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par Dominique Goy-Blanquet

COUSINS ENNEMIS

Coconat, qui, grâce à l’indigne romancier, offrent quelques repères au lecteur moyen étourdi par une rafale de noms. Devant ce modèle de sérieux, on se rappelle l’indignation exprimée par les histo-riens quand Patrice Chéreau s’était permis d’igno-rer leurs travaux en filmant une Reine Margot as-sez indifférente à leurs vérités historiques.

En tout cas, l’article de 2016 le confirme, Henri IV soutenait personnellement que « Dieu lui a mis le sceptre entre les mains », et l’un de ses plus illustres partisans, Philippe Duplessis-Mor-nay, lui écrivit dès la mort de Henri III que

« Dieu, qui vous a conduict par la main, sire, jusques sur le throsne, vous y asserra et establira lui mesmes ». Mais c’est d’abord la force de la loi salique qui lui assure un transfert de fidélité de la part de nombreux officiers royaux, et ses vic-toires militaires qui contribuent à lui rallier une partie de la noblesse chevaleresque avant sa conversion. Les combats d’Arques et d’Ivry « ont constitué une sorte de sacre guerrier », avec « transfert de sacralité en direction de l’État ». Un catholique « politique » comme Pierre de L’Es-toile ne doute pas que la Providence l’ait soutenu sur le champ de bataille. Dieu combattait à ses force du religieux », qui rend d’autant plus pres-sante la réflexion requise de l’historien des men-talités « dans ce XVIe siècle où vacillent tous les repères », ce climat d’intense religiosité suscep-tible d’éclairer notre propre quotidien. Son objet ici est « une plongée dans le vécu ». Elle recons-titue l’enfance rustique au pays des Béarnais « gais et bons vivants par nature », les premiers trublions de la Réforme et leur stratégie de plus en plus agressive, la royauté qui oscille sans cesse entre la répression et une relative tolérance, les pressions exercées par les radicaux des deux bords. En Navarre, le couple d’Albret se montre ouvert aux idées nouvelles, mais bientôt la rup-ture se creuse entre eux. Jeanne adhère au calvi-nisme ; Antoine, plus modéré, est compromis entre les deux camps, et, à l’avènement de l’en-fant Charles IX, il renonce à la régence en faveur de Catherine de Médicis. C’est Catherine qui ac-cueille le jeune Henri pris entre deux feux parmi ses propres enfants pour parfaire son éducation.

Des liens d’amitié se nouent entre lui et Charles,

tandis qu’à l’extérieur de leur bulle la régente s’efforce en vain de faire coexister les deux fac-tions. Les réformés obtiennent la liberté de conscience, mais ils réclament la liberté de culte, et leurs actions se font de plus en plus violentes.

Ils pillent et saccagent les églises, abattent les statues, profanent les sépultures.

Pendant la première guerre de Religion, les as-sassinats et les chasses à l’homme se multiplient.

Poltrot de Méré tue François de Guise de trois coups de pistolet dans le dos, tandis que Condé, chef des troupes huguenotes, livre Le Havre aux Anglais. Coligny fait marcher sur Paris une ar-mée de reîtres auxquels il a sans doute, faute d’autre argent, promis le sac de la capitale. En chemin, ils pillent l’abbaye de Cluny et mas-sacrent ses moines. Jeanne, qui a repris posses-sion de son fils, l’entraîne avec elle dans la rébel-lion armée. C’est dans ce climat, estime Simone Bertière, que le jeune Navarre commence à dou-ter de la pureté des objectifs huguenots, et c’est alors que se forge sa mission : faire prévaloir la paix, à l’inverse des projets de sa mère ; non pas assurer le triomphe du calvinisme, mais réconci-lier les deux religions. Cependant, c’est Jeanne qui le persuade qu’il est l’élu de la Providence, choisi par Dieu pour prendre le flambeau qu’a refusé son père. « La Providence le maintient en formation permanente, entraîné à se renouveler et à rebondir. »

Le massacre de la Saint-Barthélemy sent l’im-provisation. L’opération devait se limiter à occire un groupe de rebelles avérés, mais elle est impos-sible à arrêter car les exécutants qui haïssent les huguenots font du zèle. Cette fois, la Providence

« n’y est pas allée de main morte. La Saint Bar-thélemy clôt la phase conquérante de la Réforme en France ». Chez Henri, qui ne peut que s’inter-roger sur le pourquoi de cet événement, un constat s’impose : « les desseins de Dieu nous échappent, il est présomptueux de s’en faire l’in-terprète et plus encore de prétendre y interférer ». D’où la vanité des grands desseins.

Mais l’hécatombe est sélective : elle lui a ouvert la voie, sans qu’il ait à la joncher lui-même des les historiens, elle manipule ses fils, se sert de

COUSINS ENNEMIS

Navarre mais travaille en coulisse à rétablir la paix, face aux Malcontents, aux Ligueurs, aux Politiques. Les rebelles avancent pour argument qu’ils luttent pour délivrer le roi d’un entourage corrompu. Navarre, qui a le sens de l’État, désapprouve les attaques contre l’autorité royale.

Il soutient la monarchie. Le pouvoir le dénonce publiquement comme rebelle, tout en négociant avec lui en secret. Après l’assassinat des Guise, il combat en tête des armées du roi pour lui recon-quérir son trône, mais trop tard : Henri III est as-sassiné à son tour. Sur son lit de mort, il ordonne à son entourage de reconnaître Navarre pour son successeur. Le Béarnais, qui espérait hériter un jour d’un royaume apaisé par leur effort conju-gué, se retrouve seul. Jamais la paix n’a paru aus-si lointaine. Les catholiques modérés réclament sa conversion, les protestants, une partition qui leur assurerait un pouvoir autonome dans le sud-ouest. Heureusement, Henri III a fait pour lui une partie du « sale travail » en décapitant la Ligue.

La Providence ne l’abandonne pas. Entre autres faveurs, elle va neutraliser son plus puissant en-nemi, le roi d’Espagne. C’est en souverain victo-rieux sur les champs de bataille militaire, poli-tique et diplomapoli-tique qu’Henri IV accepte enfin de se convertir. L’exemple qu’il offre, et qui lui a survécu, c’est un modèle d’humanité sécularisé.

Henri III, imprévisible, complexe, déchiré entre des aspirations contradictoires chez Bertière, est relégué en sous-titre dans les Portraits d’un intro-duits par diverses cautions conceptuelles. On passe de la pratique du duel à la « posture anti-curiale » de Montaigne, des formes variées de turbulences rebelles au réseau des amis de Mon-sieur, François d’Alençon, avec force chiffres et noms de personnages, illustres ou obscurs, leurs réseaux de parents, domestiques, créanciers, fournisseurs. La disgrâce des ministres de Henri III, démis de leurs fonctions en 1588 sans motif déclaré, fournit l’occasion d’une nouvelle série de portraits illustrant la diversité de leurs réac-tions – amertume, douleur, stoïcisme chrétien –, de leurs modèles philosophiques et des difficultés financières qui conduisent certains d’entre eux à se chercher d’autres maîtres. Vient ensuite le pacte de vengeance d’éminentes figures

fémi-nines engagées dans la guerre avec leur réseau de parents, enfants, prêteurs etc., puis l’ascension et la chute de Guy de Lanssac, dont « les entre-prises navales et les projets belliqueux pouvaient constituer un dérivatif à des frustrations sociales ou à des impasses politiques ». Ce faisant, ils relèvent aussi d’une idéologie valorisant les ac-tions d’éclat propres à la vertu aristocratique.

Selon la brève conclusion, ces parcours divers « témoignent du fait que les conséquences des ac-tions sont rarement conformes aux intenac-tions qui leur présidaient [sic] ».

La Ligue, souligne Le Roux, était d’abord un mouvement d’autodéfense ou de conservatisme communautaire. La religion n’occupait pas tou-jours la première place dans les conflits de pou-voir, même si les partis rivaux l’évoquent constamment pour justifier leurs pires violences.

Les plus sanguinaires peuvent faire preuve d’une profonde dévotion, déclarant agir pour la gloire de Dieu, l’honneur du roi et le bien public, même quand le désir de vengeance est le motif priori-taire. Parmi les cas traités, la carrière de Philippe de Mercœur, duc de Lorraine, a droit à une tren-taine de pages. Ce vibrion se nourrit à tous les râteliers, retourne vingt, trente fois sa veste selon ses intérêts du moment, chaque fois en déclarant sa parfaite loyauté au parti adopté. Il travaille tantôt pour, tantôt contre le roi de France, le roi d’Espagne, les ligueurs, avant de se mettre au service de l’ex-hérétique converti Henri IV.

En quoi et de quoi ce Mercœur, « qui avait pour seul titre celui de beau-frère du souverain », est-il représentatif exactement, ce n’est pas précisé, mais Le Roux parle à bon droit d’univers chao-tique, où la parole donnée a peu de poids, où la foi et ses principes sont régulièrement bafoués par les infractions au code de l’honneur autant qu’aux lois de l’Évangile, où la vendetta joue un rôle structurel. Ces « portraits » montrent le royaume en proie à une grande confusion poli-tique, une mosaïque de clans constitués par les liens de parenté, les appétits et les intérêts maté-riels communs autant que par les affinités reli-gieuses. Sans établir comme Simone Bertière une projection explicite des guerres civiles sur notre présent, Nicolas Le Roux nous peint un univers mental redevenu dangereusement proche.

1. Entretien avec Marianne Payot, L’Express, 27 juillet 2016.

2. Accessible en ligne.

Mathias Énard Le banquet annuel

de la Confrérie des fossoyeurs Actes Sud, 432 p., 22,50 €

David Mazon, étudiant en anthropologie parisien, a décidé de consacrer sa thèse à un petit village des Deux-Sèvres. Voici donc le héros de Mathias Énard à La Pierre-Saint-Christophe, invoquant les mânes de Malinowski et de Lévi-Strauss, re-baptisant son gîte « La Pensée sauvage » et prêt à enquêter sur les indigènes du cru. D’abord aussi mal à l’aise que s’il posait ses valises en Nou-velle-Guinée, il s’adapte petit à petit, découvre la chasse et les légumes, lutte contre les bestioles infestant son logement – lui qui avait choisi la campagne française pour éviter insectes et rep-tiles tropicaux – et fréquente les habitants. Il s’enivre avec Martial Pouvreau, maire et entre-preneur de pompes funèbres, dîne avec Max, ar-tiste provocateur travaillant avec acharnement à son grand œuvre, se dispute avec Lucie la maraî-chère. À leur contact, David passe de la condes-cendance à l’intérêt, de l’indifférence à la sympa-thie. À mesure qu’il se fond dans le milieu, s’ap-prochant de « l’observation participante », il procrastine et son travail universitaire lui paraît de plus en plus vain.

La première partie du roman est le journal de ter-rain de David Mazon, très drôle à cause des dé-boires de l’intellectuel parisien que la cam-brousse met face à lui-même, tout en l’attirant par sa simplicité. Il achète ainsi la vieille ca-mionnette du bistrotier pour mieux pouvoir

circu-ler. Et tant pis si elle pue la charogne. Ce véhi-cule fait la transition avec la suite de l’histoire.

Celle-ci prend une hauteur vertigineuse avec les problèmes de chauffage et d’article refusé de Da-vid Mazon. S’il reste présent en arrière-plan, il cède le devant de la scène à la Mort. Toute la par-tie centrale du roman tourne autour du cycle des réincarnations. Les personnages meurent, font un tour dans le Bardo et renaissent dans « la grande Roue de souffrance » : humain, animal, insecte.

Les époques se chevauchent, s’imbriquent, on peut renaître en un temps antérieur à sa fin. Le destin des personnages s’écrit en épisodes frag-mentés, au fil des réapparitions où ils sont révélés selon de nouveaux points de vue. On apprend la sombre histoire familiale de Lucie, puis on re-monte aux événements mémorables survenus dans la région. Des « Chansons », brefs inter-mèdes, comme autant de courtes nouvelles, sé-parent les grandes parties. Meurtre passionnel, bataille navale, crime de guerre nazi, noyades de Carrier à Nantes, l’amour y a toujours partie liée avec la mort.

Le tissage des réincarnations permet d’évoquer Clovis à Vouillé – Patarin le charcutier fut son féroce petit cheval dans la bataille –, Charles Martel à Poitiers, Agrippa d’Aubigné et Saint-Gelais attaquant Niort défendu par des merce-naires albanais. Napoléon passe, en route pour l’Amérique qu’il n’atteindra pas. César aussi, qui combat une forêt druidique dont les arbres

« combattent Rome, les guerriers de Nature, le bois devrait briser mais plie, Rome recule et laisse derrière elle armes et plastrons, hommes et torches. Votre sombre lumière n’envahira pas ces arbres – leur mystère reste entier ». Pour une