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NAISSANCE DE LA VIRALITÉ MÉDIATIQUE

producteurs culturels, de fait, ont éprouvé leur condition de produits à promouvoir dans un mar-ché férocement concurrentiel. Le sacre de l’écri-vain avec son décorum officiel eut pour pendant, au cours du XIXe siècle, la « peopolisation » croissante des auteurs, souvent avec leur assen-timent : interviews de magazines promettant de dévoiler leur intimité, publication de portraits servant parfois aux campagnes publicitaires du secteur alimentaire (épicerie Félix Potin, biscuits Lu ou vin de coca Mariani). Baudelaire, qui cher-chait pour son recueil de poèmes un « titre pétard

», et plus encore Jarry avec le coup médiatique d’Ubu roi, furent bien conscients de la nécessité de « faire parler » de soi, de constituer un « capi-tal de visibilité ».

Au XIXe siècle, alors que la reconnaissance du droit d’auteur devenait une revendication forte des écrivains, la presse mettait en circulation une masse croissante de textes imprimés sans identi-fication du rédacteur originel. La reprise de contenus textuels était une pratique courante et des « journaux voleurs » revendiquaient même ouvertement de ne présenter qu’une sélection d’articles intéressants pris ailleurs, en préfigura-tion des actuels « agrégateurs de contenu ». Vol d’idées, plagiat ? L’appropriation non créditée de réussites médiatiques a été monnaie courante. Un roman-feuilleton à succès comme Les Mystères de Paris a été décliné en d’innombrables va-riantes locales. Pour l’iconographie, Daumier ne fut pas le dernier à s’inspirer largement des illus-trateurs anglais : son Louis-Philippe en Gargan-tua, devenu fameux, francisait une caricature de Robert Seymour publiée deux ans plus tôt. La presse du XIXe siècle, en réflexivité sur son fonc-tionnement, a souvent moqué et imagé la fa-brique d’articles avec colle et ciseaux. La fabrica-tion de contenus par reproducfabrica-tion de dépêches d’agence ou reprise à peine réélaborée d’articles parus ailleurs reste aujourd’hui une pratique mas-sive dans la presse en ligne.

Le premier mème – un chat gris à grosses bajoues – est apparu sur le Net en 2007 ; sa préfiguration est le Louis-Philippe en poire, publié par Dau-mier dans Le Charivari en 1831. Le pictogramme politico-satirique est entré rapidement en circula-tion massive et il a été reproduit ou adapté sur toutes sortes de supports. La propagation virale se caractérise par une transmission décentralisée, la possibilité pour un récepteur de devenir à son tour producteur et émetteur. La circulation des

histoires drôles, toujours anonymes, en est em-blématique : elles évoluent constamment, sans que leurs points d’émergence, de transformation et d’épuisement soient repérés. La parodie mé-diatique, sur laquelle fonctionne le Gorafi ou en version télévisuelle Groland, a en revanche des créateurs identifiables, qui jouent sur la conni-vence avec le lectorat et sa connaissance des codes médiatiques : énoncées selon les formes médiatiques usuelles, les informations sont bur-lesques. En 1862 déjà, Le Bonheur, créé par Au-rélien Scholl, ne rapportait que des nouvelles roses, comme cette brève : « Éden, 8 heures du matin – Une scène touchante a eu lieu dans le Paradis terrestre – Caïn a fait des excuses à Abel. »

Au moment où le savoir académique se réorgani-sait sous les auspices de la science, imposant à ses écrits un appareillage de sources et de notes de bas de page, l’espace médiatique a été l’arène où filaient des énoncés fallacieux à grande virali-té et parfois à longue vitalivirali-té. « La garde impé-riale meurt et ne se rend pas ! » : la formule de Cambronne à Waterloo a eu assez de succès pour être encore aujourd’hui en circulation, même si Étienne Arago a dévoilé en 1862 le nom de son véritable auteur, un journaliste prolifique inven-teur de citations historiques. Une autre fausse citation d’une grande longévité, en piste au moins depuis la Belle Époque, attribue à une source an-tique (dialogue de Platon, papyrus égyptien, ta-blette sumérienne, etc.) une réflexion sur la jeu-nesse du temps, bien corrompue, qui n’est plus la jeunesse d’autrefois. Cet énoncé qui relativise la déploration du présent s’est révélé apte à entrer partout, y compris dans les accroches de discours universitaires. La crédulité du grand public est bien connue, comme l’a illustré l’adaptation de La guerre des mondes à la radio sous la direction d’Orson Welles en 1938 : incapables de distin-guer fiction et réalité, des milliers d’Américains affolés ont fui sur les routes. En fait, la nouvelle du grand exode – inexistant dans les faits – par peur des extraterrestres est le véritable hoax : il a été lancé par des quotidiens hostiles à une forme médiatique alors émergente, la radio.

Les annonces fallacieuses de décès de personnali-tés courent régulièrement sur la Toile. La nou-velle destinée à tromper ceux qui la reçoivent et à nuire à ceux qui en sont l’objet est inhérente à l’âge médiatique. Avant les trolls agissant pour leur compte ou suivant des directives, des mysti-ficateurs ont déjoué la vigilance, souvent plus que faible, des rédactions. Un ancien juge colonial, se

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présentant parfois sous le nom de Lemice-Ter-rieux, a inondé la presse du XIXe siècle finissant de prises de position prêtées à des personnalités politiques et culturelles, provoquant malentendus, embarras et démentis en cascade. En 1933, plu-sieurs quotidiens ont annoncé qu’Édouard Her-riot avait été fait colonel de l’Armée rouge par Staline. L’auteur de l’infox s’est dévoilé en 1942 dans Je suis partout : c’était le polémiste d’ex-trême droite Pierre-Antoine Cousteau.

L’espace public, tel qu’il s’est constitué depuis les Lumières, est à double entente. L’une est celle de la communication régie par la rationalité, de la vérité, de l’éclairage objectif de l’opinion. Cette conception idéale légitime l’univers médiatique qui, pour l’essentiel, fonctionne sur les émotions.

Ce n’est pas l’information sérieuse et vérifiée mais le « sensationnel » qui excite chez les indi-vidus le désir de consommer et de retransmettre un contenu. L’âge d’or de la presse imprimée en a fourni d’innombrables preuves. Mais la propaga-tion de la rumeur, cocasse ou malveillante, a changé de vitesse et d’ampleur avec Internet et les réseaux sociaux qui incitent tout récepteur à devenir en un clic un réémetteur à grande échelle.

Les fausses informations se propagent d’autant plus vite qu’elles confèrent quelque valorisation sociale à ceux qui les transmettent. La viralité a d’autant plus d’ampleur qu’elle ne relève pas d’une transmission verticale dans des structures contrôlables, est dépourvue de centre, implique des chaînes d’intervenants multiples et saute de média en média. La transmission virale est deve-nue, nous le savons, une arme puissante de la manipulation (géo)politique élaborée par des stratèges experts de la désinformation.

En post-scriptum, les auteurs rappellent que l’in-vestigation de l’espace médiatique antérieur à l’âge numérique n’aurait pas été possible avant la numérisation récente de la presse des siècles pas-sés. Anecdote amusante : les outils de reconnais-sance électronique des caractères imprimés font apparaître des milliers d’occurrences d’Internet au XIXe siècle, par déformation d’autres termes ! Roy Pinker déclare en introduction avoir voulu offrir, à la manière des vulgarisateurs du XIXe siècle, un essai aussi amusant qu’instructif. Le pari est largement tenu dans sa double ambition et l’on ne peut que souhaiter une diffusion virale à cet exposé incisif, truffé de délectables exemples.

Simone Bertière

Henri IV et la Providence