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Peinture et chorographie : la fresque d’Alberto Aringhieri

Chapitre 4. Les représentations chorographiques de Rhodes :

4.3 Peinture et chorographie : la fresque d’Alberto Aringhieri

Devenue ainsi l’un des symboles de la lutte contre l’Empire ottoman, ainsi qu’un exemple de l’héritage antique dont se réclamaient les puissances européennes, la ville de Rhodes fut aussi représentée à travers des fresques dans des bâtiments publics ou religieux et prit une place concrète parmi les grandes « cités du monde » de l’imaginaire occidental (Roberts 2016 : 246). Sans toujours posséder le même degré de précision que les images gravées, ces représentations étaient directement liées à leur espace d’exposition et à la fonction précise qu’on souhaitait leur donner. En transposant aux images les réflexions épistémologiques de Michel Foucault développées dans L’archéologie du savoir (1969), comme l’ont fait plusieurs chercheurs dont Harley, Besse ou Ribouillault, on peut émettre l’hypothèse que la manière dont les représentations d’un espace historique sont construites dépend des référents culturels et sociaux du créateur et du public, et traduisent une vision de l’espace propre à une société donnée. Comme nous l’avons vu un peu plus haut, Ptolémée distingue la chorographie de la géographie par la différence de mode de représentation. Dans le cas de la chorographie, nul besoin de donner les mesures et les proportions spécifiques d’un lieu mais bien de le rendre de manière « vraisemblable », afin que le spectateur puisse le reconnaître par des signifiés qui lui sont connus. La vue du port de Rhodes avec sa tour principale et ses fortifications était ainsi bien ancrée dans l’imaginaire occidental et ce sont donc ces éléments « typiques » qui se retrouvaient le plus souvent illustrés afin de symboliser la ville.

La fresque de Bernardo Pinturicchio (1454-1513) représentant Alberto Aringhieri, réalisée entre 1503 et 1506 et située dans la chapelle de Saint-Jean de la cathédrale de Sienne, utilise ces éléments connus afin de représenter Rhodes à l’arrière-plan, derrière le sujet principal en prière (fig. 13). Contrairement aux cosmographies et pèlerinages, dans desquels la représentation topographique constituait le sujet principal de la gravure, en peinture il fallut attendre jusqu’au milieu du XVIe siècle pour que ce type de paysage s’émancipe de son statut de motif et fasse l’objet d’une attention nouvelle (Ribouillault 2013 : 48). Le sujet principal est donc Alberto Aringhieri, membre de l’Ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, et responsable de la décoration de la chapelle. Son appartenance à l’Ordre et son désir de commémorer son rôle et celui de sa famille au sein de celui-ci sont directement en rapport

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avec la décoration de la chapelle et sa fonction (Smith 2002). Le portrait est situé à l’intérieur de l’entrée de la chapelle et fait face à un second portrait également réalisé par Pinturicchio. Bien que l’identité de ce second personnage soit longtemps restée mystérieuse, on pense désormais qu’il s’agirait de son fils (Smith 2002 : 186), paré de son armure et prêt au combat. Le père, lui, est représenté dans un habit religieux arborant le blason de l’Ordre de Saint-Jean- de-Jérusalem. Suivant la tradition voulant qu’on représente le commanditaire à genoux devant le Christ ou la figure d’un saint, les deux personnages sont agenouillés en prière en direction de la statue de saint Jean-Baptiste, créant un espace dynamique où les divers éléments du décor communiquent entre eux. La statue, isolée dans sa niche, a plutôt l’aspect d’une vision se présentant aux deux personnages et peut être reliée à l’anecdote du miracle de la tour d’Italie relaté dans la Descriptio de Caoursin, alors que le saint était apparu aux combattants et avait permis aux chevaliers de reprendre le contrôle de la muraille (Smith 2002 : 187). Bien que n’ayant pas été présent à Rhodes durant le siège de 1480, Aringhieri se place ainsi directement en rapport avec cet évènement et rappelle clairement son appartenance à l’Ordre.

La vue de ville derrière Alberto Aringhieri fait aussi le lien aussi de manière directe avec les chevaliers de Saint-Jean, puisqu’il s’agit d’une vue du port et de la forteresse, clairement identifiée par le mot « RHODI ». L’artiste devait probablement présumer que ces fortifications étaient immédiatement reconnaissables pour les Siennois de l’époque et de toute évidence assez bien connues pour qu’il puisse les représenter avec un certain nombre de détails caractéristiques (Roberts 2016 : 246). On peut ainsi reconnaître la fameuse chaîne déployée à l’entrée du port et la tour Saint-Nicolas au sommet de laquelle flotte la croix de l’Ordre. Trois galères sont aussi représentées naviguant près du port. Le paysage dans lequel se situe la vue de ville est quelque peu improbable : Aringhieri se tient agenouillé sur ce qui semble être une butte ou une colline donnant sur la mer, et au bout de laquelle donne directement l’entrée du port de Rhodes. Une telle vue est topographiquement impossible puisqu’il faudrait que le chevalier se situe très loin sur les côtes anatoliennes afin de voir le port de cet angle et à partir de la terre ferme. La présence de la cité de Rhodes derrière le chevalier en prière prend ainsi un rôle symbolique sans la prétention d’aider au « réalisme » du paysage. Ici l’artiste se place en continuité avec le discours de Pline et de Vitruve qui précisent que le travail du peintre est « (…) de [donner] une image de ce qui est, ou de ce qui peut être ». Il s’agissait donc « (…) d’imiter la « vision » d’un lieu, plutôt que de recourir à une

approche cognitive et analytique de la réalité : un langage qui s’adressait aux sens plus qu’à l’intellect » (Ribouillault 2012 : 137). La fresque, partie du décor général de la chapelle, devait commémorer le rôle d’Alberto Aringhieri dans l’Ordre des chevaliers de Saint-Jean-de- Jérusalem : bien que n’ayant pas assisté aux évènements du siège, Aringhieri était comme beaucoup d’autres de ses compatriotes stationné en Europe et levait des fonds pour l’Ordre tout en leur servant d’intermédiaire pour les communications avec les autorités religieuses et politiques locales. La représentation du port de Rhodes et de ses fortifications participe ainsi à un discours visant à réaffirmer l’importance des actions du chevalier et l’accomplissement de son rôle pour célébrer et garder vivante la mémoire de l’Ordre et du courage de ses chevaliers lors de la défense de leur cité, même pour un public éloigné (Roberts 2016 : 246). Le choix même de Pinturrichio et de son atelier est éloquent, l’artiste étant considéré comme l’un des plus prestigieux à Sienne vers la fin du XVe siècle. Ce dernier avait d’ailleurs été fréquemment associé à des projets artistiques dans lesquels l’idée de la croisade et de la menace turque était centrale (Ribouillault 2010 : 147). Les fortifications de Rhodes servent autant à faire reconnaître la cité qu’à célébrer le combat victorieux de l’Ordre, et par extension de la chrétienté, contre les troupes de Mehmet II et l’islam. Le fait de représenter le fils Aringhieri en armure rappelle le rôle premier des chevaliers comme combattants, et met en avant la nécessité de protéger les territoires chrétiens comme celle de récupérer ceux qui furent perdus (notamment Jérusalem).

La vue urbaine de Rhodes participe donc ici aussi au discours propagandiste des autorités religieuses visant à réimplanter l’idéal de la croisade dans l’imaginaire collectif, et à célébrer la grandeur et la puissance de l’Ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem comme ordre chrétien, hospitalier et militaire. La fresque et le décor dans lequel elle s’inscrit servent aussi d’outils visant à commémorer l’importance du commanditaire Alberto Aringhieri et son rôle au sein de l’Ordre, et ont ainsi une fonction religieuse et politique qui influence directement le mode de représentation.