• Aucun résultat trouvé

POUR UNE ÉCOLOGIE DE COMBAT

leur inertie face à la crise climatique. Andreas Malm y voit surtout une application de la banale loi de proximité, la pandémie ayant touché le Nord avant le Sud et ayant renvoyé au premier l’image inenvisageable d’une saturation totale et instantanée de ses services hospitaliers. L’ur-gence chronique d’un dérèglement climatique, qu’il compare assez justement à un glissement de terrain, permet encore à l’orchestre de continuer de jouer sur la crête.

Cet entêtement politico-économique et le senti-ment d’impuissance auquel il renvoie citoyens et militants engagés dans cette lutte soulèvent inévi-tablement la question de leurs moyens d’action.

La force de Comment saboter un pipeline est de s’ancrer dans un étonnement, que l’on pourrait qualifier de naïf si l’on avait une vraie réponse à lui apporter : pourquoi restons-nous si sages face au phénomène sans précédent, en termes d’éten-due et de conséquences, que représente le ré-chauffement climatique ? Et, plus précisément,

« quand commencerons-nous à nous en prendre physiquement aux choses qui consument cette planète et à les détruire de nos propres mains ? Y a-t-il une bonne raison d’avoir attendu si long-temps ? ». Andreas Malm nomme cette forme d’inaction « l’énigme de Lanchester », du nom d’un essayiste qui se demandait, déjà en 2007, comment expliquer que certaines actions aussi simples, et probablement dissuasives pour l’achat et la production, qu’un vandalisme d’ampleur contre les SUV ne soient pas menées dans le cadre de la lutte pour le climat.

Si l’on excepte quelques cas où des affrontements avec les forces de l’ordre et des destructions ont eu lieu – Andreas Malm, qui cite Notre-Dame-des-Landes ou le sabotage du pipeline Dakota Access, en oublie un certain nombre – le mou-vement contre le réchauffement climatique est, il est vrai, globalement non violent, y compris contre les seuls dispositifs matériels. Le sabotage d’exploitations pétrolières est pourtant fréquent dans le cadre de mouvements insurrectionnels.

Ce ne sont donc pas les difficultés techniques ni les seules conséquences redoutées, sur les popu-lations comme en termes de répression, qui em-pêchent qu’elles soient attaquées pour leur rôle dans le réchauffement climatique.

Face à ce constat, Andreas Malm ne cherche pas à sonder les différents freins à l’action. Il se donne pour tâche principale de défaire le discours

prônant la non-violence comme règle d’action exclusive et s’efforce de déplacer la question éthique du droit à s’en prendre matériellement aux dispositifs émetteurs de CO2 vers une forme de devoir à le faire. Si sa position peut paraître à certains radicale, elle est cependant assez mesu-rée, soigneusement argumentée et documentée.

Andreas Malm reconnaît les vertus, morales comme pratiques, des actions pacifiques qui ras-semblent largement et intensifient ainsi la pres-sion morale sur le business-as-usual. Il mesure aussi qu’elles sont la garantie de la transition la plus démocratique possible. Même si les seuils de tolérance en termes de dégradation des biens sont certainement amenés à évoluer, souligne-t-il.

Même s’il dénonce au passage l’illusion selon laquelle la transition énergétique, avec son ur-gence et les intérêts qu’elle contrarie, sera aussi douce que nous l’aimerions.

Ce que Malm refuse, c’est le discours prônant le pacifisme comme seul moyen de lutte, qu’il s’agisse de sa version morale et sacrificielle, ra-pidement rejetée à partir d’arguments classiques, ou du pacifisme stratégique auquel l’auteur consacre la plus grande partie de sa contre-argu-mentation, dirigée notamment contre la version qu’en donnent Chenoweth et Stephan, théoriciens de la résistance civile ayant inspiré les fondateurs d’Extinction Rébellion. L’échantillonnage des deux chercheurs, supposé montrer la suprématie tactique de la non-violence, avait déjà été contes-té. Malm réfute en détail les analogies tissées par la doxa pacifiste avec les luttes passées, pour les droits civiques ou le combat des suffragettes entre autres, dont on tend à gommer toute vio-lence. L’existence d’un flanc radical se livrant à des actes violents en appui de l’action pacifique est, conclut-il de cette relecture, à peu près constant. Il crée un choc déstabilisateur et donne une force décisive au militantisme pacifique, même s’il ne doit pas escompter avoir son aval.

La violence politique que l’auteur appelle de ses vœux est cependant bien circonscrite. Elle est d’abord strictement matérielle, la violence contre les personnes étant exclue – pour des raisons plus stratégiques qu’éthiques, peut-il parfois sembler.

Et ce droit au sabotage paraît lui-même condi-tionné par la gravité des dommages à combattre, l’inefficacité avérée des seules tactiques douces face à l’urgence, l’engagement à s’arrêter s’il accentuait la répression, nuisant ainsi au mouve-ment pacifique, et à la condition, évidemmouve-ment, de se donner les bonnes cibles : les ultra-riches en

POUR UNE ÉCOLOGIE DE COMBAT

particulier, Malm insistant sur la distinction entre émissions de luxe et émissions de subsistance.

Le propos de Malm tend probablement à se diluer un peu dans cette ébauche de guide d’action qu’on pourrait taxer d’une certaine naïveté. Les exemples choisis de petites actions contre les SUV et leur air de guerre des boutons ne donnent probablement pas la pleine mesure de ce qu’en-gagent de plus vastes opérations de destruction.

En n’abordant que légèrement l’asymétrie du rapport de force, les risques physiques et judi-ciaires encourus, en semblant les réserver à ceux qui auront vocation à s’y frotter, l’essai n’entre pas bien avant dans cette dimension pratique qu’il revendique. Il est certes moins ambigu qu’Erri De Luca et ses propos, relayés à l’envi par la presse, sur la noblesse et les usages figurés du verbe « saboter », avant que ne se tienne son procès pour incitation au sabotage sur la ligne à grande vitesse (TAV) Lyon-Turin. Mais il est vrai

aussi que De Luca tâtait concrètement, lui, de la puissance d’entreprises privées déterminées à défendre leurs intérêts.

L’intérêt de cet essai tient probablement moins à un approfondissement de la réflexion sur la légi-timité et la pratique de la violence politique qu’à son application à la crise climatique et à la façon dont il rencontre notre sentiment d’absence de prise sur ce phénomène. Il tire sa force des échos à l’énigme de Lanchester qui se répercutent tout au long de l’essai, de chiffres en arguments, et qui interrogent : le mouvement pour le climat manque-t-il de colère  ou d’une conviction totale ? Est-il affaibli par la place qu’y tiennent les pronostics ? C’est l’hypothèse de Lanchester.

Survivalisme et autres formes de préparation à la catastrophe laissent pourtant penser que le pro-blème réside plus encore dans le confort d’un certain désespoir que dans le déni. C’est une des qualités de cet essai que de combattre cette dan-gereuse pente et de réveiller notre désir d’action.

Andreas Malm © D. R.

Andreas Mayer

Introduction à Sigmund Freud

La Découverte, coll. « Repères », 128 p., 10 €

Cette occultation n’a cependant pas empêché – au contraire – le développement d’une véritable

« industrie Freud », produisant une énorme quan-tité de littérature secondaire ou tertiaire à propos de Freud et de la psychanalyse. En quantité, elle avoisinerait, voire dépasserait, celle qui concerne Darwin ou Newton. En « qualité  », on peut considérer que, pour une grande part, elle a re-couvert Freud d’une épaisse couche de peinture aux couleurs contrastées, mélange d’hagiogra-phies à la gloire du fondateur héroïque (voir les célèbres et toujours nécessaires trois tomes d’Er-nest Jones) et d’éreintements du charlatan mani-pulateur (inaugurés par le « disciple renégat » Fritz Wittels et considérablement amplifiés dans les « Freud wars » des années 1990-2000).

Mais, à partir des années 1990, une tendance nouvelle s’est fait jour. Des chercheurs moins enclins à la polémique qu’au travail méthodique ont fait leur apparition, usant d’un ton modéré, utilisant autant que possible les sources primaires et employant des registres de conceptualisation considérablement enrichis (en particulier avec le travail de John Forrester). Ce mouvement s’est encore considérablement amplifié lorsque, en 2006, les archives Freud de la Public Library à Washington ont été ouvertes. L’accès aux corres-pondances, aux différentes éditions d’un même titre, aux manuscrits, brouillons, notes et carnets, c’est-à-dire aux « sources primaires », non édi-tées, situées « derrière » la bibliothèque, a rendu

possible l’étude génétique des textes. Celle-ci ouvre la voie à la reconstruction-reconstitution du cheminement de l’écriture et de la pensée de l’au-teur jusqu’à sa stabilisation dans l’édition.  De-puis 2017, ces précieuses archives sont en effet en cours de numérisation ; une bonne partie est déjà « en ligne » au sein des Sigmund Freud Pa-pers. Enfin, une très grande partie de l’impres-sionnante correspondance de Freud est désormais publiée et traduite en français.

En 2006, l’année de l’ouverture des archives à la Public Library de Washington, ce changement était assez sensible pour que l’historien J.C.

Burnham publie un article au titre éloquent :

« Les nouvelles études freudiennes : un tournant historiographique » (The Journal of the Histori-cal Society, vol. 6, n° 2).

Dans ce contexte, le livre d’Andreas Mayer devrait constituer à son tour un point d’orgue. Il vient de paraître dans la collection « Repères » des éditions de La Découverte. Cette collection propose, selon un format qui concilie brièveté et qualité, la pré-sentation synthétique d’un auteur. Freud donc, après Marx, Michel Foucault, Wittgenstein…

Tout d’abord, les lecteurs découvriront, proba-blement avec étonnement, que ce livre a adopté un parti pris notable : il fait fi de toute tentative biographique. Ce faisant, il semble accomplir le vœu de Freud lui-même, qui écrivait à sa fiancée qu’il « se montrait impatient de voir à quel point ses biographes auront tort ». Le projet d’une psy-chobiographie  pour expliquer l’œuvre par l’homme est ici radicalement abandonné. Ce n’est pas le manque de place qui le justifie, mais plutôt une idée proche de l’affirmation de Proust dans Contre Sainte-Beuve : « un livre est le produit