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par Jean-Paul Champseix

DE LA TRAITE AU RACISME

espérances – le Brésil –, les besoins de main-d’œuvre servile explosent. Au milieu du XVIIe siècle, le terme « noir » va devenir synonyme d’«

esclave », même si la compagnie de la Barbade, déporte, pour qu’ils travaillent dans les planta-tions de tabac, des Irlandais !

Ainsi, apparaît « l’économie atlantique », qui

«  implique propriété privée, capitaux, État, concentration de la force de travail ». Elle exige

« une gestion rationnelle et étatique de la vio-lence nécessaire », « industrie de déshumanisa-tion qui se développe au rythme du commerce colonial ». Les Européens se concurrencent du-rement en créant des « compagnies et en se fai-sant la guerre. Les Brésiliens, pas encore indé-pendants, se passent même des Portugais en al-lant se fournir en esclaves directement en Angola.

La cruauté inouïe des planteurs, qui vivent souvent dans la crainte, voire la paranoïa (empoi-sonnement, révoltes), conduit les États à les contrôler. Le Code noir, attribué à Colbert (mais il est mort deux ans avant son achèvement), ré-pond à la volonté de Louis XIV de réduire les planteurs au seul statut d’intermédiaires. L’État mercantiliste, entendant organiser la production de sucre, cherche à préserver la force de travail des esclaves. Le Code oblige le maître à nourrir, vêtir et loger les esclaves. Considérés comme d’être noir ». Le Code assume cette contradiction : il reconnaît que les Noirs sont des êtres humains mais il leur refuse de faire partie de la société.

Comment définir le statut d’esclave dans l’His-toire ? Il est bien difficile de cerner cette réalité qui concerne aussi bien le paysan, le mineur, la concubine influente que le conseiller. Le seul point commun serait la « non-parentalité ». L’es-clave est celui qui n’entre pas dans la lignée. Ain-si, lorsque les maîtres, aux États-Unis, font des enfants à leurs esclaves, une loi est rapidement votée disposant que les enfants d’une mère es-clave le demeurent. L’illustre Thomas Jefferson lui-même, qui affirmait que les femmes noires ne pouvaient plaire qu’à des orangs-outans, et qui est fortement soupçonné d’avoir eu des enfants avec son esclave Sally, voulut imposer, en

Virgi-nie, l’expulsion des Noirs libres afin de pallier le risque du métissage.

Cependant, même au XVIIIe siècle, les rentabilités ne sont pas considérables : la traite rapporte entre 2 et 12 %, la production de sucre ne dépasse pas 10 % dans les plantations. C’est pourquoi les grandes fortunes sont obtenues en associant activi-tés commerçantes, financières et maritimes (mili-taires), en collusion avec l’État entrepreneur (France) ou organisateur (Grande-Bretagne). La durée de vie au travail d’un esclave est de sept ans en moyenne, mais il est « rentabilisé » en deux ans. Toutefois, la reproduction sur place a toujours mal fonctionné, nombre de femmes noires ne vou-lant pas donner naissance à des esclaves. De fait, la déportation de centaines de milliers d’esclaves dans les Antilles et en Amérique amène à des « sociétés impossibles » dans lesquelles la violence devient auto-dévastatrice. C’est pourquoi beau-coup de propriétaires rentrent en Europe ou vivent cloîtrés. On peut comprendre leurs angoisses lors-qu’on sait qu’à Saint-Domingue 90 % de la popu-lation est composée d’esclaves. Pour justifier la violence, il faut continuellement se convaincre que la « nature » des « nègres » est « paresseuse, vi-cieuse et méchante », et que les mulâtresses sont « coquines et lascives » !

Cependant, les mentalités changent. Benjamin Franklin réprouve l’esclavage qui pervertit la société. Dans les années 1770, quakers, évangé-listes et progressistes imposent des débats sur l’esclavage. C’est le moment où Adam Smith théorise la notion de « travail libre » et de salaire qui doit impérativement subvenir aux besoins de la famille (1776). Pour sortir de la violence, d’aucuns proposent le mariage entre esclaves, la responsabilité d’une famille, la possession d’un lopin, qui remplaceraient le fouet. Ces proposi-tions, apparemment modestes, risquent de lever les barrières mentales qui permettent de croire à ab-surde complexité : Moreau de Saint-Méry calcule 128 combinaisons d’ascendants pour distinguer la part de blancheur ! À l’inverse, l’esclave métis doit être « négrifié » par de mauvais traitements.

Inexorablement, les contradictions se creusent : de 1750 à 1800, 4 millions de captifs sont

DE LA TRAITE AU RACISME

importés d’Afrique, soit 70 % des esclaves de-puis le début de la production de sucre aux Ca-raïbes, en 1675. Or, la Révolution française abo-lit l’esclavage en 1794 (que Napoléon rétablira).

Dès 1791, Saint-Domingue, qui représentait 40

% du sucre mondial, s’était révolté et gagna son indépendance (1804), ce qui provoqua un véri-table séisme dans la région. Toutefois, c’est le marché qui va reléguer l’esclavage. Les grandes familles de «  l’économie atlantique  » com-prennent vite que « l’industrialisme », prôné par Saint-Simon, va l’emporter. Qu’importe que le prix du sucre baisse grâce à la betterave du nord de la France, si le sucre peut devenir un bien de consommation de masse. La guerre de Séces-sion va bien montrer que l’univers colonial ne peut résister au monde industriel. Pourtant, l’abolition de l’esclavage – 1848 pour la France – n’est pas une véritable libération car sur-viennent immédiatement, non seulement la traite clandestine, mais aussi la traite interne (des In-donésiens remplacent les Noirs), le travail forcé, le délit de vagabondage, l’impôt à acquitter en numéraire, le salariat sous-payé…

Aurélia Michel considère que l’esclavage, qui va disparaître, est remplacé par la notion de race, la-quelle maintient l’ostracisme et l’exploitation. La théorie reformule ainsi, en termes scientifiques, « la production de non-parents ». Alors que Buffon ne connaît qu’une seule espèce humaine, un dis-cours sur l’inégalité ou sur la « complémentarité » des races apparaît. Aux États-Unis, même si le Ku Klux Klan est interdit en 1871, la ségrégation s’impose dans plusieurs États. La tension raciale est particulièrement aiguë dans les territoires où coexistent la plantation classique et des terres cultivées par des colons blancs (Afrique du Sud, Algérie, Brésil). Toutefois, la notion de race cha-vire. À preuve, Gustave Le Bon, tenant de l’inéga-lité des races, qui se ravise et contribue à fonder la sociologie ! Malheureusement, alors qu’une grande partie du monde scientifique récuse la race, le nationalisme puis le fascisme s’en emparent.

Indéniablement, par les temps qui courent, le re-cours à l’Histoire s’impose. L’éclairant ouvrage d’Aurélia Michel est indispensable et, s’il est bon de s’indigner des horreurs du passé, il ne faudrait pas oublier qu’en 2016 on estimait encore le nombre d’esclaves entre 25 et 46 millions.

Valerio Varesi

Or, encens et poussière

Trad. de l’italien par Florence Rigollet Agullo, 320 p., 21,50 €

Sophie Chabanel L’emprise du chat Seuil, 315 p., 19 €

Les deux livres n’ont rien de commun sauf la faculté de distraire et de satisfaire notre insatiable désir de retour du même, ici avec des héros déjà rencontrés dans de précédentes aventures. Bien-venue donc, une fois encore, au commissaire parmesan Soneri, mélancolique depuis quatre ro-mans (douze en italien), et à la dynamique com-missaire lilloise Romano, tyrannique et drôle de-puis deux (La griffe du chat et Le blues du chat).

Or, encens et poussière s’ouvre sur une étonnante scène : brouillard épais, nuit qui tombe, carambo-lage monstre sur une autoroute, gitans accusés de piller les voitures accidentées, incendies sur les bas-côtés, taureaux en rut qui surgissent et dispa-raissent dans la purée de pois, flics perdus sur les petites routes… C’est sous le signe de la confu-sion et de l’indistinct que se présente la nouvelle enquête du commissaire Soneri, appelé à la res-cousse sur les lieux parce qu’il est le seul policier à connaître la basse plaine du Pô et à savoir s’y déplacer quasiment les yeux fermés.

Au désordre routier s’ajoute un crime sans rap-port avec lui, celui d’une jeune femme roumaine, dont Soneri découvre ce même soir le cadavre

carbonisé près d’un talus de l’autostrade. Qui était-elle ? Pourquoi a-t-elle été assassinée ? Un autre cadavre est trouvé à l’arrière d’un bus en provenance de Bucarest le lendemain. Les deux morts sont-elles liées ? Soneri va élucider le mys-tère et pour cela enquêter dans les milieux de la bourgeoisie parmesane et ceux des camps tzi-ganes. Tout au long du livre, il reste cependant, littéralement et métaphoriquement, dans le brouillard.

Le thème de l’incertitude et du tâtonnement est astucieusement redoublé, dans l’existence même du commissaire, par une crise sentimentale ; en effet, Angela, son amante avocate, ne sait plus si elle ne lui préfère pas un autre homme. Un jour c’est oui, un jour c’est non. L’idée était bonne, la manière de la traiter moins : les atermoiements de l’une et les souffrances de l’autre deviennent si redondants et peu crédibles que le lecteur n’a qu’un seul désir : que Soneri se débarrasse au plus vite de cette emm… Hélas, ils se réconcilient à la fin. Angela n’est pas la seule à nous agacer dans le livre, d’autres personnages, pourtant a priori inté-ressants, déçoivent lorsqu’ils se transforment en porte-voix de considérations morales un peu simples. Mais bon, il y a Parme et ses environs, les petites trattorie sympathiques et une vision médi-tative, lente et hivernale des choses de ce monde.

La commissaire Romano, héroïne de Sophie Chabanel, est, elle, une heureuse nature. Il est vrai qu’elle opère dans un autre genre, celui de la comédie légère où toute « angst » est mise à dis-tance. Non que L’emprise du chat soit dépourvu de considérations sur les horreurs de l’existence contemporaine, loin de là, mais elles sont confiées à un amusant personnage d’idéaliste

Mélancolie ou loufoquerie