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Perception interne et réflexion

Dans le document Les enjeux de l'empathie selon Edith Stein (Page 99-103)

5. Empathie steinienne et sympathie schélérienne

5.2 Perception interne et réflexion

Il est intéressant de voir la manière dont Stein distingue la perception interne tel que l'entend Scheler de la réflexion au sens de Husserl.

Scheler critique comme Stein les théories qui confondent l'empathie avec ce que nous avons appelé l'isolation: je ne peux connaître l'autre qu'à partir de mes propres expériences, j'attribue à autrui des vécus par ce que je reconnais dans la manifestation visible de ces vécus une ressemblance avec celle de mes propres vécus. Or pour Scheler une telle théorie présuppose comme donnée première l'existence d'un moi qui s'aperçoit lui-même dans ses vécus et celle d'un toi dont le moi peut percevoir les vécus qui lui sont propres. Scheler écrit ainsi :

Il se produit tout d'abord un courant d'expériences psychiques indifférentes, sans rapport avec le toi et avec le moi, un courant dans lequel sont intimement mélangées les expériences qui sont à moi, et celles qui sont à autrui; dans ce courant se forment d'abord, peu à peu, des tourbillons ayant une forme définie; ces tourbillons attirent lentement dans leur sphère des éléments de plus en plus nombreux du courant et sont rattachés successivement et très progressivement à des individus différents.124

La perception interne est précisément l'acte par lequel une expérience psychique d'abord indifférente devient celle d'un moi ou d'un toi. Comment l'individu reconnaît-il comme sienne une expérience psychique d'abord indifférente ? Scheler doit bien admettre l'existence d'individus qui n'ont pas d'abord conscience de leur individualité mais sont comme absorbés dans le courant de la vie. Quand l'individu, à la suite de son développement psychique, exerce cette faculté de la perception, il prend progressivement conscience des expériences qui font de lui un moi individuel. Il prend aussi conscience des expériences psychiques qui ne sont pas les siennes et qu'il attribue alors à autrui. C'est à cette condition seulement qu'il perçoit les ressemblances et les différences entre ses vécus et ceux d'autrui par cet acte de compréhension qui à son tour rend possible la sympathie.

Cependant, une telle perception interne ressemble davantage à un acte du souvenir par laquelle le moi prend conscience d'un vécu passé et le perçoit comme constituant son moi individuel. La perception interne rend conscient, actuel, mien ou tien un vécu d'abord indifférent et inconscient.

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SCHELER, Nature et formes de la sympathie, III,3, p. 335.

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Or Stein va critiquer cette approche en raison même de la méthode phénoménologique :

A voir les choses ainsi, la question de savoir si un vécu est "mien" ou celui d'un autre n'a aucun sens. Ce que je sens -ce que je sens originairement- c'est précisément moi qui le sens, peu importe quel rôle ce sentiment joue dans l'ensemble de ma vie individuelle et de quelle façon il est apparu (par contagion de sentiment, par exemple, ou non). Ces vécus propres -les vécus purs du moi pur- me sont donnés dans la réflexion, dans le retour sur soi, où le moi, se détournant de l'objet, porte son regard sur le vivre de l'objet.125

Stein remet en question l'idée même d'un flux indifférent de vécus sur lequel viendraient progressivement se différencier les individus. La perception interne ou conscience de soi viendrait introduire une scission à l'intérieur même de la totalité de ces flux constituant une unité indifférenciée. L'individu comme moi n'apparaîtrait que dans une opposition de la conscience à une totalité dans laquelle il commence par se fondre (fusion affective). Or cette approche ne peut avoir de sens pour la phénoménologie qui pose le Moi pur comme condition de possibilité de toute donation comme telle: un vécu ne m'est donné que parce que le Moi s'y éprouve comme sujet de ce vécu, se réfléchit dans ce vécu. Au sens phénoménologique la réflexion du Moi désigne la conscience que le sujet pur a de son propre vivre, elle est ici l'épreuve immanente que le sujet fait de lui-même comme Je peux.

Réfléchir ne signifie pas porter attention à l'objet visé par un acte intentionnel de la conscience mais "porter son regard sur le vivre de l'objet", c'est-à-dire sur le vécu lui-même que constitue l'acte même de visée l'objet. La perception interne, telle que la conçoit Scheler, a le sens d'une compréhension de ses propres vécus ainsi que de ceux d'un autre moi. Elle présuppose elle-même la réflexion du Moi qui se vit comme sujet de cet acte de percevoir, s'éprouve comme un Je qui peux percevoir, c'est-à-dire connaître le contenu de ses vécus ainsi que de ceux d'autrui :

Or qu'est ce qui distingue la réflexion de la perception interne - plus exactement de la perception interne de soi ?. La réflexion est toujours une orientation actuelle vers son vivre actuel, tandis que la perception interne elle- même peut être inactuelle et, par principe, embrasse aussi le domaine des inactualités qui forment, avec ce vivre actuel, ma vie présente.126

Dans la réflexion je suis présent à moi-même, je suis donné à moi-même comme sujet vivant de mon vivre. Je ne m'oriente pas de façon intentionnelle vers un objet extérieur à moi, ce

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STEIN, Le problème de l'empathie, II, § 6, p. 61.

126

Id., p. 62.

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retour sur soi n'est pas une connaissance de soi qui suppose un acte cognitif de la perception interne de soi qui unifie le flux des vécus autour d'un Moi individuel. La perception interne de la multiplicité des vécus (actes de souvenir, de pensée, de volonté) suppose une certaine unité d'un Moi qui se présente comme totalité constituée de cette multiplicité des vécus. L'unité de ce Moi individuel repose sur la perception interne de ses qualités ou propriétés que manifestent ses vécus :

Il y a par ailleurs un regard porté sur mes vécus, dans lequel je ne les considère plus en tant que tels, mais comme les manifestations d'un terme transcendant mon individu et ses propriétés.

La conscience que le Moi peut avoir de sa propre individualité repose sur la perception interne de sa propre manifestation dans le monde (transcendance), manifestation par laquelle quelque chose comme un individu est donné avec ses qualités et ses propriétés. Mais l'unité même de ce Moi individuel (donné dans le monde) n'est possible que parce que le Moi pur se donne à lui-même comme sujet de son vivre, éprouvant ses propres pouvoirs qui ouvrent un monde dans lequel la vie même du Moi se manifeste de façon visible, transcendante.

Chez Scheler, l'unité du moi individuel repose sur une double perception de soi: la perception externe et la perception interne: la perception externe du corps est celle par laquelle mon corps se sépare des autres corps, se manifeste comme ce corps qui est mien ; la perception interne est celle par laquelle le psychisme se manifeste comme mien, distinct de celui des autres.

En réalité, la perception interne, telle que l'entend Scheler, ne donne qu'un complexe de vécus et non un moi véritable. Je ne perçois le complexe de vécus comme mien que parce que je m'y reconnais comme sujet de ces vécus. Ce n'est pas la perception interne qui donne accès au moi, mais la réflexion du moi pur qui permet de percevoir les vécus comme ceux d'un moi individuel. La perception externe, telle que l'entend Scheler, ne donne accès qu'au corps objet (Körper) qui ne peut être perçu comme mien que si le Moi pur l'éprouve comme corps propre, c'est-à-dire comme corps vivant (Leib).

On comprend pourquoi Stein écrit que ce Moi individuel (tel que le conçoit Scheler)

Est fondamentalement différente du Moi pur, du sujet du vivre actuel, comme les unités qui se constituent dans la perception interne le sont de l'unité d'un processus de vécu; et de même que la perception interne qui nous donne ces complexes de vécus, l'est de la réflexion dans laquelle nous saisissons l'être absolu d'un vivre actuel.127

Stein confirme la nécessité de distinguer entre la perception interne et la réflexion à partir de certaines illusions :

Quand je me trompe sur mes sentiments envers une autre personne, cela ne veut pas dire que je saisis réflexivement un acte d'amour qui, en réalité, n'existe pas. Il n'y a pas d'"illusion réflexive" de ce genre. Si je saisis dans la réflexion un mouvement d'amour en acte, j'ai alors un absolu, qu'aucune interprétation ne peut éliminer. Il est possible que je me fasse illusion quant à l'objet de mon amour, c'est-à-dire que la personne, telle que je pensais la saisir dans cet acte, soit autre en vérité, et que j'aie aimé un fantôme128

Stein montre clairement que l'illusion au sujet d'un sentiment amoureux ne vient pas de la réflexion, c'est-à-dire du vécu du sentiment tel qu'il se donne à vivre au sujet. L'illusion vient précisément de la perception des motifs de ce vécu, des raisons qui font naître le sentiment amoureux. Alors que le vécu du sentiment se donne comme absolu au Moi qui le vit, les motifs provoquant ce sentiment dépendent de la perception que je peux en avoir. Je peux en outre me tromper sur ce que je crois être le motif d'un sentiment alors qu'il ne correspond pas à la réalité : si je ressens bien de la haine, si je me vis comme haineux, je peux me tromper sur ce que je crois être l'objet qui motive par haine, ou par ignorance, ou par une éducation qui oriente ma haine sur tel ou tel objet :

Quand j'ai appris de mon entourage la haine et le mépris envers ceux qui appartiennent à une race ou un parti déterminés (…) c'est là une haine tout à fait authentique et sincère, à ceci près qu'elle s'édifie sur une évaluation empathisée, au lieu d'une évaluation originaire.129

Si l'empathie me donne accès, dans le processus d'éducation, au jugement de mon entourage, j'aurais tendance, non par empathie mais par confiance et amour de mes proches, à croire comme vraie cette évaluation sans connaître la réalité dont il est question. C'est pourquoi le vécu de la haine sera bien sincère (vécu pleinement comme mien), mais le jugement sur les motifs de ce vécu sera source d'illusions. L'empathie apparaît ainsi de nouveau comme nécessaire pour corriger les erreurs d'évaluation, puisqu'elle seule me donne accès au vécu des autres: une connaissance de ceux que je hais, parce que je les crois haïssables d'après l'opinion de mon entourage peut provoquer un nouveau vécu si s'effacent les motifs de la haine.

127 Id., p. 63. 128 Id., p. 64. 129 Id., p. 65.

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Dans le document Les enjeux de l'empathie selon Edith Stein (Page 99-103)