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Patrimoine Culturel Immatériel et musées : les enjeux

I. 2 La « patrimonialisation » de l'immatériel

2.3. Patrimoine Culturel Immatériel et musées : les enjeux

« Lorsqu'un vieillard meurt en Afrique, c'est une bibliothèque qui brûle ». Cette phrase d'Hampaté Ba57 est significative de la volonté de sauvegarde dont fait preuve la Convention de 2003 adoptée par l'UNESCO. En même temps, elle témoigne bien du basculement du patrimoine, où les savoirs se sont plus seulement incarnés par des objets - ici les livres de la bibliothèque – mais bien par des personnes. L'objet, élément de la collection, demeure sous le toit des musées, alors que les traditions, existent à l'extérieur du musée, au sein de la communauté, perpétuée par les individus. De fait, au vu de cet antagonisme que nous essayons de dépasser, il serait judicieux de s'intéresser aux enjeux soulevés par le patrimoine culturel immatériel dans les musées, acteurs engagés dans la préservation et dans la promotion du patrimoine.

54 DUVELLE, Cécile. « Le patrimoine culturel immatériel a-t-il sa place au musée ? ». Musées, vol. 29, 2010. p. 28 55 GONSETH, Marc-Olivier ; HERTZ, Ellen. « Le patrimoine culturel immatériel comme facteur de transformation ».

Musem.ch, n°5, 2010. p. 14

56 Ibid.

41 * Dynamisme vs. Muséification : sauvegarde et conservation

Au delà du paradoxe matériel/immatériel, le débat se porte sur nature du patrimoine immatériel, patrimoine vivant, qui ne doit pas être compris dans un état fixe et immuable. En effet, selon l'article 2 de la Convention, le système qui est décrit nous pousse à considérer la matière comme le résultat d'un processus liant plusieurs éléments interactifs (les savoirs, la créativité, les éléments nécessaires à son maintien). La sauvegarde doit s'appliquer à assurer le dynamisme du patrimoine culturel immatériel, et donc à préserver le « vivant » en lui permettant de se reproduire. Déjà, un problème émerge, car les mesures traditionnelles de conservation et de sauvegarde ont plutôt tendance à fixer dans le temps des éléments évolutifs. Les manifestations culturelles se renouvellent constamment par un processus de recréation assurée par la communauté. Sauvegarde et conservation doivent donc être repensées par le musée, pour assurer ce dynamisme, antagoniste au principe même de muséification.

Si l'on se recentre sur la sauvegarde, une question d'ordre éthique se pose alors : faut-il revitaliser les faits culturels ou naturels appelés à disparaître ? Plus important encore : comment les sauvegarder ? Comment le musée peut-il agir à cette sauvegarde ? Si la réponse est aisée pour le domaine naturel et les collections vivantes, abritées dans les zoos, les aquariums ou les parcs naturels, elle l'est moins pour le domaine culturel. Ce dernier reste assez complexe. L'exemple de l'écomusée a cependant été reconnu comme « moyen utile de

revitalisation des cultures » par l'ICOM-ASPAC58, le musée devenant un pôle actif de la communauté, dans la perspective de redynamiser l'essence immatérielle créatrice des faits culturels. En se réappropriant son passé, la communauté pouvait repenser son présent et préparer son futur. Même si cette forme muséale a perdu en dynamisme ces dernières années en France, les avancées réalisées dans le domaine du patrimoine immatériel lui permettront peut être de retrouver un second souffle, ou du moins, d'offrir des perspectives d'avenir.59 La problématique de la sauvegarde reste complexe, car elle place le musée dans une posture « régulation de la continuité », avec des moyens qui apparaissent peu adéquats et demandent à être revus.

58 L'ICOM-ASPAC est l'agence régionale de l'ICOM Asie-Pacifique.

59 JADE, Mariannick. « Le patrimoine immatériel : quels enjeux pour les musées ? ». Lettre du Comité national

français de l'ICOM, n°29, mai 2005. p. 15 [en ligne]

Disponible sur : http://www.icom-musees.fr/uploads/media/Lettres_ICOM_France/Lettre29.pdf [Dernière consultation le 16 juin 2014]

42 Mais le musée ne peut se passer de son rôle de conservation. Si dans ce cadre là, les discussions relevant de l'éthique sont moindre, puisque le fait patrimonial implique l’acceptation de la disparition de certaines manifestations du passé. La conservation suppose néanmoins le maintien des objets et des gestes du passé, pour s'inscrire dans un continuum temporel et envisager l'avenir. Le geste qui a réalisé l’objet compte autant que l’objet lui- même puisqu’il nous renseigne sur ce qui a été. Comment conserver cet ensemble cohérent ? Faut-il créer des corpus objectifs pouvant témoigner l'authenticité du passé ? La collecte et la conservation se doivent de conserver et de transmettre le dynamisme de ces éléments vivants, immatériels.

* Le rapport avec les communautés

Les interlocuteurs changent, les communautés deviennent des acteurs majeurs dans la prise en charge du patrimoine immatériel, et sont également intégrées au processus de promotion de leur culture. Cela suppose que les musées doivent établir un dialogue, voire même un partenariat, avec les communautés concernées. Déjà parce que le personnel des musées n'a qu'une formation lacunaire au regard de ces questions, et que l'intervention du patrimoine culturel immatériel dans le domaine d'application des musées demande de réviser ces compétences, qui ne se limitent pas à l'ethnologie. Mais aussi, parce que ces communautés, porteuses de cultures, sont les garantes de l'authenticité du patrimoine. Ce travail d'échanges est nécessaire, car le musée doit être en mesure de présenter la valeur subjective intrinsèque du patrimoine immatériel, telles que la définissent et la reconnaissent les communautés concernées.

Cela pose également question pour la présentation du patrimoine immatériel dans les musées : comment peut-on représenter les manifestations du patrimoine culturel immatériel, sans l'objectiver ? « Comme il habite dans l'esprit et le corps des gens et des communautés

qui le portent en eux, le patrimoine immatériel peut difficilement s'incarner uniquement dans les objets, puisqu'il se distingue fondamentalement par son « caractère immatériel » et que les objets se rattachant à la mise en scène de ce patrimoine jouent un rôle essentiel, mais tout de même de soutien ». Cela n'est pas sans rappeler le statut attribué aux Trésors Humains

Vivants60, individus possédant les connaissances et les savoir-faire pour interpréter ou recréer des éléments spécifiques du patrimoine culturel immatériel, qui peuvent être muséalisés. De

60 Ce statut est apparu au Japon dans les années 1950 (« trésor national vivant du Japon ») avant d'être repris dans d'autres pays.

43 nouvelles actions doivent donc être menées par les musées, de manière conjointe avec les détenteurs de ce patrimoine, cherchant à mettre en avant ce lien au vivant.

* Muséographie de l'immatériel : premiers pas, premières problématiques

Pour Richard Kurin, le défi représenté par le patrimoine immatériel est stimulant, car son rôle est de donner l'idée du vaste patrimoine culturel d'une communauté et ses choix se doivent donc d'être pertinents61. L'exposition reste un instrument de promotion et de transmission du patrimoine immatériel, et la muséographie, c'est à dire ce que l'on donne à voir – constitue une piste à exploiter. Face au caractère immatériel du patrimoine, la muséologie d'objet matérialise une impasse. Déjà parce que l'exposition suppose une approche fragmentaire, et les musées ne peuvent présenter que « le simple condensé d'une réalité

diverse et complexe en mutation permanente ». La globalité du fait patrimonial total tend à

disparaître. De plus, même si l'objet n'est pas antinomique de l'immatériel, et en est consubstantiel, il ne se suffit pas à lui-même pour rendre compte des phénomènes globaux relevant du patrimoine immatériel.

La contextualisation, associée à des moyens traditionnels de restitutions comme les textes, les cartels, les images et les photos, n'assure que la transmission d'une partie de la réalité. Les sons, les odeurs, les goûts et le toucher, qui pourraient rendre l'immatériel perceptible, ne sont pourtant que peu présents dans les musées. Leur prise en considération nécessite la mise en place d'artifices ; composition ou reproduction d’un entourage sonore, projections, parfois manipulation d’objets s’ils ne sont pas jugés fragiles ou précieux, parfois encore expériences ou jeux techniques ; mais peu de ces dispositifs sont réalisés faute d’espaces libres réservés à cet effet.

L'intégration de l'immatériel dans le musée est un parcours semé d'obstacles à résoudre : inclure la dynamique du changement, la participation des communautés ou encore rendre le public actif. C'est la muséographie, son discours, et ses innovations, qui vont nous permettre de dépasser ces questionnements.

L'apparition du patrimoine culturel immatériel est significative à bien des égards. Permettant de revisiter le concept de patrimoine, il offre une visibilité et une légitimité à des aspects de la culture qui n'étaient, jusque là, que peu mis en avant. Il témoigne d'une volonté

61 KURIN, Richard ; « Musées et patrimoine immatériel : culture morte ou vivante ?». Les Nouvelles de l'ICOM, n°4, 2004

44 politique de rééquilibrer la balance entre les pays à forte tradition culturelle matérielle, et les pays à forte tradition orale. Le plus grand mérite de la Convention de sauvegarde du

patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO est surtout d'avoir pu définir cette immatérialité,

notion difficile d'accès, sans pour autant la couper entièrement de son substrat matériel. Bien que cette patrimonialisation de l'immatériel ne soit pas simplement une extension du concept de patrimoine, mais bien une révision de ses composantes intrinsèques, elle n'empêche que pour définir « ce que l'on ne voit pas », la définition est forcément fragmentaire. De fait, parler d'immatériel englobe le patrimoine culturel immatériel, sans s'y limiter stricto sensu. De plus, offrant un angle d'approche particulier, elle fixe un cadre de réflexion dont il est parfois compliqué de se soustraire, car il constitue une réelle référence.

Au delà de la définition, les applications du patrimoine culturel immatériel soulèvent de réelles problématiques, à la fois éthiques, techniques et muséographiques, dans le domaine des musées, qui sont considérés comme les principaux acteurs de la patrimonialisation, créant un lien avec ce patrimoine et la société. Dans le cas qui nous intéresse, il permet de revoir les capacités des techniques muséographiques, et par extension, la manière dont le musée conçoit ses expositions, principalement pour les expositions des cultures extra-occidentales, les plus concernées par le sujet.