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LA MALADIE DU POUVOIR

probantes – que l’on a déjà lues chez un autre auteur, à propos d’un autre tyran. Cette répétition ne signifie certes pas que ces anecdotes auraient forcément été inventées. C’est ainsi qu’il n’est pas difficile de comprendre en quoi l’exercice de la tyrannie a une composante sexuelle, qu’il serait délicat de mettre en avant à propos de Hitler mais que nous retrouvons s’agissant de tel potentat de l’industrie cinématographique. Un tyran se permet tout, donc aussi les pires dépravations sexuelles.

Plus surprenante pour nous est la mise en avant de la laideur supposée du tyran. Nous pourrions comprendre le comportement tyrannique comme la compensation d’une laideur, d’une calvitie précoce, d’une trop petite taille : l’amateur de

« grands Aryens blonds » était plus petit que la moyenne et pas vraiment blond. Ce n’est pas de ce point de vue que les Anciens insistaient sur la laideur ou la difformité des tyrans, dont les jambes sont trop maigres, les pieds trop gros, le corps mal proportionné. C’est dans une perspec-tive physiognomonique associant la beauté ou la laideur de l’âme à celle du corps. Puisque le tyran est l’incarnation de tout ce qui est mauvais, il est conforme à l’ordre des choses que son apparence corporelle soit elle aussi mauvaise en tout. D’où la dimension caricaturale des portraits anciens de Caligula, Néron et autres Domitien. De ce der-nier, Suétone dit ainsi qu’il avait « les doigts de pied trop courts », qu’après la beauté de sa jeu-nesse il aurait été « enlaidi par la chute de ses cheveux, par l’obésité de son ventre, par la mai-greur de ses jambes ». Les pieds crochus seraient caractéristiques de l’indécence sexuelle…

Pour les Anciens, la question de la beauté et de la laideur est associée à celle de la bonne ou mau-vaise santé. La bonne santé témoigne de la capa-cité de l’empereur à prendre soin de son corps, et donc de sa capacité à gérer l’Empire, ainsi que du soutien des dieux à son action politique. Si, comme cela fut dit de Caracalla, la santé de l’empereur est mauvaise, sa légitimité même peut se trouver mise en cause. L’argumentation peut fonctionner dans les deux sens : déduire la mau-vaise santé d’une illégitimité supposée, ou aussi bien insister sur la résistance physique du « bon empereur ». On nous explique donc que Marc Aurèle, non content d’avoir résisté à une épidé-mie qui emporta son co-empereur, avait assez de force pour supporter le froid de longues nuits sous la tente quand il s’agissait de défendre les frontières septentrionales de l’Empire.

Il ne suffit pas de prendre conscience de ces pré-supposés, tant littéraires qu’idéologiques, pour lire correctement les portraits que les auteurs an-ciens ont faits des empereurs fous. Il faut aussi tenir compte de leurs engagements politiques souvent explicites. Tacite présente la dynastie julio-claudienne comme la succession d’un vieux maniaque, d’un jeune fou, d’un imbécile et d’un demeuré. Après quoi, il y aurait certes eu Vespa-sien et Titus, mais suivis de leur fils et frère, ce fou de Domitien. Cela fait beaucoup ! Mais Ta-cite écrit sous Trajan, le quasi-fondateur de la dynastie suivante, celle des Antonins. Celui qui fut qualifié d’optimus princeps par le Sénat et par le peuple fut sans doute un grand empereur, un redoutable chef de guerre, le restaurateur de l’idéal augustéen, l’auteur d’une politique so-ciale. Tout cela peut expliquer l’admiration que devait lui porter Machiavel, et déjà celle de Ta-cite. Comment mesurer la part d’allégeance du grand historien et celle de la satisfaction de vivre en un temps plus heureux que les précédents ? Le plus sage est de reconnaître que cela nous est im-possible – et, partant, d’évaluer de façon crédible ce qu’il en fut réellement de la santé, en particu-lier mentale, des empereurs décrits comme des tyrans fous.

De manière générale, il nous est aisé de constater qu’une des caractéristiques des « mauvais empe-reurs » est d’avoir pratiqué une politique insuffi-samment favorable à l’aristocratie sénatoriale. Il serait cependant aussi naïf d’en faire une explica-tion générale que de lire comme autant de diag-nostics psychiatriques des variations sur le thème du tyran. Notre difficulté à bien évaluer ces textes tient en particulier au fait que nous avons appris à distinguer ce qui relève du religieux, de la méde-cine, de la politique. S’y ajoute une transforma-tion radicale du pouvoir politique. Même dans les pires tyrannies modernes, personne ne dispose d’un pouvoir aussi peu borné que celui d’un em-pereur romain. En même temps, l’énormité de l’Empire romain et la diversité des peuples qu’il rassemblait avaient pour conséquence que nul n’avait autant de pouvoir sur l’ensemble du peuple que le chef d’un de nos États démocra-tiques. Le pouvoir d’un empereur romain n’est gigantesque que sur ses proches  ; sa réalité s’amenuise à mesure que l’on s’éloigne du Palais.

D’où l’importance politique que prend la santé de cet autocrate.

Pour rendre compte de cette complexité, le choix judicieux fait par les deux coordinatrices de ce livre a été de demander aux divers auteurs de

LA MALADIE DU POUVOIR

resserrer la focale afin de centrer leurs articles sur un point très précis qui pouvait être la santé du

« bon empereur » Marc Aurèle, la pathologie d’un Caligula ou les phobies d’un Domitien, et, à chaque fois, de comparer tout ce qui a pu en être dit par tels et tels auteurs anciens. Une fois lu le livre entier, le lecteur en retient certes quelques faits précis, mais surtout l’effet produit par la méthode adoptée : comprendre combien il est illusoire en la matière de tirer des conclusions

simples et univoques. Plus encore qu’à l’éloi-gnement, cela tient à l’importance de la question même, au cœur de toute réflexion sur ce qui ap-paraît comme un enjeu majeur de la pensée poli-tique. On peut affecter de ne pas s’en soucier mais on ne saurait juger politiquement négli-geable l’état de santé de qui exerce le pouvoir.

Grâce à ce livre d’historiens, nous y voyons plus clair, sur les empereurs romains certes, mais aussi sur une question fondamentale de toute politique.

« Vespasien alité » (1545) © Gallica/BnF

Howard Zinn

Le pouvoir des oubliés de l’histoire.

Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis

Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laure Mistral

Agone, 192 p., 17 €

L’influence d’Une histoire populaire auprès de générations successives (2 600 000 exemplaires vendus aux États-Unis) peut sans doute se mesu-rer aux critiques dont l’ouvrage a toujours fait l’objet, les plus récentes étant celles du président Trump qui, le 17 septembre 2020, dans un dis-cours à la Conférence de la Maison-Blanche sur l’Histoire américaine, s’est attaqué à Howard Zinn et à son livre qu’il a accusé d’être « un tract de propagande cherchant à faire honte aux jeunes Américains de leur propre histoire », bref, du pur « endoctrinement gauchiste » auquel il trouve urgent d’opposer « un projet d’éducation patriotique ».

Donald Trump ne peut que détester Une histoire populaire, qui a touché, bien au-delà des milieux de l’enseignement, de la culture, des mouvements politiques de gauche et du syndicalisme, un très vaste public, qui en a pris connaissance à travers l’une ou l’autre de ses multiples versions ou « déclinaisons » – manuel pour professeurs et étu-diants, roman graphique, version théâtrale et ci-nématographique (The People Speak), etc. Cette histoire sociale « par en bas », véritable phéno-mène culturel, n’a évidemment jamais paru sym-pathique aux gens « d’en haut », ni à ceux acquis

à des visions conservatrices du récit national. Elle embarrasse aussi les historiens professionnels qui, même lorsqu’ils ne lui sont pas idéologi-quement hostiles, ont montré, à quelques excep-tions près, des réticences à l’accepter comme tra-vail historique.

Qu’à cela ne tienne, Le pouvoir des oubliés de l’histoire fera comprendre, à qui n’est pas déjà familier de l’œuvre de Howard Zinn, ce que veut être Une histoire populaire, et de quelle manière la juger. C’est un livre d’histoire, mais centré sur les pratiques, les comportements et surtout les résistances populaires, donc très éloigné de l’his-toriographie de la « consensus history » qui a régné jusque dans les années 1960 aux États-Unis et s’est concentrée sur les institutions, les grands hommes et la vie politique. C’est aussi un ou-vrage militant. Dans une lettre de 1981 à une amie et ancienne collègue, France Fox Piven, Howard Zinn confiait : « Nous tentons toi et moi de persuader les gens de l’importance des luttes, même si nos victoires bien que significatives ne soient pas parvenues à sortir le pays de la situa-tion désastreuse dans laquelle il se trouve. Les gens doivent pouvoir imaginer que l’énergie qui a permis d’obtenir de modestes réformes pour-rait, si elle s’intensifiait, faire advenir des trans-formations de vaste ampleur… Mon livre com-porte une charge plus émotionnelle qu’analytique parce que je cherche à multiplier les exemples de luttes toujours présentes malgré la répression et les réformes qui détournent des véritables objec-tifs… Je veux faire germer l’idée qu’existe un vaste réservoir d’énergie susceptible de per-mettre d’aller plus loin dans la transformation sociale. »