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Le Peregrinatio in Terram Sanctam

Chapitre 4. Les représentations chorographiques de Rhodes :

4.2 Les recueils chorographiques

4.2.2 Le Peregrinatio in Terram Sanctam

L’île de Rhodes était très présente dans l’imaginaire chrétien, particulièrement grâce au passage sûr garanti par l’Ordre de Saint-Jean pour les pèlerins voyageant vers Jérusalem (Roberts 2016 : 242). On trouve d’ailleurs une représentation de l’île (fig. 12) dans le Peregrinatio in Terram Sanctam de Breydenbach, publié à Mayence en 1486. Bien que rédigé de la main de Breydenbach, alors prêtre à la Cathédrale de Mayence, les gravures sont réalisées par l’artiste Erhard Reuwich d’Utrecht, que le prêtre avait recruté afin de l’accompagner dans son voyage vers Jérusalem. L’ouvrage imprimé rencontra un immense succès, notamment grâce à la qualité du travail de Reuwich et à l’originalité de l’ouvrage, considéré comme le premier récit de voyage illustré. Le but visé par le Peregrinatio différait de celui du Civitates par son côté plus religieux et « pratique » : Breydenbach désirait d’abord faciliter le voyage pour les pèlerins se rendant à Jérusalem en offrant de l’information sur les distances entre les îles méditerranéennes, des détails sur les contrats conclus avec des capitaines de bateau et autres détails intéressants pour les futurs voyageurs. L’ouvrage ne tente donc pas d’offrir des représentations de différents endroits à travers le monde, mais bien des villes rencontrées lors d’un parcours spécifique, celui du trajet de Venise vers la Ville sainte, et d’autres détails qui semblaient importants à l’auteur : ainsi le Peregrinatio comporte un complexe frontispice figurant une femme vénitienne, Venise possédant encore la plupart des territoires traversés par les pèlerins, sept vues de citées portuaires représentées avec de nombreux détails et des vues de lieux saints particulièrement importants à Jérusalem, mais aussi des représentations de personnages orientaux et des reproductions de leur alphabet (Ross 2014 : 2). Le but de l’ouvrage dépassait ainsi celui de « guide de voyage », mais s’attardait aussi aux évènements politiques et religieux de l’époque vivement ressentis en Méditerranée, particulièrement la présence ottomane de plus en plus envahissante pour les chrétiens. Le

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Peregrinatio touche ainsi au sujet délicat et à multiples facettes des échanges et rencontres entre musulmans et chrétiens, mais avec un regard complètement occidental : « Together author and artist presume to offer readers an authentic introduction to a Mediterranean basin caught in a contest between faith and heresy » (Ross 2014 : 2). L’œuvre de Breydenbach et de Reuwich fait revivre le sentiment de croisade et de dualité primaire entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien. Ce but est même ouvertement affirmé par l’auteur à travers le texte, qui appelle à reprendre et à rechristianiser Jérusalem en attisant la foi et l’amour de la Ville sainte : « I ask the almighty God that he not only open the way to these lands for its true believers, but that he also infuse in them a great love and desire for the same, so that sometime they come again under the power and territory of Christianity, in praise to God and to the honor of all Christian people, Amen » (Breydenbach 1486 : 10v ll. 9-13). L’utilisation de l’imprimerie dans le but d’encourager la foi et de raviver l’idéologie des croisades n’était pas nouveau, mais le fait de réunir un texte avec des représentations graphiques participant à une même rhétorique, glorifiant Venise (alors grande figure de la lutte contre l’Empire ottoman en Méditerranée) et montrant le chemin allant vers la reconquête des lieux saints face aux « hérétiques », représentait une forme nouvelle de discours propagandiste (Ross 2014 : 56).

Le format de l’ouvrage est en lui-même une grande nouveauté : quatre des sept vues de villes sont ainsi des panoramas représentés sur un papier qui se déplie hors de l’ouvrage et peut atteindre jusqu’à 1,62 mètre de large, en ce qui concerne la vue de Venise. La vue de Rhodes, répartie sur quatre feuillets, est accompagnée d’un texte occupant les versos des feuillets attachés au livre. Cette vue fut reprise par Hartmann Schedel et son ouvrage non moins populaire de 1493, le Liber Chronicarum (1493) ou les Chroniques de Nuremberg. La large place accordée à la ville de Rhodes au sein du Peregrinatio est représentative de l’importance de l’île dans la culture religieuse de l’époque, notamment en tant que dernier bastion en Méditerranée orientale tenu par des Croisés, et pris aux mains des infidèles et des byzantins. La représentation réunit plusieurs vues de profil placées l’une à côté de l’autre afin de créer un panorama. Celui-ci débute à la droite de l’image avec un fort situé à l’entrée du port, pour se terminer à gauche avec la représentation de collines et de terrassements. Au centre de l’image sont représentés les fameux moulins de Rhodes, ainsi que le fort Saint- Nicolas, célèbre pour son rôle lors du siège de 1480. Derrière la ville au premier plan est représenté un paysage parsemé d’arbres et de montagnes, situant la ville au sein du territoire

plus large de l’île. Ce type de vue diffère de celui utilisé par Braun dans le Civitates, qui appelait à une construction plus géométrique de l’espace et nécessitait un point de vue plus éloigné et élevé (Nuti 1994 : 113). Ici, Reuwich s’inscrit dans la tradition maritime des vues de profil, alors que les navigateurs devaient apprendre à reconnaître un endroit particulier en l’approchant par la mer ou la rivière, avec l’œil horizontal à la rive. L’œil est alors, pour le marin, un instrument fiable au même titre que le compas : ce sont les éléments caractéristiques et reconnaissables d’un endroit qu’on approche par l’eau qui permettent de l’identifier. La vue de profil était beaucoup plus commune dans les régions du Nord qu’en Italie, et dérive des livres de navigation qui décrivaient sous forme textuelle les côtes et les cités portuaires (Nuti 1994 : 110). La représentation qui nous intéresse se présente donc comme la vue qu’on aurait de la ville en s’approchant de la côte, à partir d’un point toutefois légèrement plus élevé, partant du nord-ouest et allant vers le sud-est (Setton 1976 : 352). Ce n’est pas uniquement la ville de Rhodes qui se trouve représentée, mais aussi les collines et montagnes de l’île ainsi que les terres cultivables qu’on trouve à l’arrière-plan. La plus grande partie de la surface de l’image est occupée par l’entrée du port, avec la ligne de moulins caractérisant Rhodes et les fortifications bien visibles. L’accent est clairement mis sur le récent combat mené contre les « Turcs », seulement trois ou quatre ans avant le passage de Breydenbach et Reuwich. On peut voir la lourde chaîne que les Chevaliers de Saint-Jean tendaient à l’entrée du port afin d’empêcher les bateaux d’entrer en temps de guerre, ainsi que plusieurs détails montrant les dégâts sur les bâtiments et fortifications de la ville : la tour Saint-Nicolas, à l’entrée du port, est clairement endommagée et de grandes fissures et traces d’éboulements sont repérables un peu partout dans la cité. À la droite du port principal, on voit ainsi un bateau qu’on répare. On trouve de plus un détail troublant à l’arrière-plan, soit une potence avec un corps pendu près d’un grand arbre mort. Ce détail illustre une anecdote relatée dans le texte accompagnant la représentation et relatant l’histoire du siège, lui-même repris de la Descriptio de Caoursin (Vann et Kagay 2015 : 69). Le pendu devrait donc représenter maître George, renégat allemand selon les textes et s’étant rendu aux Rhodiens au début du siège. Bombardier, il avait tout d’abord servi de conseiller pour l’Ordre de Saint-Jean, malgré une certaine méfiance de la part de ces derniers, avant d’être exécuté pour traîtrise (Vaivre et Vissière 2014 : 88).

Ces détails ont toute leur place dans le but avoué de Breydenbach d’appel à la croisade : le danger que représentaient les « Turcs » est clairement visible dans la cité

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endommagée, et la réponse de l’Ordre qui avait défendu l’île est également claire avec la représentation du pendu, comme un exemple de ce qui pouvait arriver à ceux qui trahissaient la foi chrétienne. La croisade est aussi directement présente dans l’image avec la galère au premier plan, probablement celle dans laquelle étaient arrivés les pèlerins : à l’avant, elle arbore la Croix de Jérusalem, et à l’arrière deux plus petits drapeaux qui représentent probablement le duché de Bourgogne et la Flandres. Ces drapeaux sont cependant inversés (Davies 1911 : xxiv). Ceci est peut-être dû au fait que nous ayons à faire à une gravure : le dessin préliminaire est alors inversé par rapport à l’impression. Le Peregrinatio de Breydenbach et Reuwich s’inscrit donc dans ce renouveau de l’idée de croisade chez les grandes puissances chrétiennes. Ceci était particulièrement le cas en Italie, avec les nouvelles campagnes d’indulgences menées par Sixte IV après les évènements de Rhodes et d’Otrante puis avec l’élection d’Innocent VIII en 1484, qui avait justement été choisi dans l’espoir de la concrétisation d’une croisade (Ribouillault 2010 : 145 ; Setton 1978 : 388-392).