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Paul de Vivie, l’apôtre du cyclotourisme

Formation d’un groupe de passionnés

M. Paul de Vivie, l’apôtre du cyclotourisme

Lui-même joue avec cette représentation. La manifestation la plus marquante est l’élaboration de ses sept commandements du cyclotourisme, imprégnés d’une morale hygiéniste et végétarienne :

84 R. HENRY, Histoire du cyclotourisme, p. 54.

85 Roux d’Haryert, « De Paris à Paris en juillet 1916. Brie, Sénonais, Avallonnais, Haut-Morvant, Puisaye, Gâtinais », Le Cycliste, n°6-7, juin-juillet 1919, p. 89. Ce passage a un ton humoristique.

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1) Haltes rares et courtes, afin de ne pas laisser tomber la pression

2) Repas légers et fréquents, manger avant d’avoir faim et boire avant d’avoir soif

3) Ne jamais aller jusqu’à la fatigue anormale qui se traduit par le manque d’appétit et de sommeil

4) Se couvrir avant d’avoir froid, se découvrir avant d’avoir chaud et ne pas craindre d’exposer l’épiderme au soleil, à l’air, à l’eau

5) Rayer de l’alimentation, au moins en cours de route : le vin, la viande et le tabac 6) Ne jamais forcer, rester en dedans de ses moyens, surtout pendant les premières heures, où l’on est tenté de se dépenser trop parce qu’on se sent plein de forces

7) Ne jamais pédaler par amour propre86

Si l’on ajoute le fort prosélytisme, Vélocio ressemble véritablement à un apôtre du cyclotourisme. Seulement, il ne prend pas ce rôle au sérieux. Il n’est pas le leader d’une nouvelle religion, surtout que ces sept principes sont assez peu respectés par les cyclotouristes. « Hélas ! je prêche dans le désert, et ma formule : ni vin, ni viande, ni tabac, est approuvée par tout le monde, à la condition qu’on ne s’y conforme pas soi-même »87 constate-t-il. Mais il ne s’en offusque pas :

Une auto déverse sur moi son joyeux contenu de Chemineaux et Cheminettes en rupture de pédale, filant en toute hâte vers le Midi… On me félicite, on m’embrasse, on m’offre des bonbons pour étouffer mes protestations contre cette façon de voyager, indigne des bons cyclistes qui m’entourent. On me fournit maintes explications, on s’excuse, on promet tant et si bien que je donne l’absolution, et l’auto démarre.88

Les cyclotouristes respectent « Le Maître » mais agissent à leur guise. Le rapport est surtout affectif envers cet irréductible cyclotouriste qui a vu naître la pratique et effectue toujours ses longues randonnées dans les années 1920 à soixante-dix ans passés. Dans les faits, Paul de Vivie a surtout contribué à imposer le changement de vitesse sur les bicyclettes de tourisme. Il est donc bien l’un des principaux précurseurs du cyclotourisme, animé par l'envie d’étendre ce loisir au public le plus étendu, jeune ou vieux, homme ou femme.

86 VÉLOCIO, Le Cycliste, 1912.

87 VÉLOCIO, « Excursions du Cycliste », Le Cycliste, n°7-8, juillet-août 1926, p. 60.

88 VÉLOCIO, « Excursions du Cycliste. A la Trappe d’Aiguebelle », Le Cycliste, n°11-12, novembre-décembre, p. 95.

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La figure particulière de Paul de Vivie est souvent érigée en modèle. Ce culte amusant contribue à en faire une célébrité. Il devient plus ou moins malgré lui l’incarnation du cyclotourisme stéphanois ou même parfois du cyclotourisme tout court. Le 11 juin 1922, Le

Forez Sportif, organe de la Chambre Syndicale des Cycles de Saint-Etienne, lance la

« Journée Vélocio » qui devient immédiatement un événement majeur du calendrier cyclotouriste. Son succès est grandissant avec 200 participants en 1928, plus de 500 en 1935 et plus de 1 000 en 193889. Il s’agit pour les concurrents de gravir le col des Grands-Bois, au sud de Saint-Etienne. C’est une ascension courante dans les voyages à bicyclette de Paul de Vivie. L’épreuve est chronométrée, chacun concourt dans une catégorie d’âge, de sexe ou de machine. La compétition est naturellement exclue. Le but est d’y revenir afin d’améliorer sa performance. L’objectif est le dépassement et le perfectionnement de soi-même. La « Journée Vélocio » survit longtemps après la mort de Paul de Vivie le 4 mars 1930, percuté par un tramway quelques jours avant.

Mais un dieu est immortel. Ses successeurs au Cycliste ne tardent pas à entretenir sa mémoire. Albert Raimond, marchand de cycle qui permet la résurrection de la revue en 1932, prend l’initiative d’installer une plaque commémorative sur sa maison natale à Pernes-les- Fontaines. D’autres plaques sont installées aux sommets du Mont Ventoux et du col des Grands-Bois, deux montées chères à Vélocio. Dès la reprise du Cycliste, Philippe Marre, nouveau rédacteur en chef, se place en continuateur de Paul de Vivie. Les anciens numéros occupent les dernières pages de la nouvelle revue. Le verbe de Vélocio ne disparaît pas.

Beaucoup se revendiquent de Paul de Vivie. « La Pédale Touristique est née à Saint- Etienne. Patrie de M. de Vivie […]. On ne renie pas de telles origines. Tout au contraire, on s’en glorifie »90. Ce phénomène a cours avant et après son décès. Durant la décennie 1930, de nombreux cyclotouristes défendent cet héritage. René Vigne effectue un aller-retour Paris- Méditerranée en désirant « rendre hommage à Vélocio et lui prouver que le cyclotourisme, le vrai, n’est pas encore mort ! »91

Ainsi, pour certains, Paul de Vivie a posé les bases du véritable cyclotourisme et ceux qui appliquent ses principes à la lettre sont les « vrais » touristes cyclistes. Le poids post-mortem

89 A. VANT, L’Industrie du Cycle dans la région stéphanoise, p. 84. 90 La Pédale Touristique, n°1, 21 décembre 1932, p. 1.

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de Vélocio peut être pesant. D’autres cyclotouristes se plaignent du dénigrement de leurs pratiques considérées comme déviantes, notamment concernant l’hygiénisme du « Maître » :

Il est presque certain que l’on m’appellera carnivore par ces temps de propagande végétarienne […]. Quant au vin, ne croyez donc pas toutes ces histoires d’amateurs d’eaux. Usez du vin, mais raisonnablement […]. Si je ne m’abuse « Vélocio », dont on ne cesse de répandre les conseils, ne dédaignait pas au cours d’une randonnée de vider une fine bouteille.92

Ce gentil culte informel prend donc un aspect plus sérieux après la mort de Paul de Vivie où cette figure phare devient un modèle légitimant. Les disciples de « l’apôtre » tendent, sans excès, à sanctuariser le cyclotourisme dans le dogme vélocien. Cela ne convient pas aux responsables de la Fédération Française des Sociétés de Cyclotourisme qui, dans son rôle rassembleur, tente de rappeler la simplicité et la fonction de loisir du cyclotourisme. Ainsi, à la une du numéro d’août 1935 de Cyclotourisme, Maurice Jérome remémore que le tourisme à bicyclette n’est pas grand-chose face à l’univers, la nation, l’économie sociale et la vie. Les leaders doivent éviter de se voir trop important et de sombrer dans le fanatisme.

A voir l’acharnement de certaines discussions, transformant en dogmes des principes naturels au demeurant simples et sains, la quasi-divinisation en laquelle est transformé un exercice solitaire et recommandable, tant au point de vue physique que moral, à la classification de personnages indiscutablement notoires en saints martyrs, apôtres, pontifes, grands prêtres et disciples, à suivre les discussions âpres et orageuses qui s’élèvent entre tribus à tendances diverses sur la manière de pratiquer ou la façon de s’équiper, on croirait, à deux ou trois mots près, se retrouver quelques siècles en arrière, en proie aux stupides et fanatiques guerres religieuses.

[…]

Parlons de nos balades, et de nos cycles, mais fi des discussions stériles émanant d’infimes individualités et qui ne laissent ni traces, ni résultats. Ne prenons pas un nom de mort ou de vivant comme enseigne ou comme bouclier ; respectons les premiers et profitons de leur expérience ; aidons les seconds dans leurs bonnes entreprises ; mais de l’un ou de l’autre ne faisons une réclame ou une arme. […] Le cyclotourisme n’est pas une religion !93

Maurice Jérome cible en particulier le Groupe des Montagnards Parisiens (G.M.P.), en rupture avec la fédération, qui se présente que le successeur de l’Ecole Stéphanoise de

92 H. LACOSTE, « L’expérience d’un voyage de 4565 kms, en Cyclo-camping », La Pédale Touristique, n°147, 9 octobre 1935, p. 8.

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Vélocio. Dans la seconde partie de cet article, la fonction des élites cyclotouristes est rappelée : il s’agit de l’éducation touristique dont les récits de voyage sont un instrument majeur.

2) Les récits de voyage : manuels de l’évasion

La mise en récit du voyage est une tradition ancienne. D’abord établie dans un but d’accroissement des connaissances, elle devient un sous-genre littéraire au XIXème siècle puis une pratique rituelle des voyageurs bourgeois94. La plupart de ces récits ont pour objectif déclaré d’inciter les lecteurs à entreprendre eux-aussi ce voyage95. L’industrie touristique s’en empare à partir de la fin du siècle dans une perspective d’autopromotion et de « propagande touristique »96.

La tradition du récit de voyage est présente dès les premières années du tourisme à bicyclette. Le récit de Maurice Martin dans Vélo-Sport en 1889 est généralement cité comme le premier récit cyclotouriste97. La Revue du Touring-club de France et Le Cycliste, les deux principaux organes traitant de cyclotourisme avant 1914, accordent une place importante aux récits d’excursion. Les lecteurs s’y attachent98. Cette tradition perdure dans l’Entre-deux- guerres où même les bulletins les plus modestes trouvent de la place pour des récits de voyage dès les premières parutions. En général, leur place est en fin de revue bien que certains récits soient placés en une, ce qui reste rare. Avec l’extension en taille des périodiques cyclotouristes, ces récits clôturent la partie non officielle. Chez les clubs et associations, les dernières pages sont consacrées aux organisations et aux bilans.

Le lien entre les récits de voyage et le cyclotourisme peut se mesurer. Le graphique suivant montre que leur nombre suit les étapes d’évolution du tourisme à bicyclette dans l’Entre-deux-guerres.

94 S. VENAYRE, Rêves d’aventure, p. 20-24.

95 Ce n’est pas toujours le cas. Valérie Boulain montre que certaines voyageuses du XIXème siècle déconseillent à leurs lectrices de les imiter. Voir Femmes en aventure. De la voyageuse à la sportive (1850-1936), 2012.

96 S. VENAYRE, Panorama du voyage, p. 476. Voir également, sur la politique de récits de voyage du Touring- club de France, C. BERTHO-LAVENIR, La Roue et le Stylo, Op. Cit.

97 N. BESSE, Voici des Ailes, p. 54. 98

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Nombre de récits de voyage recensés par année dans les revues de