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Discontrol Party et Disorder Screen Control - 2011

Lorsqu’ils entraient dans la salle de concert de la Gaité Lyrique, les visiteurs de

Discontrol Party155 étaient pris sous un double feu : celui de la fête et des concerts qui

orientait les comportements et interactions, et simultanément, celui du système de surveillance. Ce dernier les observait et leur renvoyait des visuels, traductions graphiques de cette observation. À l’immersion du concert répondait un jeu de voyeur forçant la réflexivité : qui observe et à quelle fin ?

Claire Sistach et nous-même étions équipées d’une caméra portée sur le buste. Sur la plateforme Second Life, deux écrans retransmettaient en point de vue subjectif la soirée Discontrol Party. Le double flux vidéo était accompagné d’une prise de son commune. Les avatars étaient invités à piloter les deux porteurs de caméras en leur envoyant des indications par chat. Dans la soirée, les deux agents infiltrés recevaient ces instructions sur un terminal mobile porté sur l’avant-bras. D’autre part, les informations issues de l’observation du public par le dispositif de surveillance mis en œuvre pour Discontrol Party étaient interprétées et traduites sur Second Life : l’architecture 3D ‘écoutait’ la soirée et se mouvait en conséquence (animation des murs et du sol).

154 Disorder Screen Control, performance en environnement mixte de Lucile Haute et Claire Sistach diffusée à l’occasion du festival Futur en Seine les 24 et 25 juin 2011, à La Gaîté Lyrique (Paris), en collaboration avec Discontrol Party de Samuel Bianchini. Crédits : développement informatique : Alain Barthélémy ; metavers design : Frederick Thompson ; hébergement sur la plateforme Second Life : Metalab 3D-ARTESI Île-de-France et La Bibliothèque Francophone du Metavers ; partenaires : EnsadLab/EN-ER, Association Coalition Cyborg. Captation vidéo : Ulysse Fiévé et Mohamed Megdoul. Photographies : Laurent Hini. ener.ensad.fr/disorder-screen-control/

155 Dans le cadre du festival Futur en Seine 2011, Samuel Bianchini et l’EnsadLab (laboratoire de recherche de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, Paris) ont présenté Discontrol Party les 24 et 25 juin 2011 à La Gaité Lyrique (Paris). Crédits complets en annexe.

Figure 114 : image composite. Discontrol

Party à la Gaité Lyrique (photographie

Benjamin Boccas pour Futur En Seine 2011), Disorder Screen Control vu depuis Second Life (capture écran : vincent Lévy) et les deux performeuse appareillées (photographie : Laurent Hini).

Dans la soirée, des vues de la plateforme 3D étaient également projetées, bouclant ainsi la circulation des regards, jusqu’au larsen. Espace numérique et espace physique étaient intimement liés par des circulations de flux. La fixité des positions d’observateur et d’observé s’en trouvait mise à mal.

Ce jeu de poupées russes technophiles instaurait une passerelle avec la plateforme 3D

Second Life156. Nous y retransmettions la soirée au moyen de deux flux vidéo temps

réel et proposions aux avatars d’être leurs messagères, leurs manifestations physiques au sein de la soirée, en répondant aux indications qu’ils nous transmettaient. Une rencontre triangulaire s’est instaurée par notre intermédiaire, entre des avatars

présents sur la plateforme 3D et les spectateurs des concerts. Nous rejouions l’aspect double de l’avatar, singularité couplée à une représentation dynamique. Ce face-à-face-à-face confrontait deux paradigmes de l’utilisation du numérique : projection immersive face à l’écran d’une part et porosité des strates informationnelle et physique d’autre part. La plateforme Second Life répond au premier modèle, qualifié

de réalité virtuelle157.

L’immersion s’accompagne d’une projection identificatoire vis-à-vis d’une représentation dynamique la plupart du temps anthropomorphe, nommée « avatar ». En découle une réduction de l’expérience corporelle physique au privilège d’un seul canal sensoriel : la vue. Le rapport au monde et aux autres passe essentiellement par la vue et par l’écran, auxquels s’ajoutent l’ouïe et la communication verbale pour

enrichir l’expérience158.

Notre performance, par la pluralité des canaux et médiums utilisés, l’importance de la mobilité et l’interaction entre espace numérique et espace tangible, répondait au

156 Second Life est une plateforme 3D temps réel, également appelé metavers ou monde persistant. Cet espace 3D est accessible au moyen d’un avatar, personnage 3D agissant et valant pour soi. Second Life est créé en 2001 par la société LindenLab et est toujours en fonctionnement.

157 Voir Philippe Fuchs (dir.), Le traité de la réalité virtuelle en cinq volumes, Paris, Les Presses de l'École des Mines, 2006 pour les volumes I à IV, 2009 pour le volume V. Le premier volume reprend un ouvrage antérieur : Philippe Fuchs, Les interfaces de la réalité virtuelle, Paris, Les Presses de l'École des Mines, 1996.

158 Pour une étude de l’expérience corporelle de l’utilisateur couplé à son avatar, voir Bernard Andrieu,

Les avatars du corps, Montréal, éditions Liber, 2011, en particulier les chapitres 3 « Une décorporation

Figure 115 : Disorder Screen Control, Claire Sistach et Lucile Haute sur la scène, au centre de la salle, pendant les préparatifs de l’installation Discontrol Party à la Gaîté Lyrique. Sur les écrans : première colonne : caméra infra-rouge observant la salle en plongée ; deuxième colonne en bas : positionnement de tags de localisation dans la salle ; autres écrans : différentes interprétations

graphiques des données de localisation, des participants équipés de capteurs. Photographie : Laurent Hini, 2011.

Figure 116 : Discontrol Party, modélisation de la salle de concert avec le positionnement de la scène et des écrans de projections vidéo. Infographie : EnsadLab/DIIP, 2011.

principe de ‘réalité augmentée’159. Il s’agissait de provoquer une rencontre entre les sujets réunis sur la plateforme 3D via leur avatar et des sujets réunis physiquement dans la salle de concert. Nous répondions ici à un certain imaginaire de

l’immersion160 dans l’environnement dit virtuel161 pour lequel la frontière de l’écran

reste un obstacle. Comme alternative au modèle exclusif de l’environnement tangible, nous proposions d’établir une relation traversante. Comment proposer une réconciliation voir une complémentarité entre la sphère informationnelle et l’environnement physique direct ? Notre enjeu a consisté à tenter d’incarner ce passage en mettant l’accent sur une dimension intersubjective. Nous avons confronté deux rapports immersifs, relatifs à des dispositifs structurellement distincts.

Le premier induisait un isolement face à l’écran et était le médium de rencontres et interactions au sein d’une plateforme 3D. Le second était la réunion de personnes pour assister à un concert en live. L’immobilité et l’oubli du corps du premier s’opposaient à l’agitation collective du second. La projection identificatoire ne semblait pas conciliable à l’immersion dans un contexte festif. Il s’est agi pour nous d’incarner cette rencontre improbable : celle des avatars avec les spectateurs d’un concert.

159 Dans le sens courant, le terme de réalité augmentée recouvre différentes techniques d’incrustations d’images 2D ou 3D sur une captation vidéo temps réel (au moyen de smartphone, webcam ou au sein d’une installation fixe, et d’algorithme de reconnaissance de formes). Dans un sens plus large, la réalité augmentée n’est pas exclusivement visuelle mais peut faire appel à des médiums sonores, texte, voir haptique. Il s’agit de permettre l’accès à des informations (généralement stockées en ligne) en fonction de l’environnement direct. Le QRcode par exemple permet de traduire en graphique 2D une série de caractères (souvent : adresse Internet) et peut être disposé dans la ville comme une clef vers un contenu (voir les expériences menées en ce sens à Bordeaux et Nancy).

160 Cet imaginaire nourri notamment le cinéma où est mis en scène le téléversement de la conscience dans l’environnement 3D ubiquitaire et a-topique. Mentionnons les films Tron de Steven Lisberger (1982), Nirvana de Gabriele Salvatores (1997), eXistenZ de David Cronenberg (1999), la trilogie Matrix de Andy et Larry Wachowsky (1999-2003), L’autre monde de Gilles Marchand (2008), Avatar de James Cameron (2009) et Ch@troom de Hideo Nakata (2010).

161 Qualifier de ‘virtuels’ les environnements 3D est un usage impropre du terme. Les travaux de Pierre Levy (Qu'est-ce que le virtuel ? Paris, La Découverte, 1995) et Gilles Deleuze (voir notamment Le

bergsonnisme Paris, PUF, 1968, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968 et le chapitre 11 de Francis Bacon : la logique de la sensation, Paris, Editions de Minuit, 2002 – 1ère édition 1981) nous rappellent que virtuel s’oppose à actuel au sein du réel, lui-même opposé à possible. Nous nous référons également au travail de Denis Berthier dont la conception est sensiblement différente : « Le virtuel doit être considéré comme une catégorie épistémologique majeure, irréductible à celles de l’imaginaire ou du potentiel » (Denis Berthier, Méditations sur le réel et le virtuel, Pairs, l’Harmattan, 2004, p.11). Il définit le virtuel comme « ce qui, sans être réel, a les qualités du réel, avec force et de manière pleinement actuelle – c’est-à-dire pas potentielle » (Denis Berthier, « L’intentionnalité et le virtuel » dans Intellectica n°40, 2005, p. 91). Il oppose actuel à potentiel, et, au sein de l’actuel, le virtuel au réel (ibid. ndbp. 32, p.100). Enfin, le colloque « Retour au virtuel » organisé à Paris, au CNAM les 9 et 10 février 2012 était consacré à ces questions.

Figure 117 : Les performers en régie équipées notamment du tag RFID (rectangle blanc visible dans l’écran vidéo central, moitié inférieure de l’image). Benjamin Boccas pour Futur en Seine 2011 Figure 118 : Discontrol Party, création d’un accessoire permettant de fixer au corps les tags RFID par les étudiantes de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, secteur Design Textile et Matière. Les tags RFID sont de petits appareils électroniques embarqués sur les corps qui renseignent en permanence sur leur localisation dans l’espace du dispositif.

Photographies : Samuel Bianchini, 2011. Figure 119 : Discontrol Party, interprétation graphique de la localisation des tags UWB. Vidéogramme : Ulysse Fiévé, 2011. Figure 120 : Discontrol Party, vue générale de la salle avec l’estrade centrale où étaient réunis les musiciens et la régie.

Le contexte dans lequel nous avons réalisé la performance interroge lui aussi la participation des spectateurs à l’événement concert. Disontrol Party met en œuvre plusieurs systèmes de surveillance qui observent le public et lui restituent le fruit de cette observation. La participativité du dispositif est l’enjeu : est-elle obligatoire ou bien ouvre-t-elle à l’expression d’une intention propre ? Nous entendons ici le terme dispositif au sens de Giorgio Agamben, hérité des travaux de Michel Foucault : ce

qui organise les relations entre les sujets et les objets et des sujets entre eux162. Dans

le champ artistique, cette définition recouvre différents types d’implémentations : de

l’installation technique lourde163 au simple protocole164. Il apparaît néanmoins que le

dispositif est la manifestation d’une intentionnalité, sa mise en puissance. Une place est laissée vacante pour accueillir un tiers : l’intentionnalité du public qui se manifeste par la participation. Il s’agit alors d’étudier comment est construite cette place d’un point de vue politique. En quelle mesure celle-ci relève-t-elle peut-être à la fois de la manipulation de la part du concepteur et d’une ouverture ménagée à l’expression des spectateurs ?

L’expérience des participants est en partie dictée par la place qui leur est assignée. La participation semble accompagnée d’une immersion, voire d’une incorporation au dispositif. Ces deux modes empêchent une distance réflexive. Face au complexe « dispositif festif et de surveillance » Discontrol Party, la performance Disorder Screen Control explore la possibilité d’une place paradoxale : celle d’une immersion réflexive. Celle-ci repose sur un mode d’être au monde directement calqué sur la structure de l’avatar. L’enjeu est double. Il s’agit d’une part de provoquer un retour du hors champ pour les avatars, c’est à dire du monde physique fuit par le joueur lors de son immersion vidéo-ludique. D’autre part, pour les spectateurs du concert, nous sommes la manifestation d’un invisible dont le mystère reste, pour la majorité d’entre eux, entier. Nous aborderons ci-après le même événement selon différents points de

162 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivage, 2007, p. 30-31.

163 Voir par exemple les performances de Stelarc.

164 Cette large conception du dispositif permet d’aborder sous cet angle un grand nombre de performances. Elles sont la mise à l’épreuve d’un énoncé par les corps et le temps. Voir par exemple

Rythme 0 réalisé en 1974 par Marina Abramovic au Studio Mora à Naples. Le public pouvait lire le

cartel suivant : « There are 72 objects on the table that one can use on me as desired. I am the object. During this

period I take full responsibility. » Il y a soixante-douze objets sur la table, chacun peut en utiliser un sur

moi comme il le désire. Je suis l’objet. Pendant cette période, je prends toute la responsabilité (nous traduisons).

Figure 121 : Discontrol Party, capture écran de l’annonce de la soirée sur le réseau social Facebook.

Figure 122 : Discontrol Party, modélisation de la salle de concert avec le

positionnement des régies : l’une sur scène, l’autre en retrait.

vue : celui du dispositif, celui des expériences vécues, en terminant par notre expérience propre de performeuses.

Contexte : quand l’autoritaire rencontre le festif

Discontrol Party était un dispositif explorant la confrontation de deux modes de participation. Il repose sur la réunion de contextes opposés : festif d’une part, de surveillance de l’autre. Ce dernier était rendu transparent et retourné vers le groupe observé : les captations des caméras infra-rouge et autres outils de localisation et de détection de mouvements lui étaient rendues sous forme de projections. Est-il possible de s’amuser en se sachant observé ? Telle semblait être la question adressée au visiteur. Pouvait-il oublier la machinerie sécuritaire au profit d’une focalisation sur la partie musicale ? Ou bien l’omniprésence des projections renvoyant au public son image forçait-elle la réflexivité vis-à-vis du moment vécu ?

Au centre de la salle de concert était érigée une scène, détachée des quatre murs. Sur cette estrade cohabitaient les musiciens et la régie technique, offerts sur un pied d’égalité au regard des spectateurs. Seuls les régisseurs de la Gaité Lyrique conservaient une place traditionnelle, soustraits à l’exposition publique. L’équipe de réalisation était donc scindée en deux places. Les uns, veillant au fonctionnement des différents outils de surveillance, étaient exposés, tandis que les autres, portant leur attention au bon déroulement des sets des musiciens, conservaient leur place habituelle.

Cette sortie de l’ombre de la technique et de ses opérateurs était l’un des arguments de Discontrol Party. Les développeurs, techniciens et régisseurs sont non seulement physiquement placés sur la scène mais l’objet de leur attention, l’écran d’ordinateur, était également rendu accessible. La jupe de scène était recouverte de trois écrans LCD sur chaque face. Ceux-ci redoublaient les écrans de la régie technique. Le revers du dispositif était mis en scène dans une volonté de transparence.

Figure 123 : Discontrol Party, modélisation de la salle de concert. Tout autour de l’estrade détachée des murs des écrans retransmettent le contenu des écrans de la régie. Infographie : EnsadLab/DIIP, 2011. Figure 124 : Discontrol Party, spectateurs expérimentant les dispositif de

reconnaissance de forme placés en jupe de scène. Photographie : Benjamin Boccas pour Futur en Seine 2011

Dans le hall de la Gaîté Lyrique, et en échange d’une pièce d’identité, les visiteurs

étaient invités à s’équiper d’un harnais portant un tag UWB165. Ce tag UWB était

détecté par sept antennes installées dans la grande salle. Les informations ainsi obtenues, relatives aux déplacements des visiteurs, étaient interprétées graphiquement et rendues au public sur l’un des écrans de projection. Dès qu’il entrait dans la salle de concert, le spectateur se savait exposé au feu du système de surveillance. Son attention était attirée par les trente-six projections graphiques recouvrant les murs. Ces nombreuses sollicitations visuelles plongeaient le visiteur dans un environnement qui se voulait puissamment immersif et spectaculaire.

Incorporation des participants

Les modes de subjectivation provoqués par Discontrol Party peuvent-ils être qualifiés d’autoritaire ? Gardant à l’esprit la définition de Girogio Agamben, nous abordons ce dispositif du point de vue des places assignées aux différents participants. Pendant la durée de sa présentation au public, un dispositif artistique, que celui-ci relève du théâtre ou de l’installation participative, distingue quatre places. L’équipe de conception et de réalisation demeurait hors champ (concepteur, metteur en scène, scénographe, technicien, régie, costumier). Les « participants informés » étaient mis en scène (performer, comédien, musicien, danseur, médiateur – si celui-ci est considéré comme participant de l’œuvre). Venait ensuite le public, parmi lequel nous distinguons les « participants non informés » (spectateurs, visiteurs) et les spectateurs non participants.

Ces places peuvent être exclusives les unes des autres ou bien se recouper (par exemple des performers sont souvent des auteurs-concepteurs se mettant en scène eux-mêmes). Elles sont assignées définitivement ou bien interchangeables pendant la durée de la présentation. Nombre de propositions en théâtre et en performance ont

exploré ces passages et mis à mal la distinction entre elles166. Discontrol Party n’échappe

165 UWB : Ultra White Band, tag émettant des impulsions sur un spectre large.

166 Au théâtre notamment, voir les travaux de Richard Schechner sur l’organisation spatiale du théâtre de la confrontation et du théâtre environnemental (performance, Montreuil-sous-bois, éditions Théâtrales, 2008, II.1 pp. 121 à 188) et sur la participation (idem, II.3 pp. 191 à 238).