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Faire performance au sein d’un dispositif préexistant

Comment favoriser le surgissement de l’avatar dans l’espace tangible ? Comment performer l’avatar ? Telles ont été les

1. Faire performance au sein d’un dispositif préexistant

L’étymologie latine du verbe performer est per forma et signifie « pour la forme ». De cette locution est tiré le verbe performare, « donner forme ». Ce verbe porte deux acceptions.

La première lui accorde une valeur purement instrumentale : Pollock réalisait des « performances » en peignant ses tableaux. La critique américaine utilisait le mot pour désigner son travail d’exécution d’une œuvre plastique qui allait rejoindre les autres produits artistiques traditionnels conservés dans une collection ou un musée. Le verbe correspondant est ainsi un verbe transitif : l’artiste performe un tableau comme le musicien une partition et l’homme de théâtre une pièce ou un spectacle. En revanche, la seconde signification du mot lui accorde une valeur absolue : Marina Abramovic ou Tino Sehgal font "performance", c’est-à-dire une action qui n’a pas un complément d’objet, qui ne sert pas à produire un tableau ou à faire vivre une musique ou une pièce

de théâtre, mais qui a une dimension autonome se suffisant à elle-même128.

En considérant l’avatar comme une opération, à la suite de Thomas Gaon, nous en arrivons à la conclusion qu’un verbe intransitif devrait nommer la pratique de l’avatar. À défaut, nous dirons que l’avatar se performe et étudierons ci-après différentes pratiques. Comment performer l’avatar ?

Le duo d’artistes Eva et Franco Mattes travaille avec, pour, ou sur Internet. Artistes contemporains utilisant des outils contemporains, ils ne collaborent pas avec les producteurs des outils qu’ils utilisent mais ont recourt à des dispositifs préexistants. L’acte créatif pour leur part est du côté de la performance qui peut prendre la forme d’une posture, tenue, assumée dans un contexte inapproprié, pour une durée non prédéterminée.

128 Giovanni Lista, , « La performance historique, le rôle du futurisme », LIGEIA, Dossiers sur l’art, vol. XXV, n° 117-118-119-120, juillet-décembre 2002, pp. 104-105.

Figure 91 : Eva et Franco Mattes,

Portraites d’avatars, 2006-2007.

Vue de l’exposition à la galerie Postmasters (New York, 2006)

<postmastersart.com/archive/01org_07/01 org_07.html#> (dernière consultation : mars 2014). R É F É R E N C E

« Année zéro – Visagéité » – Portraits d’avatars d’Eva et Franco

Mattes, 2006

En 2006 et 2007, ils explorent la plateforme 3D Second Life et y réalisent une série de

Portraits d'avatars qui ont ensuite été imprimés sur toile et exposés sous ce titre. La

démarche interroge le statut de ces avatars, la nature et la singularité de ces êtres ?

Dans les photographies de l’exposition, des captures-écrans horizontales présentent des gros-plans de visages synthétiques dont la succession fait étal de variations. Le visage de l’avatar se fait représentatif de son corps en entier. Ce qui « fait visage », tout comme « ce qui fait corps », obéit ici à une grammaire immuable. Autour de la structure anthropomorphe du corps de l’avatar s’accumulent les signes du vivant comme autant d’« objets/signes » manipulables rationnellement : textures de peau représentant pilosité, grains de beauté, saillance des muscles, ongles et plis de peau, chevelure dynamique, attitudes et démarches, organes – notamment sexuels.

De la succession de ces images d’images de visages émerge une grammaire qui préside aux variations. Ces variations sont-elles les manifestations d’expressions singulières ou bien davantage de la contrainte sémiologique imposée par l’avatar ? De quoi ces surfaces colorées sont-elles les visages ? Nous empruntons à nouveau à Gilles Deleuze et Félix Guattari l’analyse de la construction de la signifiance de ces représentations de visages.

La signifiance ne va pas sans un mur blanc sur lequel elle inscrit ses signes et ses redondances. La subjectivation ne va sans un trou noir où elle loge sa conscience, sa passion, ses redondances. […] C’est pourtant curieux, un visage : système mur blanc-trou noir. […] Le visage construit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir, il constitue le mur du signifiant, le cadre ou l’écran. Le visage creuse le trou dont la subjectivation a besoin pour percer, il constitue le trou noir de la subjectivité comme conscience ou passion, la caméra, le troisième œil. […] Le visage, du moins le visage concret, commencerait à se dessiner vaguement sur le mur blanc. Il commencerait à apparaître vaguement dans le trou noir. […] Suggestive blancheur, trou

Figure 92 : Eva et Franco Mattes, Portraits : Harpo Jedburgh, Kate Colo, Nubiian Craven, Modesty Galbraith et Nyla Cheeky. Captures écran imprimées sur toile. 2006-2007. R É F É R E N C E

capturant, visage. Le trou noir sans dimension, le mur blanc sans forme

seraient déjà d’abord là129.

Le mur blanc de l’espace simulé, de l’écran ou de la toile sur laquelle sont tirées ces captures-écran devrait donc se trouer de signifiant-œil, de signifiant-bouche, de signifiant-nez et oreilles. D’avantage, ce sont le corps et la tête modélisés en 3D qui, au sein de l’espace simulés, se trouent et font visage. En retirant la dimension dynamique et animée des avatars, Eva et Franco Mattes nous invitent à faire le constat d’une répétition redondante, de singularités préconstruites. La structure de l’avatar organise l’agencement de ces signes et les possibles de leur apparition. La série met en exergue les ressemblances et les similarités plutôt que les expressions singulières.

Ce constat d’une structure de visage préconstruite et répétitive exacerbe le modèle proposée par les auteurs de Mille plateaux :

Les visages ne sont pas d’abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité, délimitent un champ qui neutralise d’avance les expressions et connexions rebelles aux significations conformes. De même la forme de la subjectivité, conscience ou passion, resterait absolument vide si les visages ne formaient des lieux de résonance qui sélectionnent le réel mental ou senti, le rendant d’avance conforme à une réalité dominante. Le visage est lui-même redondance. Et il fait lui-même redondance avec les redondances de signifiance ou de fréquence, comme avec celles de résonance

ou de subjectivité130

La série des Portraits nous invite à considérer ces expressions de subjectivités comme autant de variations démultipliées autour d’une même syntaxe et selon une grammaire immuable. Peut-être y a-t-il visage dans ces portraits, peut-être y a-t-il trou noir. Reste à étudier quelles subjectivités s’expriment ici et par quel moyen. Le point de vu technique adopte le terme d’ « utilisateur » pour nommer les êtres investissant

129 Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Les éditions de minuit, 1980, pp. 205-207.

Figures 93 : Couverture et extraits de l’ouvrage de Robbie Cooper et Julian Dibbell, Alter Ego, Avatars and Their

Creators (2007). Chaque double page

juxtapose un portrait du joueur et de son avatar, dans différentes plateformes de jeux multijoueurs en ligne.

R É F É R E N C E

le corps de l’avatar. L’investissement sera qualifié de narcissique. L’utilisateur traite l’avatar en objet, le pare, le bichonne, l’améliore avec de nouveaux scripts d’animation, l’embellit avec des éléments additionnels. Chacun d’entre eux circonscrit une fonction symbolique aussitôt assignée à l’avatar (séduction, virilité, sexualité) et ce faisant projette l’utilisateur dans un rapport à un corps construit à partir de fragments éparses. Cette conception discrétisée et rationnelle n’est pas celle que nous défendons à travers nos performances, considérant d’avantage l’avatar comme une prothèse, un organe intermittent et externe. Néanmoins, elle est celle induite ici.