. Pour ce faire, nous nous basons notamment sur la caractérisation de la réforme que proposent Garcia et Dubé139 :

« La réforme du droit peut être conçue comme un processus aboutissant à la modification de structures plus particulièrement névralgiques au sein du système et qui implique un type d’opéra- tion à même d’altérer les frontières du système par l’enrichissement de son éventail de possibilités normatives, cognitives et opérationnelles. […] La réforme doit en ce sens être considérée comme un type particulier d’évolution qui n’est pas garantie par le simple changement ».

Nous adoptons leur posture dans la mesure où elle explique notamment le rôle des variations de l’environnement (externe) du système (les acteurs sociaux) dans l’émergence d’idées innovantes : « La variété est produite au sein du système lorsque celui-ci exploite sur le plan décisionnel et opérationnel de nouvelles possibilités, incluant celles découlant de la variété externe de son environnement ». Ces « nouvelles possibilités » font référence à l’innovation qui est un concept qui a été

138 Dubé, supra note 5, à la p 17.

139 Théorie elle-même découlant de celle de la « non-évolution » du droit criminel moderne formulée

55 conceptualisé de différentes façons, sous différentes perspectives et développer au sein de diverses disciplines. Bien qu’il existe beaucoup de publications sur le concept d’innovation, la littérature ne propose pas une conceptualisation intégrante commune. La complexité du processus de création et de diffusion illustre le caractère multidimensionnel de l’innovation. La prochaine section vise à faire le point sur ce concept en ciblant les éléments qui s'avèrent plus pertinents et plus utiles dans le contexte de notre propos.