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Chapitre 2. L’imagerie du siège de 1480 : propagande en Occident

2.2 Les vues chorographiques du siège : glorifier Rhodes

2.2.2 L’ex-voto anonyme

Une autre image majeure issue du siège de 1480 et offrant un remarquable exemple de propagande est un tableau réalisé vers 1483, commandé par Antoine d’Aubusson (1413-après 1480), frère du grand maître et conseiller de Louis XI (1423-1483), et qui devait être exposé

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dans le chœur de Notre-Dame (fig. 2). Antoine d’Aubusson avait probablement fait un récit enthousiaste de la bataille au roi, lequel avait comme projet d’installer près du tableau sa statue équestre (Vaivre et Vissière 2014 : 119). Le roi avait en effet participé au financement de la défense de Rhodes (Hamon 2009 : 331), et puisque la langue dominante au sein de l’Ordre des chevaliers était le français, Louis XI avait bien l’intention de s’arroger une part de la victoire. Profitant de la diffusion immédiate et éclatante des évènements du siège, le roi entama un processus de récupération politique en écrivant notamment au chapitre de Notre- Dame de Paris afin de demander à recevoir un tableau votif de la victoire de Rhodes. Cependant, le tableau ayant été égaré et la lettre du roi ayant pendant longtemps échappé à l’attention des historiens, ce n’est que récemment que celle-ci fut mise en relation avec un étrange tableau se trouvant à la mairie d’Épernay depuis 1916 (Hamon 2009 : 331). Une recherche d’archives effectuée par plusieurs historiens permit de comprendre que le tableau, dont le sujet était jugé trop sanglant et choquant par les chanoines, avait finalement été légué à une autre église par les héritiers d’Antoine d’Aubusson avant que l’on ne perdre sa trace jusqu’au XIXe siècle. Le tableau reprend l’iconographie des illustrations de Caoursin : bien que son auteur soit encore inconnu, on sait qu’il fut réalisé en même temps que les cinquante- deux enluminures de l’édition luxueuse de son texte (Hamon 2009 : 333). La représentation, surtout le paysage à l’arrière-plan, semble relever de l’école flamande (Vissière 2011 : 168) et s’appuie fort probablement sur le même modèle que les chorographies de la Descriptio, soit la peinture envoyée par Caoursin à l’enlumineur, ou encore les images propagées par les chevaliers. La ressemblance entre le tableau et les vues chorographiques de Caoursin est telle qu’elle suggère cependant une source commune. Celui-ci représente une vision synoptique du siège de Rhodes avec, dans la partie inférieure, une longue inscription en quatre lignes résumant le texte de Caoursin et les faits essentiels de la bataille, dont le miracle final dont nous parlerons plus loin. Au premier plan, on trouve des navires ottomans ainsi que d’autres européens venus à l’aide des Chevaliers ; à la gauche du tableau est représentée la bataille du fort Saint-Nicolas, et à droite celle de la muraille d’Italie. Comme chez Caoursin, le turban est utilisé pour représenter les figures turques. De plus, les Ottomans semblent posséder une technologie inférieure : alors que les combattants chrétiens sont représentés en armure, défendant la cité, les figures ennemies sont vêtues de costumes colorés et se noient dans les eaux du port. L’artiste a aussi fait preuve d’imagination quant aux étendards de l’armée

ottomane, qui vont des traditionnels croissants de lune et étoiles aux dragons, aux rats et aux mouches ; l’Ordre, lui, reste uni sous le signe de la croix (Vissière 2011 : 171). On retrouve dans cette vue un discours similaire à celui de la miniature de Caoursin : la ville et son gouvernement (l’Ordre) sont glorifiés et placés sous la protection de la religion. Cependant, le tableau d’Épernay est intéressant du fait qu’il réunit au sein d’une même représentation différents moments clés du siège : on peut y voir l’attaque sur la muraille d’Italie à la droite du tableau, l’assaut du fort Saint-Nicolas à sa gauche, et les batteries turques bombardant les murailles. En plein centre de l’avant-plan de la représentation est figurée une galère arborant une croix, probablement une des nefs napolitaines arrivées en renfort à la fin du siège. La chronologie des étapes de la bataille est ainsi condensée en une seule image : cette dernière permet de comprimer le temps dans l’espace et ainsi de saisir d’un seul coup d’œil les différents évènements d’un récit. Bien que la référence au siège de 1480 soit claire grâce à l’inscription du bas, c’est l’image ici qui met en scène l’histoire. Les détails de la bataille comme les évènements majeurs de cette dernière sont représentés, et le texte est présent pour attester de la véracité des faits : l’inscription au bas du tableau sert à rappeler que la représentation est basée sur une source écrite, et pas n’importe laquelle, mais bien celle de Caoursin présent au moment du siège et dont le récit était alors considéré comme une des sources les plus fiables concernant ces évènements. La profusion de détails dans les scènes de batailles et dans la représentation de l’artillerie sert à donner au tableau un côté réaliste, usant de « l’effet de réel » au sens où l’entend Roland Barthes : c’est-à-dire rassembler une multitude de détails qui semblent au premier abord purement anecdotiques, mais qui contribuent à la formation dans l’imaginaire du spectateur d’un espace réel, d’une scène existante (Barthes 1968 : 84-89). Le tableau sert ainsi de véritable récit commémoratif du siège, auquel le spectateur est appelé à croire.

La dimension religieuse est aussi très présente : alors que saint Jean-Baptiste se trouve parmi les défenseurs, debout sur la muraille et une épée à la main, la Vierge à l’Enfant veille sur les chrétiens depuis le ciel, entourée de deux anges. Cette scène semble avoir été rajoutée par la suite et ne pas être de la même main (Vissière 2011 : 168-171 ; Hamon 2009 : 331-336), sûrement pour tenter de faire contrepoids à l’aspect guerrier du tableau. Cette double dimension militaire et religieuse suggère aussi, comme au travers d’autres représentations de batailles comme celles plus tardives de Lépante en 1571, que les Ottomans auraient perdu la

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bataille non seulement à cause de leur stratégie ou technologie inférieure, mais aussi à cause de leur infériorité spirituelle (Strunck 2005 : 219).

La place prise par l’iconographie religieuse plus traditionnelle ne suffit toutefois pas à convaincre les chanoines de Notre-Dame. Bien que les représentations de batailles à grande échelle n’aient pas été si rares dans la France de l’époque, ces dernières montraient plutôt des groupes de combattants insérés dans des compositions monumentales suivant la tradition des fresques italiennes, et n’avaient pas de vocation dévotionnelle. L’idée de placer un ex-voto du siège de Rhodes, avec ses scènes de guerre sanglantes, en plein milieu d’une église, était de toute évidence trop audacieuse pour l’époque (Hamon 2009 : 333). Comme le soulignent Jean- Bernard de Vaivre et Laurent Vissière, il faut croire que les chevaliers de Rhodes étaient en avance sur leur temps autant dans le domaine de l’artillerie que dans celui de la propagande (2014 : 119).