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Nous nous proposons d’exposer sommairement certains malaises ou obstacles qui surgissent lorsque l’on envisage une réforme cognitive du SJP. Parce que, comme le disait Luhmann, « le droit, malgré un rythme de changement fort accéléré, demeure en gros et d’une façon générale ce qu’il est »117. Bien qu’il ne constitue pas toujours la solution la plus efficace ou la plus souhaitable dans la résolution de problématiques sociales, il tient un rôle important dans la régulation de ces problématiques.

Toutefois, historiquement, et en simplifiant radicalement les choses, nous pouvons dire que le SJP « s’oppose à tout ce qui fait obstacle à des formes d'intervention juridique moins répressives et moins coercitives tant à l'égard des justiciables que des victimes »118. Il s’agit d’un ensemble de principes ou de manière de penser propres à la culture juridique qui constitue une forme de blocage empêchant un processus d’actualisation:

116 Pires, supra note 7, à la p 184.

117 Niklas Luhmann, « Le droit comme système social » (1989) 11-12 Dr et Soc 53, aux pp 65-66. 118 Pires, supra note 11, à la p 134.

46 « En effet, les discours contemporains sur la réforme du droit

pénal sont encore fondamentalement marqués par certains acquis et conceptions de la modernité. Or ces « acquis », indépendamment de leur contribution à l'évolution de notre culture juridique en général, sont devenus aujourd'hui des véritables obstacles « mentaux » à une mutation du droit : ils agissent comme des systèmes de pensée qui nous empêchent de sortir d'une certaine routine et d'un certain espace clos que nous avons nous-mêmes bâtis et qui maintenant nous étouffent »119 .

Selon Pierre Lascoumes, c’est en intégrant une « architecture réputée rationnelle » dans le droit que « le système juridique demeura perçu pendant plusieurs décennies comme un ensemble de commandements détaché de toute causalité autre que celle d’une volonté étatique abstraite »120. Si on ne s’illusionne donc pas sur la capacité du SJP à résoudre des problématiques sociales, nous constatons qu’il joue un rôle certain dans la gestion de ces problématiques. Et si l’intervention du SJP peut parfois mener à une société bienveillante et plus humaine, encore faut-il être en mesure de mener à terme une réforme critique de ces fondements afflictifs. En 1976, la Commission de réforme du droit du Canada semblait être en bonne posture pour effectuer un tel remaniement :

« Dans un de ces documents le plus connus (C.R.D.C, 1976), elle nous rappelait que « le droit pénal est un instrument brutal qu'on ne doit utiliser qu'en dernier ressort ». À son avis, le droit pénal devrait poursuivre « un idéal d'humanité, de liberté et de justice ». […] D'où le rappel que le droit criminel, tout au moins le nouveau droit qu'on voulait introduire, n'a comme objet que la punition, et

119 Ibid, à la p 134.

120 Pierre Lascoumes, « Pluralité d’acteurs, pluralité d’actions dans la création contemporaine des lois

» dans François Digneffe, dir, Acteur social et délinquance. Hommage à Christian Debuyst, Liège, Belgique, Mardaga, 1990, à la p 146.

47 l'insistance sur la nécessité de développer le « sens de la

modération ». La Commission disait alors que « ce qui compte, ce n'est pas le nombre d'affaires qui passent entre les mains du système, mais bien la nature du système ». C'était donc, pour elle, « une question de qualité et non de quantité ».121

Pourtant, les années 80 n’ont certainement pas été marquées par les idéaux des commissions de réformes des années 70. La publication, en 1986, du projet du nouveau Code criminel exclut notamment le préambule rappelant le principe de modération qui est alors jugé, par la même Commission, « à la fois inutile et inopportun »122. Comment expliquer ce renversement de situation ? Une étude menée sur l’action sociale qui précède le processus formel de création du droit pénal et criminel nous offre une réponse :

« Le processus de création de la loi […] est marqué par une logique circulaire (certains diront incestueuse) où ceux qui proposent la réforme du droit sont souvent ceux qui vont l’appliquer en fin de compte. […] L’activité de réforme est restée entre les mains d’une élite de demandeurs dont les motivations obéissaient à une logique, au mieux, pragmatique, au pire, utilitaire (comme lorsque, par exemple, il était question d’obtenir des réponses à des questions spécifiques, intrinsèquement liées à l’exercice de leurs fonctions quotidiennes) »123.

Les logiques derrière les réformes seraient donc soutenues par des impératifs de productivité et d’efficience qui n’ont pas comme premier objectif de répondre aux

121 Pires, supra note 11, à la p 137.

122 Canada, Commission de réforme du droit du Canada (C.R.D.C), Pour une nouvelle codification du droit pénal, 1986, à la p 7.

123 Margarida Garcia, « La réforme du droit entre action sociale et choix systémiques : Réflexion à

partir d’une étude de cas sur les demandes de modification des règles de procédure du Code criminel canadien » (2013) 43:2 RGD 333, à la p 376.

48 demandes de réformes des acteurs à l’extérieur du système. Et lorsque ces demandes sont adressées au système par les acteurs sociaux eux-mêmes, l’étude rappelle que si une adéquation existe entre ces demandes et les réformes, c’est peut-être, au mieux, parce que les demandes étaient articulées et traduites de telle manière à ce qu’elles puissent être reçues par le système. Essentiellement, « la rationalité sous-jacente à la grande majorité des demandes de changement était exactement la même rationalité qui, en matière de droit criminel, caractérise autant le système politique que le système juridique […] »124. C’est ce que Crozier et Friedberg qualifient de concept de « microculture », c’est-à-dire les limites par la nature et les règles du système de décision dont font partie des acteurs/décideurs125. Ce sont ces limites qui influencent grandement le choix des problèmes que le SJP va traiter et la manière dont les acteurs et les décideurs conçoivent les solutions possibles.

Ce concept est important pour comprendre le fonctionnement et l’historique évolutif du SJP. Il est ainsi utile de faire le lien entre la rationalité du système et la rationalité mise de l’avant par les acteurs sociaux puisque tous deux sont mutuels. En effet, cette rationalité existe parce qu’elle « est capable de façonner les stratégies des acteurs membres du système »126 autrement dit, les stratégies des acteurs sociaux lorsqu’ils s’adressent au SJP. Finalement, peu importe l’acteur ou le type de demande, puisque la rationalité qui préside la démarche de réforme est une rationalité systémique. Les demandes formulées au système sont donc déjà toutes formulées et adaptées aux règles de la RPM. La conception même des solutions possibles est, à priori, limitée par les structures de cette « microculture » autoréférentielle. C’est cette rationalité toute fonctionnelle qui limite, dans la formulation même des idées, le champ des

124 Ibid, à la p 377.

125 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système : Les contraintes de l’action collective,

Paris, Seuil, 1977, aux pp 360-361.

49 possibles. Autrement dit, la rationalité qui préside les demandes de réformes n’est pas étrangère ou extérieure au système auquel elle s’adresse et qu’elle propose de transformer. Nous trouvons là des éléments susceptibles de nous éclairer sur les limites concernant l’apport, par les acteurs extérieurs au système, d’idées innovantes en matière de droit pénal dont Bourgeault disait qu’elles finissaient toutes par souffrir de « l’enfermement dans le pareil au même »127.

Maintenant que nous avons entrevu quelques limites inhérentes du SJP, nous devons aborder cet autre acteur au centre des préoccupations du système, à savoir le contrevenant. Son statut est déterminant, car c’est à partir de cette qualification de « contrevenant » que le système peut légitimement intervenir à travers l’imposition d’une condamnation. Une restructuration de cette qualification et de l’espace que lui offre le système pour s’exprimer peut, en soi, amener le système à intervenir différemment.