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II - LES AFFRES DE LA MATERNIT

III - LES VESTIGES DÕUN TERRITOIRE DISPARU Il nÕy a pas de Ç nouveaux pays natal È

III- 1 Le pays dont on se souvient

III-1.A Les impressions sensorielles

CÕest par la mre, Žcrit Marie-JosŽ Chombart de Lauwe, que Ç sՎbauche la premire reprŽsentation du monde de lÕenfant, [É] elle nuance de multiples impressions affectives et sensorielles È2, aussi, se rappelle-t-elle subrepticement par la diversitŽ des empreintes laissŽes en notre mŽmoire corporelle. Son souvenir est liŽ ˆ un parfum, un toucher, un mouvement ou une voix, autant de signes impalpables mais profondŽment familiers, sources dÕapaisement ou dՎtranges Žmois. Dans LÕInaperu, lorsque Marie fuit les chamailleries incessantes de ses frres en sÕexilant dans la Simca Aronde, elle recherche, dans cet espace transitionnel, une condensation des essences variŽes et composites. LÕodeur Ç indŽfinissable et pourtant si caractŽristique qui y rŽgnait, composŽ dÕun mŽlange de ska•, de poussire, de vagues traces du parfum de sa mre, de relents de tabac et dÕessence È (In, 26), favorisent lÕapaisement et lÕendormissement. Le corps maternel a une odeur qui est une sensation premire et constitue selon les termes de la psychanalyste Annie Anzieu une Ç Jouissance initiale, pŽnŽtration irrŽversible. Souvenir du dedans du corps, enveloppe retournŽe sur soi. Peau immatŽrielle repliŽe par lÕair qui pŽntre È3. LՎvanescence de lÕodeur des tres, Ç qui se fane en premier dans la mŽmoire È, fait craindre ˆ Prokop que Ç lÕabsence du corps qui la portait, lÕexhalait [É] È (Im, 115) plonge la trace de cette prŽsence dans lÕoubli. Pour Žviter cette

1

Jean AMƒRY, Par-delˆ le crime et le ch‰timent Ð Essai pour surmonter lÕinsurmontable, (1966), trad. Franoise Wuilmart, Arles, Actes Sud, 1995.

2

Marie-JosŽ CHOMBART DE LAUWE, Un monde autre : lÕenfance. De ses reprŽsentations ˆ son mythe, op. cit., p.153.

dissolution, il Ç sÕefforc[e] de conserver par-delˆ la disparition lÕodeur de la peau de sa mre, [É] parfums subtils et trs discrets qui Žtaient ceux de la douceur. È (Im, 116). Dans son rŽcit apologŽtique ˆ la mŽmoire de sa mre et de son chien, monsieur Rossignol retient de son enfance la simplicitŽ de quelques dates repres et le gožt des p‰tisseries confectionnŽes par sa mre nourricire selon le rythme de la nature :

Des annŽes dÕenfance dans mon village, je nÕai rien ˆ raconter. Il ne se passait que les simples ŽvŽnements liŽs aux saisons, et les p‰tisseries de ma mre suivaient le cycle des saisons. [É] Voilˆ pour la petite enfance ; rien que des souvenirs de bouche, ou presque. (Im, 157)

Le jour o Tobie quitte la maison paternelle, Valentine sort de sa torpeur et de son enfermement en confectionnant un g‰teau Ç selon les recettes hŽritŽes de sa mre et de DŽborah. È (TM, 161). Une des fonctions primaires dŽvolue ˆ la mre, se rappelle ˆ sa mŽmoire comme un premier acte de soin ˆ porter ˆ lՐtre qui vient de na”tre : Ç Elle vient de na”tre, tout au bout de son ‰ge, femme-ŽphŽmre demeurŽe ˆ lՎtat larvaire durant des milliers de jours et dont lÕinstant dՎclore est enfin arrivŽ. È (TM, 162). Cette vie nouvelle sÕouvre ˆ elle dans un ressenti dՎternitŽ et se dŽploie par un acte culinaire offert ˆ la mŽmoire de Ç toutes les femmes de sa famille. CÕest un g‰teau de bienvenue, de bienvenue ˆ celles qui ne sont plus [É] È (TM, 163). La prŽparation du g‰teau, aux douces saveurs sucrŽes, permet le dŽpassementde la phase mŽlancolique et enracine ˆ nouveau Valentine dans lÕhistoire familiale et la transmission des choses de ce monde. LÕenfance et la prŽsence maternelle restent dans un gožt qui parfois se rappelle et ouvre une reprŽsentation restŽe en gestation dans le souvenir. Dans son essai sur Proust, Julia Kristeva Žvoque la rencontre de la bouchŽe de g‰teau avec le palais, qui Žveille chez le narrateur Ç quelque chose dÕextraordinaire È1. Ce contact est :

le plus infantile, le plus archa•que quÕun tre vivant puisse retrouver avec un objet ou une personne, puisque la nourriture est, avec lÕair, cette dŽlicieuse nŽcessitŽ qui nous maintient vivants et curieux des autres [É] Le gožt est monde comme lÕest, ˆ cause du gožt et de toutes les autres sensations, lÕexpŽrience elle-mme qui les restitue.2

Ce souvenir subsiste chez ƒdith, pour qui sa mre, pourtant Ç pitre cuisinire [É] excellait dans un unique domaine p‰tissier, celui de la fabrication de tuiles aux amandes, de craquelins au beurre et de macarons ˆ lÕorange. ƒdith a eu

1

Marcel PROUST, Ë la Recherche du temps perdu (1913-1927), Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, tomes I, II et III, 1987.

2

Julia KRISTEVA, Le Temps sensible. Proust et lÕexpŽrience littŽraire, Paris, Gallimard, coll. N.R.F. Essais, 1994, p.30.

lÕimpression de sentir dans sa bouche la saveur de ces trois gloires de sa mre. È (In, 136). Comme le narrateur au dŽnouement de La Recherche du temps perdu, Valentine est Ç un adulte qui se souvient dÕavoir aimŽ avec sa bouche des tres et des lieux È1. Ce Temps retrouvŽ lui fait ouvrir fentres et volets pour saluer la lumire et, rŽinscrite dans sa lignŽe, elle Ç sÕen va È (TM, 161) ˆ la recherche dÕune profondeur dans laquelle se condense son destin. La nourriture redevient pour ce personnage, ce quÕelle est pour tout enfant, Ç la mŽtaphore [É] de la parole de vie È2. Pour Denis Vasse, celui-ci vit de Ç cet entretien secret dans le bain des paroles de la mre : le bŽbŽ se nourrit autant du lait de sa mre que du frŽmissement de ses mots et du veloutŽ de sa peau : il se nourrit de ce dont elle vit. Ce quÕil avale a le gožt de ses mots et lÕodeur de sa peau. È3. De ces deux activitŽs, essentiellement orales, qui consistent ˆ se nourrir de mets et de mots, qui sÕincorporent et se remŽmorent par la sensorialitŽ, subsiste cette parole qui est celle de la berceuse, qui transforme la voix maternelle en berceau. Un matin, alors que Reine vient de sՎteindre ˆ plusieurs lieux de lui, son fils Simon :

sentit un souffle lui parcourir les mains, le visage ; un souffle trs lŽger, qui nՎtait ni de vent, ni de brise. Un souffle si tŽnu, comme une haleine au gožt de fruit. Celle de sa mre. Et soudain il avait retrouvŽ toutes les sensations oubliŽes de son enfance. Sa tte reposant contre la gorge de sa mre, lui sÕendormant dans les bras de sa mre, dans lÕodeur dŽlicieuse de la peau de sa mre ; lui sÕenchantant de la voix de sa mre, de ses doux rires en grelots, et du bleu limpide de ses yeux. (JC, 280)

La voix maternelle est, selon Anne Dufourmantelle, lÕempreinte charnelle la plus archa•que qui fait Ç office de peau, dÕenveloppe, comme un autre corps ˆ lÕintŽrieur du corps, non touchŽ plut™t quÕintouchable [É] È4. Ce bain sonore, que Didier Anzieu nomme Ç lÕenveloppe du soi È5 et Guy Rosolato Ç la matrice sonore du moi È6, dans lequel Simon fut placŽ ˆ sa naissance, devient le lien qui se manifeste alors que le souffle qui le portait sÕest Žteint. LՎcho de lÕombre-parlŽe de la mre se fait entendre comme un doux murmure dans lՎmotion des retrouvailles par delˆ les contraintes spatio-temporelles : Ç "Je suis lˆ, mon petit, je tÕai enfin retrouvŽ, je tÕai rejointÉ " la voix de sa mre chuchotait en lui, tout contre son cÏur, elle le berait. È (JC, 280). Elle dit encore le bonheur des mots sans ‰ge et sans vieillesse, les premiers et les derniers. En ce souffle se redit et meurt, pour toujours rena”tre, la voix dÕun amour inconditionnel,

1Ibid., p.14. 2

Denis VASSE, Inceste et jalousie, Paris, Le Seuil, 1995, p.20. 3Ibid., p.37.

4

Anne DUFOURMANTELLE, La Sauvagerie maternelle, op. cit., p.159. 5

Didier ANZIEU, Ç LÕEnveloppe sonore du soi È, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 13, 1976, 161-179.

6

Guy ROSOLATO, Ç La voix : entre corps et langage È, Revue Franaise de Psychanalyse, XXXVIII, 1, 1974, p. 31-51, rŽŽd. Essais sur le Symbolique, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1979, p 75-94.

enveloppant, qui se reconna”t immŽdiatement tant il reste ancrŽ, conservŽ, dans le regret mme de lÕabsence. Il sÕoffre dans la mort, comme dans les tous premiers instants de la vie ˆ peine balbutiante, dans une disponibilitŽ absolue qui ne conna”t ni la rupture, ni lՎloignement. Aldo Naouri prŽsente idŽalement cet amour comme Ç sans faille, susceptible de nous mettre ˆ lÕabri de la souffrance. [É] Un amour pur, monochrome, tournŽ vers le seul avenir È1. DaphnŽe Desormeaux, personnage malheureux de la nouvelle LÕH™tel des Trois

Roses, entend, dans son dŽsespoir, Ç la voix de sa mre, sa voix c‰line quand

elle lÕappelait : " Nisette, viens ma jolie. " Ce surnom de son enfance sonnait si tendrement soudain et douloureusement. Elle avait reniŽ son prŽnom et le surnom avec. Sa mre Žtait morte Ð la seule qui aurait pu encore oser lui dire " ma jolie " È (HTR, 222). Cette voix, lÕunique, est propre ˆ ouvrir sur un dŽsir susceptible de la dŽlivrer de lÕemprise dÕune image dans laquelle DaphnŽe sÕest enfermŽe. La mre pourrait encore voir le visage de sa fille, en dŽpit de lÕeczŽma ravageur qui le recouvre de crožtes Žpaisses, elle seule pourrait confirmer une identitŽ qui a besoin dÕun sourire et dÕun parler pour advenir. Une voix dont on pourrait dire quelle sourit quand elle parle, qui regarde en aimant, doux miroir sonore pour ouvrir sur la dŽcouverte dÕun visage dŽlivrŽ de la volontŽ de se faonner. La langue de la mre, affective, privŽe et singulire, employŽe pour sÕadresser ˆ son enfant, tisse une Žtoffe langagire aux particularitŽs qui offrent un tracŽ unique et une corporŽitŽ qui sert de lieu dÕinscription. Autant de langues maternelles que de mres parlantes, autant de voix-mre susceptibles de revenir dans la mŽlodie dÕune berceuse par la voix du fils. Ainsi AurŽlien se penche-t-il vers le couffin des jumeaux pour calmer leurs pleurs : Ç Le voici assis par terre, un bŽbŽ au creux de chaque coude, en train de fredonner " Biedroneczko lec do nieba, przynies mi kawalek chleba. " Les nourrissons commencent ˆ se calmer [É] È (HC, 85). La romance maternelle survient dans le dialecte de lÕenfance qui fait taire les pleurs et advenir le langage. Ç Elle est lÕenvoi, lÕorigine et lÕultime adresse de la voix, qui [É] dŽsire. En dernire instance, comme dans la premire, nos langues ne parlent quÕaux voix de leurs mres È2, Žcrit Edmundo Gomez Mango. La langue-mre, la voix natale est celle du langage amoureux poursuit le psychanalyste :

Sans cette sŽduction de lÕorigine, la possibilitŽ et le dŽsir de parler seraient impensables ; la langue muette, mortelle et cadavŽrique est celle qui nÕest plus Žmue par la sŽduction. [É] La voix des mres est toujours sexuelle : elle sŽduit,

1

Aldo NAOURI, Les Filles et leurs mres, op. cit., p. 74. 2

Edmundo GOMEZ MANGO, Ç La Mauvaise langue È, Le Mal, Paris, Gallimard, coll. Folio essai, 1988, p. 295.

elle agresse, elle calme, elle enchante, elle endort, elle Žveille ; elle est la musique sexuelle de la langue-mre, le trŽfonds sonore de la voix qui parle. 1

En elle sÕancre le dŽsir qui, avec le souvenir sensoriel, composent un pan de la mŽmoire amoureuse, qui se dŽlecte dÕautant plus que lÕorigine de sa jouissance reste, ™ bienveillante censure ! confuse ou mŽconnue. Il semblerait que lÕabsence, ou la disparition prŽcoce de la mre, scelle les premiers Žmois sexuels de ThadŽe ou de Magnus dans les traces dÕun souvenir Žvanescent. Comme si ce dernier, restŽ en gestation, pouvait inopinŽment se manifester sous forme dÕimages et de visions intensŽment Žrotiques, dÕautant plus incontr™lables que difficilement localisables. En effet, ce nÕest que des annŽes aprs la mort de sa mre, que la vision de celle-ci saisit ThadŽe :

grande Anguille lunaire, dansait pour lui jusquՈ la transe. Et cette danse Žtait la mise bas de son corps nouveau Ð de son corps dÕhomme dŽsirant. Il se mit ˆ tourner et danser ˆ son tour, ˆ balancer ses Žpaules et ses reins et ˆ tordre ses bras. La voix de la mre syncopant ses cris rauques [É] Par milliers des effraies sÕenvolrent du ventre de la femme. Il y eut grande pluie de sang. [É] Terre, soleil et lune disparurent, - une Žclipse blanche recouvrit tous les mondes. (NA, 110) Cette expulsion du ventre maternel est une nouvelle venue au monde, une naissance ˆ la sensualitŽ, qui pourrait sÕentendre comme la rŽalisation dÕun souhait formulŽ par J.-B. Pontalis : Ç JÕaimerai ne jamais cesser de venir au

monde È2. Elle laisse ThadŽe nu, nouvel homme de Vitruve, gisant sur le

plancher du grenier : Ç Ses membres Žtaient ŽcartelŽs comme les rayons dÕune roue, son sexe encore Žtait tendu. [É] sa peau demeurait bizarrement incrustŽe de fine poussire dՎtoile. È (NA, 111).

Les traces mnŽsiques de la mre de Magnus se prŽsentent Žgalement de faon trs perturbante, alors que le choc de sa disparition a englouti jusquՈ sa reprŽsentation. Le personnage qui, adulte, se questionne sur sa facultŽ dÕaimer alors quÕil pense nÕavoir Ç plus quÕun cÏur ˆ demi calcinŽ dans les flammes qui ont enlacŽ sa mre [É] È (M, 147), avance, adolescent, comme le personnage

de LÕEnfant bleu de Henry Bauchau. Orion, que Sylvie Germain prŽsente sous les

traits dÕun Ç Îdipe enfant, aveuglŽ par ses visions intenses, titubant en ce monde È3, conna”t en effet les mmes bouleversements sensoriels que Magnus. Le surgissement dÕapparitions multicolores rejoint lÕÇ insaisissable tourbillon de couleurs rŽunies È proustien, pour Žclore chez Magnus en jouissance. Les poussŽes fulgurantes de couleurs, sans reprŽsentation corporelle, rŽpondent ˆ la

1 Ibid. 2

J.-B. PONTALIS, LÕEnfant des limbes, op. cit., p.141. 3

Sylvie GERMAIN, Ç Lettre ˆ Henry Bauchau lors de la parution de LÕEnfant bleu È, Les Moments LittŽraires. Revue de littŽrature, n¡14, 2e semestre 2005, p.15-17.

dŽflagration et ˆ la violence auxquelles Magnus ˆ survŽcu lors du bombardement de Hambourg. LÕeffondrement psychique provoquŽ par la disparition brutale de la mre, le bruit, le chaos et la dŽvastation physique, laissent autant dՎchardes bržlantes irradiant le corps o, dŽsir et traumatisme se mlent. Magnus revit le temps, ˆ la fois accablant et irrŽel, du cataclysme. Aucun regard, aucune parole ne vient baliser ce lien qui prŽside ˆ lÕembrasement. La mre reste ce continent perdu qui ne sÕexprime que dans la fulgurance, non de fantasmes, mais de sensations visuelles, informelles, irreprŽsentables, qui Ç bombardent È lՐtre. La puissance de lՎmoi sexuel est associŽe aux flammes, Ç giboulŽes dÕaiguilles de feu Žclatant au-dedans de son corps [É] rouge et le jaune francs dÕun feu prenant soudain force [É] crŽpuscule bariolŽ ˆ outrance dÕorange et de rouge vifs [É] lueurs incandescentes È (M, 41), provoquant la survenue dÕun premier orgasme Ç en sŽisme È (M, 41). Les petites morts de Magnus sont autant dÕilluminations et de temptes intŽrieures. Comme le narrateur de la Recherche, Magnus tente dÕoffrir une substitution au souvenir Ç pour donner une image enfin stable ˆ cette effervescence indŽcise de lÕidentitŽ et de la diffŽrence entre le peru et le signifiŽ È1. Il cherche ˆ donner forme ˆ ses Žclairs et flamboiements surgis dÕune prŽhistoire personnelle, non par lՎcriture, mais par lÕapproche picturale : Ç il se passionne pour les couleurs et rve de devenir peintre È (M, 41). NÕobtenant quÕun rŽsultat dŽcevant, Ç il abandonne bient™t ces essais de coloriage, et il se contente dÕattendre que jaillissent ici ou lˆ, ces couleurs cinglantes qui le jettent dans un trouble quÕil redoute autant quÕil espre. È (M, 42). Ces images jalonnent la vie sentimentale de Magnus, le premier baiser volŽ de Peggy Bell Ç va dŽclencher en lui, pendant des mois, une giboulŽe de rves qui parfois le rŽveillent en sursaut au milieu de la nuit, le ventre mouillŽ de blanc laiteux. È (M, 70). Image onirique, o lÕassociation du lait et du sperme constitue les traces de cet amour originel qui sommeille au fond de son tre et demande ˆ tre dŽchiffrŽ. CÕest cependant la mort de son amante May qui le raccroche ˆ la perte initiale, il nÕest dÕailleurs Ç pas veuf de la femme aimŽe, mais orphelin de sa complice, de son amante. È (M, 139). La perte de celle Ç qui lui avait ouvert lÕhorizon et lÕavait remis en chemin dans le sens du futur È, rŽactualise les sensations de lÕabandon :

et soudain il Žprouve un grand froid, une bržlure, les sensations se confondent, une flamme glacŽe lui Žclate en plein cÏur et ondoie dans ses membres [É] explose sans un bruit dans sa tte, exactement comme en cette nuit dՎtŽ ˆ Hambourg, ˆ lÕheure de Gomorrhe, quand la femme, quÕil pense avoir ŽtŽ sa mre, lui a brusquement l‰chŽ la main pour danser avec la mort. Il ressent le mme gožt de nŽant dans la bouche, le mme prŽcipitŽ de stupeur et de solitude se former dans sa chair. (M, 139)

Le sŽisme, dont lÕampleur Žvoque lÕAprs-dŽluge, exige une rŽactualisation de lÕAlliance1. Si progressivement la pulsion sÕapaise pour laisser advenir lÕimage vague et fugitive dÕune Ç lumire laiteuse È de laquelle Ç une impression de quiŽtude dŽlicieuse se dŽgage È (M, 160), la rencontre avec Peggy libre la libido des Žchos maternels en un dŽsir rŽnovŽ. Romain Gary a su repŽrer le cycle du retour du connu et du mme dans La Promesse de lÕaube : Ç partout o vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons È2. Le dŽsir ne cesse de revenir ˆ lÕempreinte premire pour Magnus : le Ç corps de Peggy lui Žtait dŽjˆ si intime que ce soudain dŽvoilement lui a fait lÕeffet dÕune absurditŽ, dÕune violence È (M, 199), pour sՎteindre dans lÕimpuissance liŽe ˆ lÕinquiŽtude incestueuse. Lorsque Peggy, pour apaiser Magnus, lche Ç ses larmes ˆ la faon dÕun petit chat È et fredonne une chanson, son Ç cÏur palimpseste a rŽvŽlŽ dÕautres sonoritŽs [qui] se dŽployaient en ondes tŽnues, ˆ peine perceptibles, comme si elles remontaient de loin, de lÕamont de son ‰ge. DÕavant mme sa naissance, peut-tre, du temps o son corps se formait lentement dans la nuit liquide du corps de sa mre. È (M, 201). LÕhypothse de Ferenczi, qui soutient que le retour ˆ la vie intra utŽrine constituerait un fantasme humain universel, est ici illustrŽe. Or, le retour dans le corps maternel ne sÕeffectue pas pour Magnus par le co•t gŽnital, mais par lÕou•e qui dŽcle, dans le cÏur de Peggy, Ç un palimpseste sonore È qui lance Ç de confus Žchos, envoyait un appel, un rappel È (M, 200). LՎmotion et la passion de lՎtat amoureux offrent une possibilitŽ de survivance ˆ lÕenfant quÕil fžt. En mlant les reprŽsentations et les impressions sensorielles de la vie intra-utŽrine, Magnus reconstruit fugacement un temps imaginaire dÕune relation ˆ la mre, quÕOtto Rank3 fantasme comme particulirement idyllique. RenŽ Diaktine reconna”t quÕil est tentant dÕimaginer Ç lՎtat fÏtal ou la quiŽtude du bŽbŽ ˆ lÕimage dÕun plaisir sans limite, que ce soit dans la solitude presque totale de la vie intra-utŽrine ou dans lÕexquis Žrotisme dÕune intimitŽ infinie avec la mre È4. Peut-tre est-il nŽcessaire dÕimaginer Ç quÕau dŽbut Žtait la joie È pour combler le vide irreprŽsentable de la mort, afin de sÕendormir Ç la main ŽchouŽe sur le sein de Peggy È et sՎveiller,

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