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Il n’y a plus là de distinction entre le scénario, l’action et les photographies finales. Les actions sont pensées comme mise en corps d’images d’abord jetées sur le papier.

La performance revient ici à « se manifester comme image vivante20. » Le corps de

Gina Pane est image, les performances sont la présentation de cette image à un public. Les photographies sont les empreintes de ces actions dans une stricte équivalence.

Performer son devenir-image

Lors de la réalisation de notre série Le toucher de l’avatar, chaque séance photo était un temps partagé, chacun des participants tendu vers un dessein commun, le surgissement d’une image. La photographie n’était pas utilisée ici comme moyen d’archivage ou de documentation mais comme finalité, dispositif de construction et captation d’un motif recherché. Ce rapport de la performance à la photographie était

17 Ibid.

18 Sophie Delpeux, Le corps-caméra, le performer et son image, Paris, Éditions Textuel, 2010, p. 87.

19 Ibid., p. 88.

Figure 16 : Le Toucher de l’Avatar, dessins préparatoires, encre de Chine sur papier, 2009-2011

plus étroit, la performance et la photographie plus interdépendantes que lors des mises-en-scène-performance ou performance photographiées ainsi que Philippe Dubois les identifie :

La photographie fut d’abord, pour les pratiques de mise en acte du geste de l’artiste, un simple moyen documentaire d’enregistrement, de reproduction, d’archivage, d’exposition du travail, en lui-même singulier, éphémère, unique dans l’espace et le temps. L’important y était alors l’acte artistique en lui-même, la mise en jeu du corps, le rituel scénique devant les spectateurs, et la photo (comme le film, ou plus tard comme la vidéo) n’était que secondaire : une simple opération de mise en mémoire, que certains n’hésitaient d’ailleurs pas à considérer comme une négation ou un détournement du sens premier du travail qui tiendrait tout entier dans son statut de pur événement se déroulant ici et maintenant entre partenaires présents et ne devant avoir aucune extériorité ni postérité, censé disparaître et se consumer avec l’acte

lui-même, sans laisser de trace. 21

Nous poussions encore le principe des Action for camera de Schneemann ou des performances photographiées de Schwarzkogler. La captation photographique n’était pas conçue comme moyen de rendre compte après coup d’une performance. Au contraire, dans la séance photo en studio, l’ensemble du dispositif photographique était le moyen du surgissement d’un motif qui n’aurait su apparaitre hors de ce contexte spécifique. Il n’y avait pas ici de performance dissociable de la pose, c’est-à-dire l’action immobile d’un modèle au centre du dispositif photographique. Nous reconnaissons une dimension performative dans la tension collective cristallisée en un corps, celui du modèle, chargé d’atteindre l’image, d’être « arraché à son espace

propre et projeté dans un autre espace22 ». L’opération trouvait sa réciprocité : le

modèle mis en scène atteint l’image et l’image atteint le modèle. Cette construction mobilisant un effort collectif n’était pas sans écho avec la performance de Annie Abraham, Touchée manipulée, toucher télématique local.

21 Philippe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 247.

Figure 17 : Annie Abrahams, Touchée

manipulée, toucher télématique local,

en haut : vue de la double projection vidéo ; en bas : photographie de la performance le 7 mai 2011 à La Tapisserie, Paris.

Figure 18 : le cadre de la performance, schéma. R É F É R E N C E R É F É R E N C E

Réalisé le 7 mai 2011 à La Tapisserie, à Paris, par Annie Abrahams et Sébastien

Nourry23, cette performance reposait sur une télétransmission vidéo temps réel entre

deux performers. Chacun des performers, de profil par rapport à la caméra, tendait les bras devant lui jusqu’en bord de cadre. Les deux images étaient projetées juxtaposées. Cet agencement produisait l’image d’un toucher paume contre paume. Pendant la durée de la performance, Annie Abrahams sollicitait les personnes présentes pour l’aider, soutenir ses bras, son dos, afin de l’aider à maintenir l’image du toucher.

Dans Touchée manipulée, l’image du toucher opère comme un cadre imposé, un motif organisateur et contraignant pour une durée définie. Une dimension poétique et imprévisible apparaissait dans l’aide apportée par les spectateurs pour soutenir l’image, dans la façon qu’avaient certains d’oser à peine effleurer le corps de la performer tandis que d’autres n’ont pas hésité à soutenir son buste à pleins bras. Le découpage du titre prend sens. Le « toucher télématique local », sous-titre générique et motif-cadre de l’action est parachevé par l’état de la performer lorsque celle-ci est « touchée, manipulée » par les spectateurs présents.

La conception de la performance relevait ici de la construction d’un cadre et d’une durée imposés dans lesquels l’image devait être tenue. Ce cadre néanmoins se gardait de définir précisément les moyens par lesquels le maintien devait avoir lieu, ménageant ainsi une ouverture garante d’un champ de participation libre. Le performer prenait place au centre de ce cadre et sollicitait le concours des sujets en présence pour construire et maintenir le tableau général.

C’est en ce sens qu’il y a eu performance aussi dans les séancesphotos, quand bien

même celle-ci n’était pas nommée comme telle. C’était une performance invisible, qui n’a été observée par personne, chacun portant une attention focalisée sur un élément circonscrit et constitutif de l’action en cours (matité de la peau, agencement des chevelures, reflets lumineux…). La dimension performative des séances photo de la série Le toucher de l’avatar atteignait un climax lorsque l’image recherchée, esquissée par

Figure 19 : Le Toucher de l’avatar, composition à partir de dessins

préparatoires, miniatures avant retouches et documents de travail pour le post-traitement. Technique mixte sur papiers, 40x60 cm détail, 2012.

Figure 20 : Le Toucher de l’avatar dessin préparatoire pour l’éclairage, soulignant le problème des ombres portées sur le cyclo.

Feutre sur papier, 21x12cm, 2011. Figures 21 : Le Toucher de l’avatar,

identification des clichés de quatre séances par rapport à la composition.

le dessin-partition, atteignait son plan de représentation à travers le corps du modèle, afin d’être saisie par l’appareil photo. Le motif, réalité invisible poursuivie de dessins en dessins – ainsi qu’en témoignent ceux reproduit ici – prenait forme.

Dans cette conception du rapport du corps du performer à l’image, le corps ne résiste pas à la forme mais s’y prête le temps de la performance. Il s’y soumet, s’y glisse, l’incarne. Pour reprendre le mot de Sophie Delpeux, la performance relève d’un geste artistique qui n’est pas mis en image mais mise en image. La performance est ce faire image du corps du performer, « le corps de l’artiste à l’action fait/est déjà image », et la performance repose sur le « présupposé d’une identification entre corps

de l’artiste et représentation24».

En étudiant la séance photographique en studio, nous nous intéressons au cadre de ce que nous venons de qualifier de performance. Le cadre temporel et l’ensemble de l’action étaient définis par un phénomène externe, à savoir, la captation d’une image. L’événement en somme n’était pas défini par lui-même mais orienté vers la production d’un élément externe. La performance dont il est question ici rejoint l’une des acceptions du terme issues de son étymologie latine, telles que les analyse Giovani Lista. Per forma signifie « pour la forme », locution de laquelle est tiré le verbe performare, « donner forme ». Une première acception lui accorde une valeur instrumentale. La critique américaine a utilisé ce terme pour désigner le travail d’exécution de Jackson Pollock, orienté vers la réalisation d’une œuvre plastique. .

Le verbe correspondant est ainsi un verbe transitif : l’artiste performe un tableau comme le musicien une partition et l’homme de théâtre une pièce ou un spectacle. En revanche, la seconde signification du mot lui accorde une valeur absolue : Marina Abramovic ou Tino Sehgal font "performance", c’est-à-dire une action qui n’a pas un complément d’objet, qui ne sert pas à produire un tableau ou à faire vivre une musique ou une pièce de théâtre,

mais qui a une dimension autonome se suffisant à elle-même. 25

24 Sophie Delpeux, Le performer et son image, op. cit., p. 17

25 Giovanni Lista, « La performance historique, le rôle du futurisme », LIGEIA, Dossiers sur l’art, vol. XXV, n° 117-118-119-120, juillet-décembre 2002, pp. 104-105.

Figure 22 : Le Toucher de l’avatar, dessins préparatoires et miniatures des photographies de la troisième séance avant retouches, techniques mixtes sur papiers, 40x60 cm (détail), 2012

La dimension performative de la séance photo relève des deux acceptions du verbe. Il s’agissait tout autant de performer l’image au sens de la produire (et la capturer) que de performer l’image au sens de la rendre présente, la faire exister. Nous nommons ‘devenir image’ cette performance consistant à donner forme à une image

mentale, à travers son corps ou le corps de participants26. Le devenir image dont il

était question pour les photographies de la série Le toucher de l’avatar se voulait illustratif d’un certain type de rapport entre deux corps : de la réciprocité du rapport du modèle à son image, du corps vivant au corps représenté, avec un glissement sémantique de la marionnette de pixels à la sculpture. Mettant en scène sa production en collaboration avec le photographe Laurent Hini, et davantage peut-être que le résultat produit, c’est l’instant de surgissement de l’image recherchée qui a cristallisé notre attention.